Le Croissant s'anime. L'effort Algérien du 11.01.1930

L'autre matin, au boulevard Bru, me fut présenté, dans l'exercice de ses fonctions, M. Giovanni Turcano, qui, agenouillé devant le père Étienne, lui essayait une paire de fortes bottines, de sa fabrication.

Je confiais à ce brave Turcano, me dit mon ami, que bien souvent les gens que nous coudoyons journellement, sont tout différents de l'idée que nous nous en formons. Exemple, les sidis en burnous qui vivent pas loin de nous, que nous croyons endormis dans une stagnation, une inertie absolue, sont en train, paraît-il, de renouveler leur mentalité.

Moi : Effet du Centenaire, peut-être... Mais ça ne durera pas jusqu'au quart du centenaire suivant.
 

Turcano : Le quart du centenaire, ça ferait quelle année ? 1930 plus 25, égale 1955... Beaucoup d'eau coulera sous les ponts d'ici-là.

Etienne : L'Agence FIDES nous a informés le mois dernier.

Moi : Qu'est-ce que l'agence « Fides », je vous prie ?

Etienne : C'est une organisation de presse, ayant son centre au Vatican et ayant pour objet les pays de missions et ce qui s'y passe, au point de vue religieux. Donc, cette agence a fait connaître que les musulmans de toute l'Afrique du Nord sont en fermentation religieuse ; ils créent sans cesse de nouvelles sociétés islamiques ; ils organisent des congrès (d'accord, du reste, avec les autorités françaises). Ces temps derniers, au Maroc, ont été distribués des tracts, ayant pour titre : « La religion de l'Islam est une religion d'action. »

Turcano : Je me méfierais ! L'action, chez des Marocains, ça peut avoir des significations de plusieurs genres !...

Etienne : Ecoutez ceci: un congrès vient de se tenir à Alger, entre les adeptes de la confrérie des Alaouites, c'est-à-dire des sectateurs du Cheikh Ben Alioua. Ce personnage, autrefois ouvrier à Mostaganem, après s'être créé une situation brillante, étend maintenant son influence sur cent mille croyants, qui sont ses fanatiques partisans. Le côté intéressant pour nous autres, Roumis, dans la question, c'est que ce Ben Alioua serait très désireux, dit-on, de voir s'établir des rapports amicaux entre les deux confessions, musulmane et chrétienne.

Turcano : Excellent pour nous, cela, si c'est un homme sincère !

Etienne : Oh ! Sa sincérité n'est pas douteuse. Seulement il pose une première condition qui est plutôt gênante pour nous...

Turcano et Moi : Laquelle ?

Etienne : Voici : les chrétiens devraient consentir, simplement, à sacrifier leur croyance au mystère de la Trinité !

Turcano : Mon Dieu, si ça peut leur faire plaisir, à ces Marocains... Pour ma part, sous réserve de l'acceptation du Pape, bien entendu, je n'y vois aucun inconvénient…

Etienne : Oui, si le Pape veut bien y consentir ! Mais, qu'en pensez-vous, Cartelier ?

Moi : Je pense comme vous, qu'il ne reste plus qu'à trouver un Pape assez accommodant pour amputer le christianisme, du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; c'est à dire qui jetterait par dessus bord le Christ, Dieu et Homme, donc les mystères de l'Incarnation et de la Rédemption ; donc la Croix, le signe de la croix et toute la doctrine.

Etienne : Oui, il faut supposer un Pape qui accepterait la suppression du Baptême, de l'Eucharistie, de la Messe, du Sacerdoce (y compris le Pape, bien entendu) et la fin de tout culte envers le Christ, la Sainte Vierge et les Saints. Je pose zéro et je ne retiens rien ; la solution est radicale.

Turcano : Vous croyez ? Mais nous parlions tout à l'heure de biffer simplement le mystère de la Trinité !

Etienne : « Simplement », comme vous dites ! Mais, malheureux, si vous essayez de vous en passer, le Christ n'est plus qu'un homme, fils de saint Joseph ! L'Incarnation du Verbe devient une fable, la Rédemption une absurdité, tous les sacrements sont de purs simulacres ! Nos prêtres et nos évêques de simples professeurs de médersas.

Turcano : Je n'y avais pas réfléchi.

Moi : Ni les Alaouites non plus, bien sûr, car ils ignorent que tout cela se tient étroitement. Les Musulmans s'imaginent bonnement que les chrétiens adorent trois Dieux, et ils protestent.

Etienne : Il y a tout de même, dans cette histoire, un côté qui ne peut nous laisser indifférents. C'est que l'Islamisme, à travers ses ignorances et ses incompréhensions, se sent attiré d'instinct par la beauté notre morale, telle que nos religieux et religieuses l'enseignent à leurs enfants dans les écoles chrétiennes, indépendamment de tout dogme confessionnel. Cette morale, purement naturelle (mais à base spiritualiste et déiste), les bons musulmans voudraient bien se l'approprier, sans nos dogmes, et elle leur fait violemment envie. Ils en sont à la PHASE PRÉPARATOIRE, celle que le P. de Foucault souhaitait ; c'est la phase où l'incroyant sent, au fond son être, retentir ce que Tertullien appelait « le témoignage d'une âme naturellement chrétienne »... ce n'est pas encore le premier pas, mais c'est déjà un premier geste.

Léonce CARTELIER.

Article tiré du Journal L'effort Algérien du 11.01.1930

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