Khaled Bentounès règne sur la confrérie Alawiyya. Née à Mostaganem, elle a des disciples dans tout le monde musulman. Loin de la vulgate islamiste, le soufisme est une école d'humilité, de tolérance, de solidarité. L'odeur est entêtante. Une forte odeur d'encens, mêlée à celle des gâteaux de miel, des thés à la menthe, des plateaux de dattes et des cruches de lait qui circulent dans les rangs. Entêtantes, aussi, les mélopées et les prières, comme ce dhikr qui invoque sans fin le nom de Dieu et qui, depuis plus d'un millénaire, relie le fidèle soufi à la chaîne de ses maîtres mystiques. Cent fois, l'assistance répète la même chahada (Allah est Unique, Mohammed est son Prophète), cent fois la même prière de repentir, cent fois la même sourate de l’Événement, cent fois la même louange : "Je rends grâce à Dieu de m'avoir mis sur la Voie..." A chaque centaine, le moqaddem lève le chapelet, qui permet la sainte numérotation, et fait un signe pour changer de verset. Parfois, il imbibe d'une eau légère ses lèvres fatiguées.
Face à lui, des dizaines de fouqaras, dans leur tunique blanche - l'abaya algérienne -, sont figés en prières, les enfants aux premiers rangs, les plus vieux collés au mur, les femmes cachées derrière leur moucharabieh. Regards extatiques, mains nouées qui se croisent devant le visage ou sur la poitrine, corps qui se prosternent, s'agenouillent et s'inclinent, comme dans un ballet mécanique. Les foqara sont littéralement des "pauvres en Dieu". "Si vous reconnaissez votre pauvreté, Dieu vous comblera de sa grâce", disait le Prophète. Guidés par un chantre, ils reprennent leur litanie : "Dieu, agrée-moi (...). Dieu, protège-moi contre moi-même (...). Quiconque aime Dieu mais n'aime pas son Prophète, comment pourrait-il Le connaître ?" Puis le muqqadam donne le signal du dernier chant, referme le grand livre du Coran aux enluminures dorées. La djemaa - assemblée de prières et de chants mystiques - est terminée. On se lève et on s'embrasse, avant de quitter la mosquée.
Chaque vendredi, à la zaouïa de Mostaganem - dans l'Ouest algérien -, le cérémonial est le même. La zaouïa est le sanctuaire de toute confrérie soufie. Le mot signifie "refuge", lieu de prière et de méditation ouvert à qui veut trouver un couvert ou un peu de silence, faire la paix avec lui-même ou régler un différend. Zaouïa désigne aussi l'"angle" où se croisent les domaines du spirituel et du temporel, consubstantiels dans l'islam. Hérissée par le minaret de couleurs sable et bleue, c'est dans la zaouïa de Mostaganem, au cœur de Tidjdit, le quartier populaire de la ville, qu'est né, en novembre 1949, Khaled Bentounès, aîné d'une famille de quatorze enfants. Il est aujourd'hui le quarante-sixième maître spirituel - le cheikh - de l'une des principales confréries soufies à travers le monde musulman. Elle compte des dizaines de milliers de disciples, en Algérie, au Maroc, au Proche-Orient ou en France.
Nouveau-né, ses parents l'ont porté à bout de bras - comme le veut la tradition dans le massif du Dhara et jusqu'à Mascara - dans la direction de Mostaganem, la ville sainte aux "riches parfums", comme l'indiquent ses deux racines, muscet ghanaïm ("butin"). C'est dans la petite école de la zaouïa que Khaled reçoit l'éducation traditionnelle - le Coran, la poésie et la grammaire arabes, un zeste de théologie -, qu'il grandit, suit de loin les épisodes de la guerre d'indépendance, se révolte contre le sort des douars rasés par l'armée et transformés en bidonvilles. "On s'amusait à jeter des pierres. C'était notre Intifada", se souvient-il. En juillet 1962, il est le premier à hisser le drapeau algérien sur le fort de la ville.
Mostaganem est en fête, mais, à l'ombre des petits chalutiers qui quittent le port, l'adolescent voit partir, le cœur gros, les Européens, leurs meubles, leurs tableaux, leurs livres. Il croit au discours de l'Algérie nouvelle, aux lendemains qui chantent, mais ses professeurs, algériens ou coopérants, lui mettent entre les mains Le Capital de Marx, Le Diable et le Bon Dieu de Sartre. Béance culturelle. "C'est de l'athéisme !", proteste son oncle. Réplique du cheikh Mehdi, père du jeune Khaled : "Ne t'inquiète pas. Ils sont en train de le vacciner." Les choses tournent mal, pourtant, après le coup d’État de Houari Boumedienne, en 1965. Mehdi Bentounès, qui est à l'époque "le cheikh", le maître de la tariqa (confrérie) alawie - du nom de son fondateur, Ahmed al-Alawi (1869-1934) -, est arrêté en février 1970 à Mostaganem, mis au secret, placé en résidence surveillée à l'autre bout du pays.
Pour son fils Khaled, c'est le baptême du feu. Son père est l'un des plus farouches adversaires de l'idéologie socialiste du nouveau régime : "A une époque où toute l'Algérie se taisait, il osait parler et prêchait fort dans les mosquées." Son "crime" est d'avoir voulu créer une organisation de jeunesse soufie. Les terres, les écoles de la zaouïa de Mostaganem sont nationalisées. Les "réformateurs" de l'Algérie nouvelle s'attaquent à un islam soufi, alors considéré comme le bastion du conservatisme musulman. Quelle erreur au regard de l'histoire, soupire le jeune Bentounès, pour qui l'islamisme sanglant des années 1990 est l'héritier de cette époque qui a voulu imposer la laïcisation à toute la société et a, de fait, déraciné toute une jeunesse, la privant d'un enseignement religieux tolérant et modéré, de tout ce patrimoine sacré de la tradition et de l'éducation soufie, de ces symboles et saints dont témoigne encore l'abondance des mausolées qui ceinturent Mostaganem.
Son père meurt brutalement, à quarante-sept ans, en avril 1975. Le jeune Khaled avait fait "une croix sur son pays" et dirigeait une affaire de confection à Paris. Pour l'inhumation, il débarque en coup de vent en Algérie, les cheveux longs, en jean et en blouson de cuir, mais le ciel va lui tomber sur la tête. Dès la fin de la cérémonie, le conseil des Sages de la confrérie l'appelle dans le mausolée, puis, avec solennité, chacun d'entre eux remet son chapelet au jeune orphelin et lui tend la main, comme pour renouveler l'"attachement" qu'ils avaient pris auprès de son père défunt. Autrement dit, sans le consulter, ils venaient de faire de Khaled Bentounès, vingt-cinq ans, leur nouveau cheikh. Celui-ci se révolte, invoque son incompétence, lutte contre les pleurs et les insomnies. Mais, au bout de trois mois, il se résigne et accepte de succéder aux célèbres cheikhs Alawi, Adda et Mehdi, dont la confrérie égrène, chaque jour encore, les légendes et les mérites.
A quelques kilomètres du centre de Mostaganem, la Vallée des jardins regorge d'orangers, de grenadiers et déploie ses champs de genêts blancs. Des fontaines se disputent la cour intérieure d'une résidence de style mauresque, aux mosaïques bleu-vert taillées à la main, que cheikh Khaled a fait construire comme lieu de retraite pour ses amis et tous les "chercheurs de Dieu". Salah, médecin d'un hôpital d'Alger, y fait le récit de sa conversion. Fils d'un vieux compagnon de la confrérie, il a mené grande vie : "Je voulais montrer qu'un poisson pouvait vivre hors de l'eau, raconte-t-il. Mais quand la grâce divine vous touche, impossible de vous dérober." Salah reprend ses livres, les écrits de son père, ses études sur la Voie soufie. Un jour, il rencontre le jeune cheikh Khaled : "En une fraction de seconde, poursuit-il, ma vie a basculé. Il m'a fait comprendre que Dieu était le Vivant et que je devais renoncer, comme il l'avait fait lui-même, à tout ce qui, en moi, était déjà mort."
On ne peut comprendre la mystique soufie sans saisir la clé de ce rapport unique, presque un envoûtement, qui relie le cheikh à chacun de ses disciples. La plupart ont hérité de leurs parents l'initiation dans la Voie. D'autres y viennent après une profonde crise intérieure. Mais tous les foqara parlent de leur cheikh comme s'il faisait partie de leur famille, de leur travail, de chaque instant de leur vie. "Quand je l'ai vu pour la première fois, c'est comme si j'avais vu le Prophète en personne", raconte Rabah, lyrique. "Il m'a communiqué quelque chose d'extraterrestre", s'extasie Mouni. Même au téléphone, ils le "voient" comme s'il était en face d'eux. Au-delà de sa personne, le cheikh est omniprésent. Il ne meurt jamais. Il est l'incarnation d'un enseignement transmis de génération en génération depuis le Prophète, son gendre et cousin Ali. "Adore Dieu comme s'il te voyait. Même si tu ne le vois pas, sache que Lui te voit !", dit un haddith.
Khaled Bentounès sourit placidement devant une telle dévotion. Il vit en homme ordinaire, sans ascèse particulière. Il est habillé à l'européenne, est toujours entre deux avions, entre deux siyâha (visites, parfois lointaines, aux fidèles), entre deux khalwa à prêcher (retraites spirituelles), entre deux affaires à régler. Un jour à Paris, il donne une conférence à des magistrats, le lendemain, dialogue sur une tribune avec un directeur du CNRS : "La technologie sans spiritualité anéantira l'humanité", menace-t-il. Il rencontre des scouts musulmans, participe à la fête des enfants, celle du Mouloud, que le précédent régime avait voulu interdire. A tous, il tient le même discours, cette "éducation à l'éveil" chère aux soufis, destinée à orienter les "potentialités" et les "énergies" du disciple, jeune ou adulte, vers un surplus de conscience universelle.
Les esprits bougent, y compris dans la tumultueuse Algérie, où les confréries connaissent un nouvel essor. Le cheikh est convaincu de la modernité de cette tradition qui attire de plus en plus de monde à la zaouïa de Mostaganem : des étudiants, des professeurs, des scientifiques, des intellectuels, des responsables politiques. Une tradition qui passe pour utopique, mais qui a pour "pilier" la sacralité de la vie. "Celui qui verse une goutte de sang, c'est comme s'il tuait l'humanité entière", s'emporte le cheikh. On peut sacraliser des murs et des pierres, à Jérusalem ou ailleurs, mais pas au prix du sang !
SI toute créature est sacrée, chacune doit être respectée. On est loin du dogmatisme islamiste. "La vérité n'est la propriété de personne, affirme Khaled. Nous refusons tout partage grossier entre celui qui a raison et celui qui a tort, entre le fidèle et l'infidèle. En chaque homme, il y a une fitra (nature primordiale) originelle. C'est son éducation qui le fait devenir ce qu'il est. Nous ne le jugeons pas a priori, ni le condamnons."Le soufisme est école de tolérance et d'humilité : "Toutes les religions sont un collier de perles relié par le même fil divin." Mais le bon musulman a-t-il le droit de parler au diable ? N'a-t-il pas un devoir de djihad ? demande-t-on au cheikh, dans un débat public, pour le piéger. Il réplique que le mot djihad, avant d'être traduit par "guerre sainte", veut dire combat intérieur. Et ajoute pieusement : "La tente d'Abraham était toujours ouverte à l'étranger."
S'il n'est pas un moine retiré du monde, chaque moment de la vie du disciple est "illuminé"par la présence du Miséricordieux, cet autre nom de Dieu. Sur les murs de l'école de la zaouïa de Mostaganem, où, sans distinction, tout enfant peut être librement initié, une calligraphie reproduit un haddith du Prophète : "Sois miséricordieux avec ceux qui sont sur terre. Le Miséricordieux le sera pour toi." Soit une autre manière de dire que l'amour du divin passe par celui du prochain. Le cheikh Alawi, fondateur de la confrérie, avait l'habitude de dire : "Si vous ne trouvez pas Dieu parmi les humains, vous ne le trouverez nulle part." Et le cheikh Adda, son gendre et successeur, grand poète et grammairien, faisait sortir les délinquants de la prison de Mostaganem pour leur apprendre les métiers de la boulangerie ou de la mécanique.
"Nous ne prétendons pas changer le monde, tout au plus améliorer notre monde intérieur", assure, dans un sourire désarmant, l'actuel cheikh de la confrérie alawie. Mais, autant que ses prédécesseurs, il est convaincu que cet esprit de touiza (solidarité sociale) est le meilleur de l'islam. Il ne dit pas autre chose aux jeunes beurs de banlieue quand, un samedi soir, à Gonesse, en région parisienne, il les dissuade de toute tentation de révolte et de violence, au nom d'un islam qu'ils connaissent mal. "Regardez vos sœurs, regardez vos frères qui se battent et se droguent, les provoque-t-il. Votre Palestine, votre Afghanistan, c'est là qu'ils se trouvent."
Henri Tincq
LE MONDE | 03.08.01 | 10h35
Face à lui, des dizaines de fouqaras, dans leur tunique blanche - l'abaya algérienne -, sont figés en prières, les enfants aux premiers rangs, les plus vieux collés au mur, les femmes cachées derrière leur moucharabieh. Regards extatiques, mains nouées qui se croisent devant le visage ou sur la poitrine, corps qui se prosternent, s'agenouillent et s'inclinent, comme dans un ballet mécanique. Les foqara sont littéralement des "pauvres en Dieu". "Si vous reconnaissez votre pauvreté, Dieu vous comblera de sa grâce", disait le Prophète. Guidés par un chantre, ils reprennent leur litanie : "Dieu, agrée-moi (...). Dieu, protège-moi contre moi-même (...). Quiconque aime Dieu mais n'aime pas son Prophète, comment pourrait-il Le connaître ?" Puis le muqqadam donne le signal du dernier chant, referme le grand livre du Coran aux enluminures dorées. La djemaa - assemblée de prières et de chants mystiques - est terminée. On se lève et on s'embrasse, avant de quitter la mosquée.
Chaque vendredi, à la zaouïa de Mostaganem - dans l'Ouest algérien -, le cérémonial est le même. La zaouïa est le sanctuaire de toute confrérie soufie. Le mot signifie "refuge", lieu de prière et de méditation ouvert à qui veut trouver un couvert ou un peu de silence, faire la paix avec lui-même ou régler un différend. Zaouïa désigne aussi l'"angle" où se croisent les domaines du spirituel et du temporel, consubstantiels dans l'islam. Hérissée par le minaret de couleurs sable et bleue, c'est dans la zaouïa de Mostaganem, au cœur de Tidjdit, le quartier populaire de la ville, qu'est né, en novembre 1949, Khaled Bentounès, aîné d'une famille de quatorze enfants. Il est aujourd'hui le quarante-sixième maître spirituel - le cheikh - de l'une des principales confréries soufies à travers le monde musulman. Elle compte des dizaines de milliers de disciples, en Algérie, au Maroc, au Proche-Orient ou en France.
Nouveau-né, ses parents l'ont porté à bout de bras - comme le veut la tradition dans le massif du Dhara et jusqu'à Mascara - dans la direction de Mostaganem, la ville sainte aux "riches parfums", comme l'indiquent ses deux racines, muscet ghanaïm ("butin"). C'est dans la petite école de la zaouïa que Khaled reçoit l'éducation traditionnelle - le Coran, la poésie et la grammaire arabes, un zeste de théologie -, qu'il grandit, suit de loin les épisodes de la guerre d'indépendance, se révolte contre le sort des douars rasés par l'armée et transformés en bidonvilles. "On s'amusait à jeter des pierres. C'était notre Intifada", se souvient-il. En juillet 1962, il est le premier à hisser le drapeau algérien sur le fort de la ville.
Mostaganem est en fête, mais, à l'ombre des petits chalutiers qui quittent le port, l'adolescent voit partir, le cœur gros, les Européens, leurs meubles, leurs tableaux, leurs livres. Il croit au discours de l'Algérie nouvelle, aux lendemains qui chantent, mais ses professeurs, algériens ou coopérants, lui mettent entre les mains Le Capital de Marx, Le Diable et le Bon Dieu de Sartre. Béance culturelle. "C'est de l'athéisme !", proteste son oncle. Réplique du cheikh Mehdi, père du jeune Khaled : "Ne t'inquiète pas. Ils sont en train de le vacciner." Les choses tournent mal, pourtant, après le coup d’État de Houari Boumedienne, en 1965. Mehdi Bentounès, qui est à l'époque "le cheikh", le maître de la tariqa (confrérie) alawie - du nom de son fondateur, Ahmed al-Alawi (1869-1934) -, est arrêté en février 1970 à Mostaganem, mis au secret, placé en résidence surveillée à l'autre bout du pays.
Pour son fils Khaled, c'est le baptême du feu. Son père est l'un des plus farouches adversaires de l'idéologie socialiste du nouveau régime : "A une époque où toute l'Algérie se taisait, il osait parler et prêchait fort dans les mosquées." Son "crime" est d'avoir voulu créer une organisation de jeunesse soufie. Les terres, les écoles de la zaouïa de Mostaganem sont nationalisées. Les "réformateurs" de l'Algérie nouvelle s'attaquent à un islam soufi, alors considéré comme le bastion du conservatisme musulman. Quelle erreur au regard de l'histoire, soupire le jeune Bentounès, pour qui l'islamisme sanglant des années 1990 est l'héritier de cette époque qui a voulu imposer la laïcisation à toute la société et a, de fait, déraciné toute une jeunesse, la privant d'un enseignement religieux tolérant et modéré, de tout ce patrimoine sacré de la tradition et de l'éducation soufie, de ces symboles et saints dont témoigne encore l'abondance des mausolées qui ceinturent Mostaganem.
Son père meurt brutalement, à quarante-sept ans, en avril 1975. Le jeune Khaled avait fait "une croix sur son pays" et dirigeait une affaire de confection à Paris. Pour l'inhumation, il débarque en coup de vent en Algérie, les cheveux longs, en jean et en blouson de cuir, mais le ciel va lui tomber sur la tête. Dès la fin de la cérémonie, le conseil des Sages de la confrérie l'appelle dans le mausolée, puis, avec solennité, chacun d'entre eux remet son chapelet au jeune orphelin et lui tend la main, comme pour renouveler l'"attachement" qu'ils avaient pris auprès de son père défunt. Autrement dit, sans le consulter, ils venaient de faire de Khaled Bentounès, vingt-cinq ans, leur nouveau cheikh. Celui-ci se révolte, invoque son incompétence, lutte contre les pleurs et les insomnies. Mais, au bout de trois mois, il se résigne et accepte de succéder aux célèbres cheikhs Alawi, Adda et Mehdi, dont la confrérie égrène, chaque jour encore, les légendes et les mérites.
A quelques kilomètres du centre de Mostaganem, la Vallée des jardins regorge d'orangers, de grenadiers et déploie ses champs de genêts blancs. Des fontaines se disputent la cour intérieure d'une résidence de style mauresque, aux mosaïques bleu-vert taillées à la main, que cheikh Khaled a fait construire comme lieu de retraite pour ses amis et tous les "chercheurs de Dieu". Salah, médecin d'un hôpital d'Alger, y fait le récit de sa conversion. Fils d'un vieux compagnon de la confrérie, il a mené grande vie : "Je voulais montrer qu'un poisson pouvait vivre hors de l'eau, raconte-t-il. Mais quand la grâce divine vous touche, impossible de vous dérober." Salah reprend ses livres, les écrits de son père, ses études sur la Voie soufie. Un jour, il rencontre le jeune cheikh Khaled : "En une fraction de seconde, poursuit-il, ma vie a basculé. Il m'a fait comprendre que Dieu était le Vivant et que je devais renoncer, comme il l'avait fait lui-même, à tout ce qui, en moi, était déjà mort."
On ne peut comprendre la mystique soufie sans saisir la clé de ce rapport unique, presque un envoûtement, qui relie le cheikh à chacun de ses disciples. La plupart ont hérité de leurs parents l'initiation dans la Voie. D'autres y viennent après une profonde crise intérieure. Mais tous les foqara parlent de leur cheikh comme s'il faisait partie de leur famille, de leur travail, de chaque instant de leur vie. "Quand je l'ai vu pour la première fois, c'est comme si j'avais vu le Prophète en personne", raconte Rabah, lyrique. "Il m'a communiqué quelque chose d'extraterrestre", s'extasie Mouni. Même au téléphone, ils le "voient" comme s'il était en face d'eux. Au-delà de sa personne, le cheikh est omniprésent. Il ne meurt jamais. Il est l'incarnation d'un enseignement transmis de génération en génération depuis le Prophète, son gendre et cousin Ali. "Adore Dieu comme s'il te voyait. Même si tu ne le vois pas, sache que Lui te voit !", dit un haddith.
Khaled Bentounès sourit placidement devant une telle dévotion. Il vit en homme ordinaire, sans ascèse particulière. Il est habillé à l'européenne, est toujours entre deux avions, entre deux siyâha (visites, parfois lointaines, aux fidèles), entre deux khalwa à prêcher (retraites spirituelles), entre deux affaires à régler. Un jour à Paris, il donne une conférence à des magistrats, le lendemain, dialogue sur une tribune avec un directeur du CNRS : "La technologie sans spiritualité anéantira l'humanité", menace-t-il. Il rencontre des scouts musulmans, participe à la fête des enfants, celle du Mouloud, que le précédent régime avait voulu interdire. A tous, il tient le même discours, cette "éducation à l'éveil" chère aux soufis, destinée à orienter les "potentialités" et les "énergies" du disciple, jeune ou adulte, vers un surplus de conscience universelle.
Les esprits bougent, y compris dans la tumultueuse Algérie, où les confréries connaissent un nouvel essor. Le cheikh est convaincu de la modernité de cette tradition qui attire de plus en plus de monde à la zaouïa de Mostaganem : des étudiants, des professeurs, des scientifiques, des intellectuels, des responsables politiques. Une tradition qui passe pour utopique, mais qui a pour "pilier" la sacralité de la vie. "Celui qui verse une goutte de sang, c'est comme s'il tuait l'humanité entière", s'emporte le cheikh. On peut sacraliser des murs et des pierres, à Jérusalem ou ailleurs, mais pas au prix du sang !
SI toute créature est sacrée, chacune doit être respectée. On est loin du dogmatisme islamiste. "La vérité n'est la propriété de personne, affirme Khaled. Nous refusons tout partage grossier entre celui qui a raison et celui qui a tort, entre le fidèle et l'infidèle. En chaque homme, il y a une fitra (nature primordiale) originelle. C'est son éducation qui le fait devenir ce qu'il est. Nous ne le jugeons pas a priori, ni le condamnons."Le soufisme est école de tolérance et d'humilité : "Toutes les religions sont un collier de perles relié par le même fil divin." Mais le bon musulman a-t-il le droit de parler au diable ? N'a-t-il pas un devoir de djihad ? demande-t-on au cheikh, dans un débat public, pour le piéger. Il réplique que le mot djihad, avant d'être traduit par "guerre sainte", veut dire combat intérieur. Et ajoute pieusement : "La tente d'Abraham était toujours ouverte à l'étranger."
S'il n'est pas un moine retiré du monde, chaque moment de la vie du disciple est "illuminé"par la présence du Miséricordieux, cet autre nom de Dieu. Sur les murs de l'école de la zaouïa de Mostaganem, où, sans distinction, tout enfant peut être librement initié, une calligraphie reproduit un haddith du Prophète : "Sois miséricordieux avec ceux qui sont sur terre. Le Miséricordieux le sera pour toi." Soit une autre manière de dire que l'amour du divin passe par celui du prochain. Le cheikh Alawi, fondateur de la confrérie, avait l'habitude de dire : "Si vous ne trouvez pas Dieu parmi les humains, vous ne le trouverez nulle part." Et le cheikh Adda, son gendre et successeur, grand poète et grammairien, faisait sortir les délinquants de la prison de Mostaganem pour leur apprendre les métiers de la boulangerie ou de la mécanique.
"Nous ne prétendons pas changer le monde, tout au plus améliorer notre monde intérieur", assure, dans un sourire désarmant, l'actuel cheikh de la confrérie alawie. Mais, autant que ses prédécesseurs, il est convaincu que cet esprit de touiza (solidarité sociale) est le meilleur de l'islam. Il ne dit pas autre chose aux jeunes beurs de banlieue quand, un samedi soir, à Gonesse, en région parisienne, il les dissuade de toute tentation de révolte et de violence, au nom d'un islam qu'ils connaissent mal. "Regardez vos sœurs, regardez vos frères qui se battent et se droguent, les provoque-t-il. Votre Palestine, votre Afghanistan, c'est là qu'ils se trouvent."
Henri Tincq
LE MONDE | 03.08.01 | 10h35
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