Avant de considérer quelques-unes des formules personnelles du Cheikh al-Alawî sur la doctrine de l'Unicité de l’Être, voyons ce qu'il cite du "cheikh de nos cheikhs", Mawlây Al-'Arabi ad-Darqâwî :
" Comme j'étais en état de souvenir, les yeux baissés, j'entendis une voix disant : Il est le premier et le dernier, l'extérieur et l'intérieur. Je restai silencieux et la voix répéta cela une deuxième fois, puis une troisième fois; je dis alors "pour le premier je comprends, pour le dernier je comprends et pour l'intérieur je comprends, mais quant à l'extérieur, je ne vois rien que des choses créées." Et la voix reprit : " S'il y avait quelque extérieur autre que Lui-même, je te l'aurais dit". A cet instant, je réalisai toute la hiérarchie de l'Être absolu".
Le Cheikh al-Alawî commente ainsi : " Il explique ici ce qui appartient à Dieu. Vois donc, ô serviteur, ce qui t'appartient, car, si tu te qualifiais de quelqu'une de ces qualités, tu serais en conflit avec ton Seigneur.
" A Dieu appartient la prérogative de l'Être, et l'Être est le véritable soi de Celui qui est. C'est l'Être absolu qu'on ne peut limiter, ni mesurer, ni mettre de côté. Il ne peut exister un autre être à côté de cet Être, en vertu de Son infinité, de Sa force, de Sa manifestation et de l'immensité de Sa lumière.
Tu devrais savoir que cet Être ne tolère pas de négation dans l’œil intérieur des gnostiques, pas plus que les objets sensibles ne tolèrent de négation dans la vision de ceux qui sont voilés (par l'ignorance). Et même, l'évidence de la vérité spirituelle pour l'intellect est plus forte et plus directe que l'évidence de l'objet sensible pour les sens. Ainsi, la manifestation de l'Être absolu s'impose à la perception du soufi de telle sorte qu'il est complètement submergé dans sa réalisation de l'infini. S'il parcourt le vaste sans-commencement, il ne découvre aucun point de départ et s'il se tourne alors vers le sans-fin, il ne trouve ni limite ni but. Il plonge dans les profondeurs du mystère le plus secret et ne découvre pas d'issue, puis il s'élève à travers la hiérarchie de la manifestation extérieure et ne trouve pas d'évasion, de sorte que, dans sa perplexité il implore un refuge. Alors, les vérités des noms et des qualités s'adressent à lui, disant : " Cherches-tu à limiter l'Essence ? Voudrais-tu lui attribuer des dimensions ? Tu es dans une station qui comporte la connaissance des secrets des noms et des qualités. Qu'as-tu à faire avec les choses créées ?" Là-dessus, il s'abandonne à l'Être et réalise qu'il n'y a, en dehors de Lui, ni néant ni être."
En ce qui concerne l'incomparabilité Divine, il fait le commentaire suivant :
" Une autre qualité nécessaire est la dissemblance de Dieu à l'égard de ce qui est contingent, mais cette qualification n'est pas un support pour les gnostiques puisqu'il n'entre point de comparaison dans leur pensée... Pour eux, celui qui voit est inclus dans ce qui est vu. Il n'y a rien qui ait l'être en dehors de Dieu pour pouvoir Lui être comparé. Pourtant cette qualification d'incomparabilité est utile à ceux qui sont voilés - bien plus, elle est l'arche même de leur salut.
" La vérité transcende toutes les qualités des choses contingentes et, si, de Sa qualité de transcendance, l'enveloppe extérieure est retirée pour les gnostiques, ils sont frappés d'étonnement car ils découvrent que la vérité transcende la transcendance. Ils désirent alors d'écrire ces mystères merveilleux, mais la profusion des lettres sur leur langue leur fait obstacle; il se peut donc que surgisse une formule ressemblant à une comparaison et risquant d'offenser l’oreille de ceux qui sont voilés, bien que cette expression soit, en réalité, une affirmation extrême de la transcendance.
" Nul n'est à l'abri du piège qui consiste à qualifier la vérité et à faire des comparaisons à son sujet, sauf celui qui devient le compagnon des gnostiques et foule le sentier de ceux qui réalisent l'unité...
" Comment serait-il à l'abri de limiter la vérité, celui qui la conçoit comme éloignée ? Et comment franchirait-il les frontières de l'ignorance si l'univers créé existe encore à ses yeux ?...
" Il ne sert à rien d'affirmer Sa transcendance par la langue en affirmant dans le cœur Sa ressemblance avec d'autres choses. Si tu es voilé, en paraissant affirmer Sa transcendance tu affirmes en fait Sa ressemblance avec autre que Lui par ton incapacité de concevoir la vérité de Sa transcendance, tandis que si tu Le connais, en paraissant Le comparer à d'autres, tu affirmes en fait Sa transcendance par l'effacement total de ton être en Son Être. En un mot, l'affirmation de Sa ressemblance par les Gens transcende l'affirmation de Sa transcendance par la généralité.
" Une autre vérité que l'on doit croire au sujet de Dieu est Son unité en Essence, Qualités et Activités car il n'est pas composé de parties ni multiple.
" L'unité de la vérité ne permet pas que rien lui soit ajouté, car, en vérité, celle-ci n'admet pas de diminution : " Dieu était, et rien n'était avec Lui". " Il est maintenant tel qu'Il était"; les Qualités n'existent pas par elles-mêmes de sorte qu'elles soient indépendantes dans leur être ou qu'elles soient distinctes de ce qu'elles décrivent, et qui est l'Essence.
" Quant à l'unité dans les Activités, cela signifie qu'il ne peut y avoir d'acte, si ce n'est l'Acte de Dieu.
" Les Gens peuvent être divisés en trois groupes. Le premier est le groupe de ceux qui voient qu'il n'y a pas d'agent si ce n'est Dieu, réalisant ainsi l'unité dans les Activités par voie de perception intellectuelle directe et non simplement par voie de croyance, car ils voient l'unique agent à travers la multiplicité des actes. Le deuxième est le groupe de ceux qui réalisent l'unité dans les Qualités, c'est-à-dire que nul n'a ouïe, vue, vie, parole, puissance, volonté, connaissance si ce n'est Dieu. Le troisième est le groupe de ceux qui réalisent l'unité de l'Essence et qui sont voilés à l’égard de tout autre chose parce que l'infinité de l'essence leur a été dévoilée; de sorte qu'il ne reste plus de place pour l'apparence d'aucune chose créée. Ils disent : " En vérité, il n'y a rien si ce n'est Dieu ", car ils ont tout perdu sauf Lui. Ceux-ci sont les Gens de l'essence et les gnostiques unifiants, et tous les autres sont voilés et inattentifs : ils n'ont pas goûté la saveur de l'identité ni senti le parfum de la solitude, mais ils ont seulement entendu parler de cette doctrine et ils croient y adhérer parce qu'elle est venue à leurs oreilles. En fait, ils sont loin de la vérité et séparés d'elle.
" Quant à ses Qualités de puissance, volonté, connaissance, vie, ouïe, parole, vue, elles sont comme un voile sur l'Essence car la force surabondante de Sa manifestation extérieure dresse des écrans. Ainsi, la puissance est le voile du Puissant, la volonté, le voile de Celui qui veut, la connaissance, le voile du Connaissant, la vie, le voile du Vivant, l'ouïe, le voile de Celui qui entend, la vue, le voile de Celui qui voit et la parole, le voile de Celui qui parle.
" De même, les Qualités sont voilées à la vue : ainsi la puissance est voilée par les manifestations extérieures de puissance, la volonté par les diverses impulsions, la parole par la différenciation des lettres et des voix, la vie par son inséparabilité de l'essence, l'ouïe et la vue par la puissance de leurs manifestations dans les créatures et la connaissance par son extrême capacité d'embrasser toutes les choses connues.
" Ces Qualités sont de trois sortes et chaque groupe a son monde qui lui est propre. L'ouïe, la vue, la parole sont les qualités du Monde des sens humains, la puissance, la volonté, la connaissance sont celles du Monde de la souveraineté ('âlam al-Malakût), tandis que la vie est celle du Monde de la domination et aucune d'elles n'est séparées de l'Essence, en vertu de sa capacité de tout embrasser et de sa transcendance à toute localisation.
" Mais lorsque les Gens de Dieu parlent des Qualités comme dépendantes des choses crées, ils veulent dire qu'elles dépendent d'elles-mêmes sous leur rapport de manifestation extérieure, puisque l'existence est tissée des qualités tout comme une natte est tissée de joncs. Ainsi, les Qualités, loin d'être formées de créatures, sont elles-mêmes le véritable tissus de toutes les choses existantes. A vrai dire, si tu examines tout ce qui est, tu ne trouveras rien qui soit ajouté à l'unité du Divin - unité en Essence, Qualités et Activités.
" L'acte ne fait qu'un avec l'agent avant et après sa venue à l'existence : ce n'est pas de lui-même qu'il apparaît mais seulement si Celui-ci le manifeste et Se manifeste en lui, car les choses ne sont rien en elles-mêmes.
" En énumérant ainsi les prérogatives nécessaires de Dieu, il ne prétend pas les limiter car les qualités de la vérité sont sans limites et ne peuvent être circonscrites; il cherche seulement à rendre son exposé plus accessible à l'entendement humain."
Dans son enseignement oral, le cheikh avait l'habitude de paraphraser comme suit les formules du cheikh Al-Bûzîdî sur ces vérités : " L'infini ou le monde de l'absolu que nous concevons comme étant en dehors de nous est, au contraire, universel et existe au-dedans de nous aussi bien qu'au dehors.
Il n'y a qu'un monde, c'est Lui. Ce que nous regardons comme le monde sensible, le monde fini du temps et de l'espace, n'est rien qu'un conglomérat de voiles qui cachent le monde réel. Ces voiles sont nos propres sens : nos yeux sont les voiles de la véritable vue, nos oreilles les voiles de la véritable ouïe et il en est de même sens.
Pour que nous prenions conscience de l'existence du monde réel, il faut écarter les voiles des sens... Que reste-il alors de l'homme ? Il reste une faible lueur qui lui apparaît comme la lucidité de sa conscience... Il y a parfaite continuité entre cette lueur et la grande lumière du monde infini et, lorsque cette continuité a été saisie, notre conscience peut (au moyen de la prière) prendre son essor, se déployer pour ainsi dire dans l'infini et ne plus faire qu'un avec Lui, de sorte que l'homme parvient à réaliser que l'infini seul est, et que lui, la conscience humaine, existe seulement comme un voile. Une fois que cet état a été réalisé, toutes les lumières de la vie infinie peuvent pénétrer l'âme du soufi et le faire participer à la vie Divine, au point qu'il ait quelque droit de s'écrier : " Je suis Allâh." L'invocation du nom Allâh est comme un intermédiaire qui va et vient entre les lueurs de la conscience et les splendeurs éblouissantes de l'infini, affirmant la continuité entre elles, les entrelaçant dans une relation de plus en plus intime jusqu'à ce qu'elles soient "fondues dans l'identité".
Le cheikh fait quelques commentaires détaillés sur les opposés des Qualités Divines qui sont énumérés par Ibn 'Ashir comme étant impossibles en ce qui concerne Dieu. Nous ferons des citations de ce qu'il dit au sujet du néant, de l'extinction, de la mort, de la surdité, du mutisme et de la cécité :
" Il parle ici de ce qui est impossible en ce qui concerne Dieu et inévitable pour le serviteur et, par "serviteur", les Gens entendent le monde, de son zénith sous le trône, à son nadir aux confins inférieurs de la création; c'est à dire, tout ce qui est entré dans l'existence au mot : "Sois", tout ce qui est "autre". Prends donc conscience, mon frère, de tes propres attributs et regarde avec l’œil du cœur le commencement de ton existence lorsqu'elle a surgi du néant, car lorsque tu auras vraiment pris conscience de tes attributs, Il t'enrichira des Siens.
" L'un de tes attributs est le pur néant qui t'appartient ainsi qu'au monde dans sa totalité. Si tu reconnais ton néant, Il t'enrichira de Son Être...
" L'extinction aussi est un de tes attributs. Tu es déjà éteint, mon frère, avant de subir l'extinction et tu n'es rien, avant même d'être annihilé. Tu es une illusion dans une illusion et un néant dans un néant. Quand as-tu eu l'existence pour que tu puisses être éteint ? Tu es comme un mirage dans le désert que l'homme altéré prend pour de l'eau jusqu'à ce qu'il y arrive et découvre qu'il n'est rien; mais à sa place il trouve Dieu (Coran XXIV, 39). De même, si tu venais à t'examiner toi-même, tu trouverais que ce "toi" n'est rien et tu y trouverais Dieu; c'est-à-dire que tu trouverais Dieu, au lieu de te trouver toi-même, et il ne resterait rien de toi qu'un nom sans forme. L'Être en lui-même appartient à Dieu, non à toi : si tu parvenais à réaliser la vérité du sujet et à comprendre ce qui est Dieu, en te dépouillant de tout ce qui n'est pas à toi, tu découvrirais que tu es comme le bulbe d'un oignon. Si tu le pèles, tu enlèves peau, puis la deuxième, la troisième et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de l'oignon.
Ainsi est le serviteur à l'égard de l'Être de la vérité.
" On dit que Râbi'ah al-Adawiyyah rencontra un gnostique et l'interrogea sur son état; il répondit : " J'ai marché dans la voie de l'obéissance et n'ai point péché depuis que Dieu m'a créé", sur quoi elle s'écria : " Hélas, mon fils, ton existence est un péché auquel nul autre ne peut être comparé."
" Marche donc, mon frère, dans la voie de ceux qui réalisent l'unité et affirment que l'Être n'appartient pas à d'autres qu'à Dieu, car, si quelqu'un parmi les Gens s'attribue l'Être à soi-même, il est coupable d'idolâtrie. Pourtant, la généralité ne peut éviter d'affirmer l'existence d'autres que Dieu, bien que, ce faisant, elle affirme tous les maux.
" La vie n'est pas un de tes attributs, car tu es mort sous l'apparence de la vie, comme un possédé qui prétend être quelqu'un qu'il n'est pas. Mais si tu étais amené devant ton Seigneur, ton corps gisant comme celui d'Adam, ton père, Il t'insufflerait de Son esprit et te créerait à Son image; alors, ayant réalisé ton état de mort, tu pourrais dire sans erreur :
" Je suis vivant", tandis qu'auparavant, en t'attribuant la vie et en t'accordant une existence indépendante tu étais en conflit avec ton Seigneur.
" Un autre attribut du serviteur est la surdité. Tu es sourd, en ce moment, ô serviteur, et l'ouïe n'est pas dans ta nature.
Dieu est Celui qui entend et c'est parce que tu attribues à toi-même cette faculté que tu es sourd. Bien que tu aies des oreilles, tu n'entends pas. Si tu pouvais entendre, tu entendrais la parole de Dieu à chaque instant et en toute circonstance, car Il n'a jamais cessé de parler. Or qu'entends-tu de cette parole et que comprends-tu de ce discours ? Tu es sourd et encore au creux du néant. Mais si tu venais à l'Être, tu entendrais alors la parole de l’Universellement Adoré et si tu pouvais l' entendre, tu y répondrais. Pourtant, comment pourrais-tu répondre puisque le mutisme est une de tes qualités ? Comment viendrais-tu prétendre à la parole qui est un des attributs de ton Seigneur ? Si tu étais vraiment capable de parler, tu pourrais servir de maître, mais aux pieds d'un muet, nul ne vient s'asseoir. Si tu prenais conscience de ton mutisme, Il t'enrichirait de Sa parole, tu arriverais à parler avec la parole de Dieu et tu t'entretiendrais avec Lui, de telle sorte que ton ouïe serait l'ouïe de Dieu et que ce que tu entendrais viendrait entièrement de Dieu.
" La cécité, ô serviteur, est un autre attribut de tes attributs. Si tu étais capable de voir, tu apercevrais Son nom, l' "Extérieur", mais maintenant tu ne vois que des apparences. Où est ta vision de la manifestation de la vérité, quand les choses autres que Lui sont plus évidentes à ta vue ? Loin de Lui qu'il puisse y avoir quelque voile sur Sa manifestation ! C'est seulement que la cécité, ton attribut, t'a vaincu et tu es devenu aveugle bien que tu aies des yeux; uniquement pour t'être attribué la vue. Mais si tu prends conscience de ta cécité et si tu cherches à t'approcher de Lui par des actions telles que Son bon plaisir les agrée de toi, alors, Il sera ton ouïe et ta vue et quand Il sera ton ouïe et ta vue, tu n'entendras que Lui et ne verras que Lui, car tu le verras avec Sa vue et tu l'entendras avec Son ouïe.
" Considère bien ton attribut de cécité et médite sur la sagesse qui consiste à l'attribuer à toi-même; alors apparaîtront sur toi les rayons de la vision. Puis, tu entendras ce que tu n'entendais pas et tu verras ce que tu ne voyais pas, mais cela n'est possible que par la connaissance de toi-même et la méditation sur le néant qui est tien de plein droit.
" C'est Dieu qui a manifesté les choses par Sa propre manifestation en elles, comme l'a dit précisément une gnostique :
C'est Toi que Tu manifestas dans les choses, quand Tu les créas.
Et voici qu'en elles, les voiles sont levés de Ta face.
L'homme, par celle que Tu retranchas de Ton propre soi,
N'est pas uni à Toi ni séparé de Toi."
Ibn 'Ashir formule comme suit "les preuves" de l'éternité de Dieu : " Si l’Éternité n'était pas nécessairement Son attribut, Il devrait obligatoirement être éphémère, soumis aux changements et aux vicissitudes. Si l'extinction était possible, l’Éternité serait bannie."
Et le cheikh commente : " A chaque démonstration, il dit : " Si telle ou telle chose n'était pas le cas, alors ce serait telle et telle autre", selon la manière des logiciens et cela convient aux jeunes qui commencent à apprendre la doctrine de l'islam, mais les gnostiques, qui sont fermement établis dans la station de la vision face à face, ne perdent pas leur temps à de tels enseignements; ils auraient honte devant Dieu de s'exprimer en ces termes, même sans imaginer l'existence de phases et vicissitudes dans la Divinité - en fait, cela est impossible pour le cerveau des gnostiques et ne trouverait place où se faire admettre en leur intelligence. La certitude à laquelle ils sont parvenus est telle qu'ils n'utilisent ni preuve logique ni démonstration, même méthode d'enseignement, d'autant qu'ils sont revêtus du manteau de la proximité dans la présence de la contemplation directe.
" Ils conçoivent la preuve en un autre sens cependant; par exemple, de la façon suivante, si l'extinction qui est pur néant était possible, l'Être pur, attribut intime de l'éternité serait banni. Ainsi, l'éternité serait-elle retranchée de Ce qui est éternel, puisque nous avions parlé de néant en Sa présence; tandis que, non seulement l'être relatif mais aussi le néant s'évanouissent en cette noble présence. Dieu était, et il n'y avait ni néant ni être à côté de Son Être.
" Quant au pur néant, si tu pouvais l'examiner après l'avoir conçu, tu y découvrirais une vérité de Ses vérités, puisque aucune vérité n'est dépourvue de la vérité de l'Essence. Précisément, l'Essence est nommée la Vérité des vérités. Ainsi, toute impossibilité a une vérité Divine sous-jacente que les hommes ne conçoivent généralement pas et cette vérité doit être entendue selon Sa parole : De quelque côté que vous vous tourniez, là est la face de Dieu. Les choses se trouvent cachées dans leurs opposés et, sans l'existence des opposés, Celui qui oppose ne serait pas manifesté.
" Nul ne comprend ce que je viens de dire sauf celui qui a réalisé la vérité de l'unité de l'Essence et tout ce qu'implique cette vérité. Celui qui est voilé risque de prendre l'unité comme signifiant que Dieu est Un, en ce que Son essence n'est pas composée ou en ce qu'il n'y a pas d'essence comparable à elle. Il ne perçoit pas que l'unité refuse d'admettre que la moindre chose lui soit coexistante.
" Ne compte pas ce monde comme une chose et ne crois pas qu'il ait quelque altérité à l'égard de la Divine Présence ou qu'il Lui soit étranger, car il n'est rien qu'une de Ses lumières. Dieu est la lumière des cieux et de la terre (Coran XXI, 35).
En commentaire de ce dernier verset, il fait suivre un autre passage du Coran : Ainsi Nous montrâmes à Abraham le royaume des cieux et de la terre, afin qu'il fût de ceux qui possèdent la certitude. Quand la nuit se fut étendue sur lui, il vit un astre et dit : " Voici mon Seigneur." Puis quand il disparut, il dit : " Je ne saurais aimer ceux qui disparaissent."
Quand il vit la lune se lever, il s'écria : " Voici mon Seigneur" et quand elle disparut, il dit : " Si mon Seigneur ne me pas, je serai forcement parmi le peuple des égarés." Et quand il vit le soleil se lever, il s'écria : " Voici mon Seigneur, c'est le plus grand !" Mais quand il disparut, il dit : " Ô mon peuple, en vérité je suis innocent de tout ce que vous associez à Dieu. En vérité, j'ai tourné mon visage vers Celui qui créa les cieux et la terre" (Coran VI, 75-79).
" Abraham ne disait pas : Voici mon Seigneur dans le sens d'une comparaison, mais il parlait ainsi pour affirmer d'une manière absolue la transcendance de Dieu, quand lui fut révélée la Vérité de toutes les vérités, désignée dans le noble verset :
De quelque côté que vous vous tourniez, là est la face de Dieu. Il informa son peuple de cette vérité, afin que ce dernier puisse faire preuve de piété envers Dieu à propos de chaque chose. Tout cela se référait à ce qui lui avait été révélé sur la souveraineté des cieux et de la terre, de sorte qu'il découvrit la vérité du Créateur existant en toute chose créée.
Il voulut alors faire partager aux autres la connaissance à laquelle il était parvenu, mais il vit que leurs cœurs étaient détournés de la pure doctrine de l'unité pour laquelle Dieu l'avait choisi, il dit donc : Ô mon peuple, en vérité, je suis innocent de tout ce que vous associez à Dieu. "
Quant aux mots : Je ne saurais aimer ce qui disparaît, le cheikh les explique ainsi, dans un autre passage :
" Bien que la Vérité se manifeste à Ses serviteurs sous certaines formes, encore est-elle jalouse pour ses autres formes de manifestation dans lesquelles ils l'oublient, car la forme limitée à laquelle ils s'attachent est bien souvent de la plus éphémère brièveté... Abraham ne voulait pas être fidèle à Dieu en quelques formes éphémères, sans Le reconnaître en toutes, c'est pourquoi il dit : Je ne saurais aimer les chose qui disparaissent, c'est à dire, je ne veux pas connaître Dieu en une chose plutôt qu'en une autre, de crainte qu'à la disparition de cette chose, je ne L'oublie. Bien plus, j'ai tourné mon visage et, de quelque côté que je le tourne, il y a la beauté de Dieu.
" Abraham avait une certaine préférence pour l'un de ses fils et Dieu l'éprouva en cela, lui donnant l'ordre de le sacrifier; Abraham montra son obéissance, prouvant ainsi sa sincérité."
Il dit ailleurs : " C'est Sa volonté que tu Le connaisses en ce qu'Il veut, non en ce que tu veux; va donc comme Il va et ne cherche pas à montrer le chemin. Si tu Le connaissais dans l'Essence, tu ne Le nierais pas dans les manifestations de celle-ci. Sa volonté est que tu Le connaisses vraiment et non pas seulement par ouï-dire.
" L'extérieur n'est voilé par rien d'autre que par la puissance des manifestations, sois donc présent à Lui et non voilé de Lui par ce qui n'a pas d'être en dehors de Lui. Ne t'arrête pas à l'illusion des formes et n'accorde pas d'attention à l'apparence extérieure des réceptacles.
" Ne Le connais pas seulement dans Sa beauté, niant ce qui te vient de Sa majesté, mais acquiers une profonde science en tous les états et considère-Le comme il convient dans les opposés. Ne Le connais pas seulement dans l'expansion, Le niant dans la contraction, et ne Le connais pas seulement quand Il accorde, Le niant quand Il retient, car une telle connaissance n'est que de surface. Ce n'est pas une connaissance née de la réalisation."
Il illustre plus loin ces remarques, au sujet du symbolisme du pèlerinage. Après avoir mentionné que la "circumambulation" autour de la Ka'bah exprime l'état de submersion dans la présence de l'unité, il dit que Safa et Marwah, les deux rochers à l'extérieur de la Sainte Mosquée, représentent respectivement la beauté et la majesté.
" Les allées et venues des gnostiques entre ces deux stations sont comme le balancement de l'enfant dans le berceau. C'est la main de la Divine sollicitude qui les fait mouvoir de-ci, de-là et les protège dans les deux états, de telle sorte qu'ils n'en subissent point d'épreuve puisqu'ils ont déjà, en vertu de leur "circumambulation", été submergés dans la présence de l'unité et sont devenus comme une parcelle de celle-ci. Ainsi, ni la majesté ni la beauté ne les affectent intérieurement, car ils sont déjà à l'intérieur de l'une et de l'autre, alors que, pour tout autre qu'eux, chacune d'elles est une épreuve. Nous vous éprouvons par le mal et par le bien (Coran XXI, 35). Pour le gnostique, la majesté Divine n'est rien d'autre que la beauté Divine, et c'est ainsi qu'il se réjouit en l'une et l'autre à la fois. Notre cheikh, Sidi Muhammad al-Bûzîdî, disait souvent dans ses moments de souffrance : " Ma majesté ne fait qu'un avec ma beauté" et on pouvait alors le voir encore plus rayonnant de bonheur et plus surabondant en sagesse que lorsqu'il était dans une phase de beauté. Un jour, il fut pris d'une telle crise que l'une de ses jambes et l'un de ses bras furent paralysés, et quand nous arrivâmes auprès de lui, tout attristés, les premières paroles qu'il nous dit furent les suivantes : " Depuis que je suis entré dans la voie, je n'ai pas trouvé d'expression plus éloquente de la Vérité que celle-ci : je m'endormis pendant une partie de cette nuit bénie et, en m'éveillant, je touchai mon bras paralysé avec la main de celui que je peux mouvoir; je crus que c'était autre chose que moi-même car mon bras sans vie ne sentait pas mon contact. Je le pris donc pour un corps étranger et j'appelai les gens de la maison pour m'allumer, disant :" Il y'a ici un serpent auprès de moi. Je le tiens". Et quand ils allumèrent la lampe, je trouvai la main de l'un de mas bras serrant l'autre et point de serpent auprès de moi ni, en vérité, rien d'autre que moi-même, aussi je m'écriai : " Gloire à Dieu ! Ceci est un exemple de l'illusion qui advient au chercheur avant qu'il ait atteint la gnose." Vois donc, mon frère, la condition des Gens et comme ils se réjouissent en la majesté de Dieu parce qu'ils sont avec Lui à tout moment et non avec les manifestations de majesté ou de beauté, regardant déploiement et contradiction comme ils regardent la nuit et le jour (Nous avons fait de la nuit un voile et Nous avons fait le jour pour la vie) (Coran LXXVIII, 10-11), deux phases nécessaires à la forme corporelle, la contradiction étant l'attribut de la chair, le déploiement celui de l'esprit.
Dieu est Celui qui contracte et qui déploie (Coran II, 245). Mais, du fait que le gnostique est avec Celui qui contracte et non dans la contraction elle-même, et avec Celui qui déploie, non dans le déploiement lui-même, il est plutôt actif que passif et comme si rien ne lui est arrivé. Sois donc avec Dieu, ô toi qui cherches, et tout sera avec toi, soumis à tes ordres. Cela même qui serait pour d'autres le feu de l'enfer deviendra pour toi un paradis, puisque la main de miséricorde, de grâce et sollicitude te berce de-ci, de-là, prenant soin que tu ne connaisse point de souffrance et que tu ne manques de rien.
Laisse la station te chercher : ne la cherche point, toi, puisqu'elle fut créée pour toi, non toi pour elle. Sois tourné vers Dieu, accueillant avec satisfaction tout ce qui te vient de Lui.
Ne te préoccupe de rien, mais laisse toute chose s'occuper de toi; pour ta part, occupe-toi de proclamer l'infini en disant il n'y a de dieu si ce n'est Dieu, complètement libéré ainsi de toutes choses, jusqu'à ce que tu parviennes à être le même en l'un ou en l'autre état et que tu sois à Safâ comme tu es à Marwah, que la Perfection (kamâl) qui est béatitude à la fois dans la majesté et la beauté, soit ton attribut."
Dans un autre passage, après avoir cité les vers suivants d'Al-Harrâq :
La somme des recherches est dans Ta beauté.
Tout le reste, pour nous, ne vaut pas un regard.
Et même en regardant, nous ne voyons rien
A côté de Ton merveilleux visage.
il en fait le commentaire : " Le gnostique n'a pas atteint la gnose s'il ne reconnaît Dieu dans toute situation et dans toutes les directions vers lesquelles il se tourne. Le gnostique ne connaît qu'une seule orientation, c'est la Vérité elle-même. De quelque côté que vous vous tourniez, là est la face Dieu, c'est à dire de quelque côté que vous tourniez vos sens vers les choses sensibles, ou votre intelligence vers les choses intelligibles, ou votre imagination vers des choses imaginables, là est la face de Dieu. Ainsi, en tout ain [Ce mot extrêmement synthétique signifie : œil, fontaine, soi, origine, et, comme ici, en une synthèse suprême, l'Essence Divine] (où) il y'a ain et tout est lâ ilâha illa' Llâh (il n'y a de dieu si ce n'est Dieu).
" En lâ ilâha illa' Llâh, tout est compris, c'est à dire, l'Être universel et l'être individuel, ou l'Être et ce qui est métaphysiquement dit existant, ou l'Être de la vérité et l'être créé. L'être créé se place sous lâ ilâha, ce qui signifie que tout, sauf Dieu, est néant (bâtil), c'est à dire nié sans la moindre possibilité d'affirmation, et l'Être de la vérité se place sous illa'Llâh. Ainsi, tout les maux se placent sous la première partie et tout ce qui peut être loué se place sous la deuxième.
" Tout être est compris dans l'affirmation de l'unité (lâ ilâha illa'Llâh), et tu dois l'inclure aussi en nommant le plus noble des serviteurs (en disant Muhammad un rasûlu'Llâh, Mohammed est l'apôtre de Dieu).
" Cette seconde attestation inclut les trois mondes :
Muhammad désigne le Monde du royaume, c'est à dire le monde sensible, et la référence à sa mission d'apôtre est une référence au Monde de la souveraineté, le monde intérieur des secrets des conceptions abstraites, c'est l'intermédiaire entre l'éphémère et l’Éternel; le nom Divin désigne le Monde de la domination, la mer où les sens et les concepts prennent également naissance.
" Rasûl (apôtre, envoyé) est vraiment le médiateur entre l'éphémère et l’Éternel, puisque sans lui l'existence serait réduite à rien, car, si l'éphémère rencontrait l’Éternel, l'éphémère s'évanouirait et il ne resterait que l’Éternel.
" Quand l'apôtre fut placé dans sa relation exacte entre les deux, le monde alors fut ordonné, car l'apôtre est extérieurement un morceau d'argile et intérieurement, il est le calife du Seigneur des mondes.
" En résumé, le sens de l'affirmation de l'unité n'est pas complet et son bienfait n'a pas toute sa portée, sans l'affirmation de l'unité en Essence, Qualités et Activités. Cette affirmation doit être entendue de la formule Muhammadun Rasûlu'Llâh.
" Quand un des gnostiques dit lâ ilâha illa'Llâh, il ne voit, en réalité et non pas seulement par métaphore, rien qu'Allâh.
Ne te satisfais donc pas, mon frère, de la seule énonciation de cette noble sentence, car alors seule ta langue et rien d'autre en tirerait profit, ce qui n'est pas le but recherché.
L'essentiel est de connaître Dieu tel qu'Il est. " Dieu était, et rien n'était avec Lui. Il est maintenant tel qu'Il était." Sache-le :
tu te reposeras des fardeaux de la négation et il ne restera rien pour toi que l'affirmation, de telle sorte qu'en parlant, tu diras : Allâh, Allâh. Tandis que maintenant, ton cœur est alourdi et ta vision est faible. Depuis que tu fus créé, tu as toujours dis lâ ilâha..., mais quand cette négation prendra t-elle effet ? En fait, elle ne prendra pas effet, car ce n'est qu'une négation de la langue. Si tu niais avec ton intellect, c'est à dire avec ton cœur et ton plus intime secret, alors le monde entier serait banni de ta vue et tu trouverais Dieu au lieu de toi, sans parler de tes semblables. Les Gens ont nié l'existence d'autre que Dieu, ils ont trouvé le repos et sont entrés dans Sa forteresse, pour ne jamais la quitter, tandis que tes négations ne connaissent pas de fin...
" Ce qui est autre que Dieu ne s'évanouira pas pour un simple "non" sur ta langue, ni même par l’œil de la foi et de la certitude, mais seulement quand tu parviendras à la station du témoignage direct et de la vision face à face; en vérité ton Seigneur est l'ultime fin (Coran LIII, 42), à laquelle tout aboutit. Alors tu n'auras pas besoin de négation, pas plus que d'affirmation, car Celui dont l'Être est nécessaire est déjà affirmé avant que L'affirmes et ce dont l'être est impossible est déjà néant avant que tu le nies. N'iras-tu pas auprès d'un médecin qui t'enseigne l'art de l'effacement, afin que tu puisses, une fois pour toutes, effacer tout sauf Dieu; d'un médecin qui te conduise en l'état de sobriété où tu ne trouveras rien que Dieu ? Alors tu vivras en Dieu et tu demeureras dans le séjour de vérité, à la cour d'un roi tout-puissant (Coran LIV, 55); tout cela, en vertu de ton souvenir et de ta gnose de ce qu'il n'y a pas de dieu si ce n'est Dieu. Maintenant tu ne connais encore que la seule formule et ta seule connaissance la plus étendue consiste à dire : " Rien n'a droit à l'adoration sauf Dieu. " C'est là la connaissance de la généralité, mais en quoi est-elle comparable à la connaissance des Gens ? Plût à Dieu que tu eusses connu la connaissance des élus avant de connaître ce que tu connais maintenant, car c'est précisément ta connaissance présente qui te prive de l'autre. Ne veux-tu pas tout nier, entre les mains d'un cheikh ayant une éminente expérience en la Vérité, jusqu'à ce que, pour toi, il ne subsiste plus rien que Dieu, non seulement par la foi et la certitude mais par le témoignage direct ? L'ouï-dire n'est pas même chose que la vision face à face."Cheikh al-Alawî - L'Unicité de l’Être (extrait des très Saintes Faveurs, "les dons sanctifiés") Source : Un Saint Soufi du XXème siècle (Le cheikh Ahmad al-'Alawî)
Commentaires
Enregistrer un commentaire