Les préceptes en renfort conçus à partir des sagesses du Secours [Abû Madiyan Shu'ayb], (1ère et 2ème introductions). Brillant commentaire des aphorismes (hikam) du grand soufi de Tlemcen, Sidi Abû Madyan Al Ghawth (1126-1197). La profondeur du commentaire et la clarté de l’expression font de ce livre un chef-d’œuvre du genre. Il constitue de ce fait un excellent instrument de travail pour le chercheur qui veut enrichir son information concernant la voie Soufie et ses secrets.
Après avoir mentionné le Nom [d'Allah] et cherchant refuge auprès du Nommé, Ahmad Ben Mustapha al-Alawî affirme avec conviction et résolution, faisant l'éloge de Celui qui Se manifeste par l'immensité de Son Essence en puissance et en jugement, Exalté [loin de l'impureté et de l'association] dans les théophanies de Ses attributs par la sagesse et la connaissance. Quiconque qu'Il retient en Sa Présence, Lui est témoin par contemplation, et Lui est ignorant le sourd par son reniement. Gloire a Lui, imposante est Sa Majesté pour qu'on Le décrit, ou même se hasarder à l'aborder. Si ce n'est la grâce d'Allah envers Ses créatures, et Sa miséricorde envers Sa création, aucun de ceux qui contestent Son autorité ne serait maintenu [en vie], car Il déchaînerait la terre pour les avaler, ou effondrerait le ciel sur leurs têtes, ou les vents les annihileraient en les laissant sourds et aveugles après qu'ils étaient habitués à voir et à entendre. Sa volonté a précédé Sa sentence, et Sa miséricorde a précédé Sa colère, et tout s'est établi dans Sa bienveillante générosité. Les Discernements sont épuisés à essayer [vainement] de saisir Sa Réalité, et les pensées sont incapables d'enlacer quelque chose de Sa connaissance, "Il englobe le tout par la miséricorde et la connaissance."
Je Vous remercie, ô mon Dieu, pour la connaissance de Votre secret si bien gardé que Vous nous avez confié et donné, par générosité et mansuétude. Je Vous demande par Votre large générosité de nous préserver dans ce que Vous nous avez confié, d'une préservation et d'une protection qui ne laisserait aucune illusion subsister. Je sollicite Votre aide de pleuvasser sur nous des nuages de miséricorde, et de nous apporter Votre aide en force, afin qu'on soit fermes et résolus, et que Vous nous protégez contre les maux de notre Ego, de ce que nous oubliâmes ou dans lesquels nous fîmes une erreur ou que nous eûmes injustement et par ignorance délibéré, ou par hostilité de notre part et iniquité. Et soyez miséricordieux pour nous, si nous en sommes dignes, et si ce n'était pas le cas, alors Vous êtes digne de pardon et miséricorde à tous ceux qui sont affiliés à Vous ou dépendent de Vous.
Je Vous prie de bénir, d'exalter et d'allouer d'avantage de Votre proximité (Salât), à mesure de Vos capacités et à la mesure de l'immensité de Votre Essence, à Votre messager [Muhammad], en esprit et en corps, à la mesure de ces bénédictions dont il est digne, et à la mesure des prodiges miraculeux avec lesquelles il est satisfait, et comme il sied à sa plus haute station. Ainsi qu'à sa famille, ses compagnons, ses descendants et ses épouses, aussi longtemps que demeurent la terre et le ciel, et à sa communauté, les élus d'eux et la généralité, comme Vous avez fait allouer d'avantage de Votre proximité (Salât) et de Votre bénédiction à Ibrahim et la famille d'Ibrahim. Comment ne serait-ce pas, quand Vous avez dit, et Votre parole est la vérité, en nous enseignant par là et d'honorer le rang de Votre prophète élu et en l'exaltant : "Allah est Ses Anges allouent d'avantage de proximité (Salât) au Prophète. O vous qui croyez ! Sollicitez pour lui d'avantage de proximité (Salât), et sommez que le salut lui soit rendu en lot."
Avant de commencer ce que je compte accomplir, je dois mentionner deux présentations : la première, sur les raisons du commentaire de ce livre et sur sa division en sections, la seconde comprend une biographie de l'auteur et quelques notices biographiques. Mon succès n'est assuré que par Allah, a Lui que je m'en remets et a Lui que je retourne.
Allah Seul me suffit dans ce que j'ai écrit, louange à Lui, je compte sur Son aide, qu'Il Soit remercié pour ce que j'ai projeté. Nous n'avons rien fait, sauf de préciser. Je cherche le pardon auprès d'Allah pour ce que j'ai mentionné, car nous n'avons ni main ni langue, Il a la création et l'ordonnance, car dans toute chose il y a plus d'une affaire.
Ce qui devrait d'abord plus précisément d'être mentionné; est notre préoccupation pour ces nobles sagesses. Je dirais que depuis seize ans, que ces mêmes sagesses sont tombées entre nos mains et entre les mains d'un corps de frères guides dans notre cheminement vers Allah dans les stations de la perfection [de l'âme] (l'Ihsân). Nous avons recueilli l'apaisement à travers la lecture de ces sagesses, et les poitrines ont accru en dilatation en raison des réalités qu'elles englobent, et des subtilités douces qu'elles contiennent. Les vérités sont nettement claires. Combien d'un désobéissant est marqué par ses remontrances, et combien d'un désorienté a été pris en main par ses expressions, en particulier sa parole, qu'Allah soit satisfait de lui: "Quand le Vrai [Dieu] apparaît, rien d'autre que Lui, ne demeure avec Lui." Combien a-il indiqué à la manifestation des réalités et à la caducité des restrictions. Et combien a-il orienté le cheminant au sens de l'aboutissement, et à la réalité du monisme (Tawhîd), et combien a-il attrait au désir les amoureux, et a conseillé les négligents. Il n'y a rien à rajouter à ses conseils, de sorte qu'il a dit : "Celui qui ne peut être patient dans l'accompagnement de son Seigneur, Allah l'éprouve par la compagnie de Ses serviteurs." Qu'est-ce qu'un sage lui qui a entrepris ce qui était son devoir, il ne nous reste plus qu'à suivre son modèle et celui de ses semblables : "Ce sont ceux-là qu'Allah a guidés, prend leurs orientations en référence." (Sourate al-An'âm : [90])
C'est bien de ceci, [l'ouvrage des sagesses] que nous devons nous préoccuper, et que nous devons désirer, bien que ceux qui se dévouent à son service soient peu nombreux. Et même si certains le sont, ils ne remplissent pas au mieux leur mission, et la majorité l'enrayent, empêchant ainsi les fidèles d'en bénéficier, et les requérants de s'en anoblir par son étude, comme ils sont anoblis par d'autres ouvrages. Cependant, le soleil doit être caché par des nuages, qui sont une fraction de la bonté d'Allah pour lui.
Lorsque je l'ai lu, j'ai aussitôt tenu, par zèle, ces propos : "Si Allah étend ma vie et me prend en main par Sa grâce, et achève Sa bénédiction sur moi comme l'est sa caractéristique, et élargit ma poitrine, et desserre le nœud de ma langue, et rend mon discours compris, de sorte que je sois en mesure de révéler une partie de ce qu'il contient. Alors je ferai un commentaire par considération de celui-ci, et en l'honneur de sa dimension."
Après mon vœu, s'est écoulé quelque temps et j'ai oublié ce que j'avais promis à Allah, jusqu'à ce qu'Il m'a ranimé, Exalté Soit-Il le Très Haut, par la langue de l'un de Ses bien-aimés qui m'a dit : "Il faut accomplir ce que tu as promis à Allah, et tu dois t'engager au service de ce saint, et tu es obligé de le faire. "Allah aide Son serviteur aussi longtemps que le serviteur apporte son aide à son frère". Ce n'est qu'un oubli de ta part et une déficience à son égard. Et je t'annonce la bonne nouvelle qu'il trouvera une large affluence parmi les gens." A cela, la motivation se manifesta par la grâce de Dieu, et j'ai œuvré par Sa permission, car Allah récompense celui qui fait du bien ou le recommande, et comment cela peut-il être autrement ? Alors que "celui qui oriente vers le bien est pareil à celui qui l'accomplit."
Lorsque j'ai réalisé que je devais faire un commentaire sur ce sujet, je me suis résolus d'entrer dans l'océan par sa rive, afin d'émerger pour lui une parure de sa propre nature, et de le présenter avec une merveille de sa propre effigie, même si je n'étais pas qualifié pour cela, car celui qui fréquente le parfumeur sera exhalé par l'effluve de ses parfums. Il nous est donc inévitable de dire que nous avons une part de sa saveur, que la grâce soit rendue à Allah, nul ne peut empêcher Ses faveurs [d'atteindre le préposé] : "Lorsque Dieu accorde un bienfait à Son serviteur, Il aime que cela soit bien vu sur lui !" J'espère qu'Allah apporte par mon entremise une préséance [à cet ouvrage], et qu'il le rende profitable. Et que nous soyons une circonstance à sa circulation et à sa publication, ou au moins, qu'on soit à l'honneur d'être à son service, car l'assistant s'honore par la dignité de l'accompagné, comme en témoigne sa parole, qu'Allah lui Soit Miséricordieux : "Celui qui côtoie ceux qui mentionnent Dieu (dhakirin), est averti de sa distraction, et celui qui se met au service des gens (saints) de Dieu, bénéficiera des bienfaits de ses propres services."
Je me mets à leur service, même si je ne réponds pas ce à qui leur est due
Il peut arriver qu'un Souverain soit servi par un ahuri.
Il n'est pas étonnant que je réagi ardemment à certains de leurs propos
Comme ont réagi les exégètes pour les termes du Qorân
Par ailleurs, saches que j'ai arrangé ces sagesses différemment de ce qu'elle étaient, espérant ainsi parfaire l'intérêt qu'elles peuvent apporter, puisque je les ai disposées en sections, selon les dimensions et les besoins des propos. Toute sagesse que j'ai recueillie, je l'ai associée à son propre type de sagesses, d'une manière raisonnable, en rendant l'ouvrage simple à parcourir et ainsi éveiller le désir chez le lecteur et lui éviter la lassitude, de sorte que s'il veut lire une section, il trouvera ce qui est conforme à son désir. Et raison de plus, je n'ai pas trouvé les sagesses ordonnées d'une manière raisonnable, au contraire, chaque réplique se distingue des autres dans la transcription. J'ai donc entrepris le rassemblement de ce que j'ai pu trouver [des diverses copies], en examinant les attributions à l'auteur, qu'Allah soit satisfait de lui, dans la mesure de mes capacités et de mon propre jugement. Lorsque j'ai fini par les recueillir, je n'ai pu percevoir comment procéder avec le début du livre. [J'ai trouvé l'issue] suite a un conseil d'un lucide, qui m'a recommandé de les mettre en sections, et chaque sujet mis avec ses analogues. Après que j'eus demandé la permission de notre Maître, l'auteur de cet ouvrage, dans mon cœur, que la miséricorde d'Allah soit sur lui, il m'a paru certain pour moi que c'était la meilleure façon d'y procéder, car les sagesses au début ne doivent pas être évaluées à celles de la fin, il s'agit plutôt de la sagesse elle-même qui doit être scrutée. [Et ce que j'ai trouvé] est contraire à la nature de l'ouvrage, qui [en principe] stipule la conjoncture entre le sujet clef et l'adjonction qui pourrait étendre la section jusqu'à la fin du commentaire.
La sagesse est considérée en elle-même, c'est pour cela qu'il est dit que : «les lumières des Sages précédent leurs paroles." Si le sage devait s'occuper à ranger les sagesses, une après l'autre, et employait du temps et de l'effort, il aurait quitté l'usage de faire savoir à l'accommodement d'un livre. Et c'est pour cette raison que la structure des sagesses est autre que la structure voulue par la composition du livre. Et sur cette base, la sagesse stipule un commentaire, et il n'y a rien de mal à organiser les sagesses dans une formule autre que leur structure, puisque la sagesse est restée dans son état naissant.
En outre, tu dois savoir que la sagesse, qui est un mot qui comporte un sens par lequel l'intérêt est atteint. D'autres choses ont été dites au titre des explications de celle-ci. D'autre part, on m'a informé au début de mon travail, que le nombre des sagesses, est au environ de cent soixante-dix. Je les ai disposées en dix-huit sections, comme c'est indiqué :
Saches, qu'Allah nous accorde la grâce d'aimer Ses Saints, les Gnostiques, que les excellentes qualités de l'auteur, qu'Allah Soit satisfait de lui, sont trop nombreuses pour être comptées, et trop magnifiques pour être épuisées. Sa renommée ne peut être cachée au lucide. Toutefois, nous devons citer quelque chose en sommaire.
Je dis qu'il n'y a pas de possibilité d'éluder le fait que Sidi Abû Madyan est, sans aucun doute, l'une des personnes d'excellence. Son nom est Shu'ayb Ben Ahmad Ben Ja'far Ben Shu'ayb, plus connu par Abû Madyan, Son fils Madyan, possédait des qualités bien connues et fut enterré au Caire dans la mosquée au grand dôme du Cheikh Abdul-Qâdir ad-Dashtûtî, qu'Allah soit satisfait de lui, qui se trouve à " Birkat al-Qar' " en dehors des murs [de la vile] à proximité de la partie orientale du Caire, son mausolée qui est beaucoup visité, dont la plupart des visiteurs témoignent de ses mérites.
Quant à l'auteur, qu'Allah soit satisfait de lui, sa tombe se trouve à Tlemcen et j'en parlerai un peu plus loin. Il était, qu'Allah soit satisfait de lui, beau, délicat, humble, ascète, scrupuleux et accompli. Il remembrait les nobles qualités de caractère, au cœur sain, éludant [les richesses de] ce bas monde. Et ce qui indique son ascétisme et sa vie scrupuleuse et son dévouement total à Dieu, est ce qui est rapporté dans ses sagesses, dont il dit dans l'une d'elles, qu'Allah soit satisfait de lui : "le dénuement (faqr) est une lumière, elle restera aussi longtemps que tu dissimule ton dénuement. Lorsque tu le manifestes, sa lumière le quitte." Il dit aussi : "Toute personne dans le besoin, à qui la prise est plus aimé que de donner, est trompeur. Il n'a pas senti le relent du besoin." Il avait coutume de dire, qu'Allah soit satisfait de lui : "Celui qui est occupé par [les richesses de] ce bas monde, devra supporter l'épreuve de son avilissement [dans la vie]." Il avait coutume de dire : "Le cœur n'a qu'une seule orientation à laquelle il est confronté, chaque fois qu'il s'oriente vers elle, il se détache des autres directions."
Chaque sagesse doit être écrite avec de l'or fluide. Il ne fait aucun doute que sa condition [spirituelle] a outrepassé ses maximes, parce que les paroles du gnostique sont incomparables à sa dimension [spirituelle]. Les maîtres de son époque ont été unanimes à le louer, comme tous ceux qui ont suivi leurs traces, jusqu'à nos jours. L'une des sources de soutien pour cette communauté, Sidi Abû-l-`Abbâs al-Mursî, qu'Allah soit satisfait de lui, quand il fut interrogé sur sa dimension spirituelle, il dit : "Je suis allé partout dans le royaume de Dieu, et puis j'ai vu Sidi Abû Madyan accroché au pied du Trône, il était à ce moment-là un homme blondin aux yeux bleus. Je lui ai demandé : "Quels sont tes sciences ? Quelle est ta station [spirituelle] ? Il a répondu : "Mes sciences sont soixante et onze en nombre. Quant à ma station, elle est celle du quatrième des quatre khalifes, et je suis à la tête des sept légataires (Abdâl)." Il fut interrogé, qu'Allah soit satisfait de lui, sur sa dimension [spirituelle], il répondit : "Mon rang est la station de la servitude [à Dieu], et les sciences de la divinité. Mes attributs s'approprient des attributs de Dieu. Ses sciences ont comblé mon ésotérique et mon exotérique. Sa lumière a éclairé ma terre et mon océan. Celui qui se fait proche [de Dieu] est celui qui le connaît. Nul n'est hissé en butte, sauf celui qui est alloué d'un cœur sain, mis à l'abri de l'altérité. Il n'y a rien dans le conteneur (cœur), que ce que son Seigneur a mis. Sans doute, le cœur des gnostiques flâne dans le royaume de l'Omnipotence (Malakût), "Et tu verras les montagnes - tu les crois figées - alors qu'elles passent comme des nuages." (Sourate an-Naml : [88])
Il est rapporté que Cheikh Abû 'Abdullah Muhammad Ben Hajjâj al-Maghribî, qu'Allah soit satisfait de lui, aurait dit : "J'ai entendu notre Cheikh, Abû Madyan Shu'ayb, qu'Allah soit satisfait de lui, dire à son assemblée : "Chaque légataire (Badal) est entre les mains du gnostique, car le royaume du légataire s'étend du ciel à la terre, et le royaume du gnostique est du Trône à l'étendue [de la terre]. Les vertus du légataire par rapport aux excellentes qualités du gnostique, ne sont qu'une lueur d'un éclat éblouissant de l'éclair. Le degré de la gnose, est un mouvant rapprochant la Présence divine, et une proximité de la Sainte Séance. Puis il dit : "le monisme (Tawhîd) est un secret, dont l'affaire englobe les deux univers." Puis il dit : "j'ai vu dans un rêve le Cheikh Abû Madyan dans une assemblée de gnostiques, qu'Allah soit satisfait d'eux. Je lui ai dit :"parle moi de la réalité de ton secret dans ton monisme (Tawhîd). Il me dit : "mon secret est aisé par des secrets des océans de la divinité, dont il n'est pas permis de les diffuser en dehors du cercle de ses adeptes, puisque l'indication est incapable de les décrire, et l'ardente jalousie s'éternise à les cacher. Ce sont des secrets, qui englobent l'existence, ne les saisit que celui qui est dépourvu de contrée, ou qui existe dans le monde de la réalité par son secret, animé dans la vie éternelle. Il flâne, par son secret, dans l'espace du royaume de l'Omnipotence (Malakût), et pâture dans les rosaces du royaume Informel (Jabarût), s'est approprié les Noms et Attributs [de Dieu], ensuite il s'est annihilé d'eux par la contemplation de l'Essence [de Dieu]. C'est là-bas mon séjour et ma patrie, mon confort et ma demeure, et [Dieu] le Réel, le Puissant et le Majestueux, Est aisé, n'a nullement besoin de quiconque, a manifesté les merveilles de son pouvoir dans mon existence, et s'Est tourné avec auspices et apothéose envers moi, et m'a dévoilé le sens caché de la réalisation [spirituelle]. Ma vie s'en tient à l'Unicité (wahdâniyya), et mon inexprimé dans la Singularité (fardaniyya), et mon esprit est fermement établi dans l'invisible. Le Possesseur de [mon âme] me dit : "O Shu'ayb, chaque jour est inédit pour Mes serviteurs, et ce que Nous avons est infini." Il me fut dit : "Ô Abû Madyan, qu'Allah t’accroisses de Ses lumières." Cheikh Abû 'Abdullah al-Maghribî dit : "au matin, je suis allé voir le Cheikh Abû Madyan et lui ai parlé de cet événement, il m'a confirmé son contenu et n'a rien réfuté."
Quant au lieu et la date de sa naissance, il est né en Andalousie en 492 de l'Hégire correspondant à 1098. Il se rendit plus tard à Fès et appris là-bas la jurisprudence, il s'y établi pendant une période jusqu'à ce qu'il acquit de quoi il avait besoin. Il fréquenta un grand nombre de maîtres, dont le très savant, Cheikh Abûl-Hassan Ben Ghâlib dont il pris de lui la majorité de ce qu'il a pu obtenir.
Il avait coutume de dire, qu'Allah soit satisfait de lui : "A mes débuts, lors de mes études, chaque fois que j'entendais un commentaire sur un verset ou sur le sens d'un Hadith, je m'en contentais et j'allais dans un endroit isolé en dehors de Fès, que j'avais perçu comme un refuge, et pour mettre en pratique ce que Dieu m'avait accordé de discernement. Chaque fois que j'étais seul, une gazelle venait à moi et apprivoisait le lieu de mon refuge. J'avais l'habitude de passer le long du chemin et les chiens du village, voisin de Fès, papillonnaient autour de moi et me contemplaient. Un jour, alors que j'étais a Fès, un homme, parmi mes connaissances de l'Andalousie, m'avait croisé, après que nous ayons échangé le salut, j'ai désiré accomplir un geste d'hospitalité, j'ai vendu un habit pour dix dirhams. J'ai cherché l'homme en question pour les lui remettre, mais je n'ai pu le trouver. Je les ai gardé sur moi, puis je suis sorti à mon lieu de retraite comme à mon accoutumée. Je suis passé par le village et les chiens se sont opposés à moi et m'ont empêché de passer, jusqu'à ce que quelqu'un jailli du village et s'interposa entre moi et eux. Lorsque j'atteignis ma retraite, la gazelle vint à moi comme d'habitude, mais lorsqu'elle me senti elle déguerpit aussitôt, par indignation. Je me suis dit : "Ces choses qui se passent face à moi, ne le sont qu'à cause des dirhams que j'ai sur moi." Je les ai jetés au très loin. Puis la gazelle s'est rassérénée, et revint à son habitude, en se rapprochant de moi. Quand je suis retournée à Fès j'ai pris les dirhams, et j'ai rencontré l'Andalou et les lui ai remis. Puis plus tard, je suis passé par le village qui se trouve sur le chemin de ma retraite, et les chiens papillonnaient autour de moi et me contemplaient, comme à l'habitude, et la gazelle vint à moi et me sentit de la ceinture jusqu'à mes pieds, et m'apprivoisa et resta ainsi un certain temps."
Lorsqu'il eut fini, qu'Allah soit satisfait de lui, de s'employer aux études des sciences exotériques, il aspira à ce qui est au-delà, c'est à dire la purification de son intérieur. Il prit les réalités de ses partisans. Il dit : qu'Allah soit satisfait de lui : "lorsque j'ai entendu parler des prodiges miraculeux de Sidi Abû Ya'za al-Maghribî, et de ses incessantes et excellentes qualités, j'eus le cœur rempli d'amour pour lui, en raison de sa parfaite conduite. J'ai décidé d'aller le voir avec un groupe de soufis (Fuqarâs). Lorsque nous le rencontrâmes, il se tourna vers l'ensemble du groupe, excepté moi. Quand la table fut dressée et le repas fut disposé, il m'empêcha de manger avec eux. Je suis resté dans cet état pendant trois jours. La faim me consuma, et je me suis laissé dévoyer par des mauvaises pensées qui se présentaient à moi. Je me suis alors dit : "lorsque le Cheikh se lèvera de sa place, j'immergerai mon visage dans l'emplacement de son siège." Quand il se leva, j'immergeai mon visage. En me levant, je ne pouvais rien voir. Je suis resté dans cet état toute la nuit en pleures. Au matin, le Cheikh m'appela, qu'Allah soit satisfait de lui, et me rapprocha près de lui. Je lui dit: "Sidi, je suis devenu aveugle, et maintenant je ne vois rien." Il passa sa main sur mes yeux et la vue revint. Puis passa sa main sur ma poitrine et les mauvaises pensées disparurent, ensuite je fus soulagé de la souffrance de la faim. A ce moment, je fus témoin des merveilles de ses bénédictions. Puis je lui demandais la permission d'aller à la Mecque, il m'autorisa et me dis : "tu vas rencontrer sur ton chemin un lion, ne sois pas effrayé, si malgré tout, la peur t'envahit, dis lui : "par l'inviolabilité des gens de la lumière, laisse moi !" Et c'est arrivé comme il l'avait prédit."
De là, il se dirigea, qu'Allah soit satisfait de lui, en Orient, paré par les signes de la sainteté (Wilaya). Il fréquenta les gens de la connaissance, et pu jouir [du savoir] des ascètes de l'orient et de ses hommes vertueux. Quant au Cheikh Abdul-Qâdir al-Jîlî, qu'Allah soit satisfait de lui, il le rencontra au mont 'Arafat et l'accompagna. Il pu parfaire par son entremise sa connaissance des nombreux hadiths dans la grande mosquée de la Mecque, puis le Cheikh Abdul-Qâdir le vêtit de la robe du Tasawwuf [caractérisée par ses multiples patchs], et lui transmit de ses secrets, et l'embellit d'habits de lumière. Sidi Abû Madyan, qu'Allah soit satisfait de lui, était fier de sa compagnie du Cheikh Abdul-Qâdir, il le comptait parmi les plus éminents de ses maîtres.
Quand il revint de son pèlerinage et de ses pérégrinations, il ne trouvait le plaisir que dans la ville de Bougie (Bijâyah) pour s'établir, il s'installa donc dans cette ville et l'adopta comme lieu de sa résidence. Il disait à son sujet : "elle est particulièrement recommandé pour quérir le licite." Au fil du temps, son état spirituel ne cessait de s'accroître en magnificence. Des délégations et des personnes nécessiteuses venaient à lui de tous les horizons. Il avait les connaissances visionnaires et les dévoilements.
Lorsqu'il fut largement célèbre, il fut dénoncé au Sultan Ya'qûb al-Mansûr, par certains des savants des sciences exotériques, [parmi eux le Cheikh Abû 'Ali al-Habbâk], ils soutenaient à son égard un faut jugement. Ils disaient au Sultan : "Il est inquiétant, on craint pour votre royaume, car il ressemble au Mahdi (signifiant l'Imam Mahdi [Ben Thumart]). Il a de nombreux adeptes dans la plupart des provinces". Le Sultan vit la crainte l'envahir, et s'intéressa à son sujet. Il le convoqua afin qu'il puisse l'examiner, et il écrivit à ses délégués à Bougie, de bien veiller sur lui et de le conduire dans les meilleures conditions possibles.
Lorsque le Cheikh fut prêt à voyager, il était difficile pour ses compagnons de supporter cela, ils ne tardèrent pas à ne pas se laisser résigner, et eurent un entretien avec lui à ce sujet. Il les fit taire et leur dit : "ma mort est proche, et il est décrété que je serai ensevelis dans les tombes de ces lieux, et il n'est pas possible d'éviter cela. Je suis devenu vieux et faible, et je ne suis pas capable de me déplacer. Allah, exalté Soit-Il, m'a envoyé quelqu'un pour me conduire à Lui en délicatesse, et me faire parvenir jusqu'à Lui par les meilleures façons. Je ne verrai pas le Sultan et il ne me verra pas." Les cœurs des disciples se dulcifièrent à cela, et ils réalisèrent que c'était l'un de ses prodiges miraculeux. Ils l'emmenèrent dans les meilleures conditions qu'ils soient, jusqu'à ce qu'ils atteignent les environs de Tlemcen [sur les hauteurs de 'Aïn Taqbâlet]. A ce moment là, apparut le mont d'al-'Ûbâd (Râbitat al-Eubâd), il dit aussitôt à ses compagnons, qu'Allah soit satisfait de lui : "Qu'est-ce qu'un bel endroit pour dormir !" Quand il arriva à "Wâdi Yusr", et en raison de la douleur très sévère qu'il eut, ses compagnons s'immobilisèrent, après qu'il leur eut dit : "faites moi descendre. Je n'ai rien à faire avec le Sultan ! Ce soir nous allons rendre visite aux frères." Puis, par cet nuit qu'il mit pied à terre dans les environs de Tlemcen, et se mit face à la Qibla, en répétant l'attestation de foi, et dit : "me voici ! (Et je m'empresse de venir à Vous, mon Seigneur, afin que vous soyez Satisfait.)" (Sourate Tâ-Ha: 84). Puis il dit : "Allah est le Réel", et son esprit quitta son corps. Ils emportèrent sa dépouille à al-'Ûbâd, qui est un village près de Tlemcen, et fut enterré. Son enterrement fut un grand événement et une noble manifestation. Ce jour là, le Cheikh Abû 'Ali al-Habbâk se tourna vers la repentance. On dit aussi que le Sultan al-Mansûr a été sanctionné par la mort quelques temps après.
Abû Madiyan Shu'ayb rendit l’âme vers 15 heures le 1er Muharram 594 de l'Hégire, correspondant au 13 novembre 1197. Il avait plus de quatre-vingts ans. Ceux qui s'intéressent à ses annales, assurent que la l'invocation devant sa tombe est exaucée. Sidi Muhammad al-Huwârî, l'affirme dans son livre [la vigilance] (at-Tanbih). Notre maître, Sidi Muhammad al-Bûzîdî, qu'Allah soit satisfait de lui, nous recommandait souvent de lui rendre visite. Il le mentionnait en bien et disait que l'invocation devant sa tombe est exaucée. Il avait coutume de dire : "La raison de mon voyage au Maroc était par ses bénédictions et par son autorisation. C'est parce que j'ai passé une nuit auprès de sa tombe et après avoir récité du Qorân, je m‘endormis. Il vint alors vers moi avec l’un de mes ancêtres [Bûzîd "al-Ghawth], ils me saluèrent puis il dit : va au Maroc, j’ai aplani la voie pour toi, je répondis : mais le Maroc est plein de serpent venimeux, je ne puis habiter là-bas. Alors il passa sa main bénie sur mon corps et dit : va et ne crains rien, je te protègerai contre tous les malheurs qui pourraient t’arriver ! Je m’éveillai tremblant d’une crainte révérencielle, puis immédiatement quittant sa tombe, je me dirigeai vers l’ouest et ce fut au Maroc, que je rencontrai le Cheikh Muhammad Ben Qaddûr al-Wakîlî, qu'Allah soit satisfait de lui !"
Parmi les choses dont j'ai été témoin de ses vertus lors de mes visites, une fois je voulais aller à Tlemcen pour une affaire importante, et j'ai donc demandé la permission à mon maître, qu'Allah soit satisfait de lui. Il m'a donné la permission et m'a recommandé de visiter Sidi Abû Madyan. Quand je suis arrivé, la pluie et l'extrême froid m'ont empêché de lui rendre visite. J'ai passé près de sept jours pour l'affaire laquelle je fusse allé, et qui est devenue extrêmement difficile pour moi à tous égards. Le septième jour, je me suis souvenu de la visite au Cheikh [Sidi Abû Madyan], qu'Allah soit satisfait de lui. Je me suis dit que je devais y aller puisque mon maître m'avait recommandé de lui rendre visite. Je suis allé à sa tombe et ai demandé sa bénédiction. Puis je suis retourné au lieu de ma résidence et j'ai dormi cette nuit. Au matin, un de nos amis est venu me voir et m'a dit : "Réjouis-toi, ton affaire est résolue !" J'ai dit : "comment le sais-tu ?" Il m'a dit : «Sidi Abû Madyan m'est apparu hier dans un rêve et m'a dit : " Dis à telle personne que ton affaire est résolue". La conversation n'était pas encore terminée, que quelqu'un vint nous voir pour nous confirmer l'accomplissement du motif de notre voyage. J'ai su à ce moment là, que le Cheikh [Sidi Abû Madyan], qu'Allah soit satisfait de lui, est un de ceux que l'on reçoit ses prérogatives en lui rendant visite.
Quant à ses prêches et ses élocutions, qu'Allah soit satisfait de lui, ils pénétraient les cœurs, en particulier des adeptes de l'amour et de la passion, au point que certains [de ses disciples] ont rendu l'âme dans ses assemblées.
Le Cheikh [Sidi Abû Madyan], ne s'est montré aux gens et ne faisait le rappel [de dieu], que lorsque il fut autorisé à le faire. Il est raconté qu'il est resté chez lui pendant près d'un an sans rencontrer personne, et ne sortait que pour la prière du vendredi. Des personnes se sont rassemblées devant la porte de sa maison et lui ont demandé de parler avec eux. Quand ils l'ont obligé il sortit, quelques moineaux qui étaient sur son toit ont pris la fuite à sa sortie, il est retourné chez lui en disant : «Si j'étais apte à discourir, les oiseaux ne m'auront pas fuit." Il est resté chez lui une autre année. Puis, quand il sortit, les oiseaux n'ont pas fuient, et il a commencé à parler aux gens. On dit que les oiseaux se mettaient en cercle autour de son assemblée, et que certains d'entre eux tombaient mort.
Quant à sa voie spirituelle (Tariqa) elle était sur une base solide, car il la saisit par la Shari'a et la commandait. L'une de ses sagesses disait : "Il n'y a aucun moyen d'arriver à Allah qu'en suivant le Messager." Beaucoup de personnes ont tiré bénéfice de ses enseignements.
Il a été rapporté à son sujet que près de trois cents gnostiques, au-dehors des vertueux, ont émergés de son cercle [d'éducation]. Abû Abdullah al-Fâsî al-Saghîr, a écrit dans son ouvrage "al-Minah al-Birriyah" lors de son commentaire sur la voie du Cheikh Abû Madyan, qu'Allah soit satisfait de lui, le texte suivant: "Trois cents pôles (Qotb) ont émergé de son cercle en dehors des personnes vertueux". Il avait coutume de dire, dans ses assemblées, "Le maître est celui qui te raffine par ses nobles caractères, et t'enseigne la courtoisie en baissant son regard, et illumine ton interne par sa luminescence."
On dit qu'un homme est venu assister à une de ses assemblées, dans le but de s'opposer à lui. Lorsque le récitant a commencé à lire, le Cheikh lui dit : "Attends un peu." Puis se tourna vers l'homme et lui dit : "Pourquoi es-tu venu ?" Il lui dit : «Afin de m'inspirer de tes lumières." Le Cheikh lui dit : "Qu'est-ce que tu as dans ta poche ?" Il dit : "Un exemplaire du Qorân." Il lui dit : "Ouvre-le, et lis la première ligne, et tu auras ce que tu as besoin." Quand il l'ouvrit et regarda la première ligne, il y trouva, «Ainsi fut la fin de ceux qui avaient traité Shu`ayb d'imposteur, comme s'ils n'avaient jamais hanté ces demeures , ce sont eux qui furent les perdants.." (Sourate al-A'raf: 91). Le Cheikh lui dit : "N'est-ce pas assez pour toi ?" L'homme a reconnu sa mauvaise foi et s'est repentit (Tawbah) et son état s'est vu réformé en conformité, et il ne s'est jamais plus séparé de lui après cela.
Un de ses élèves dont la femme l'avait irrité la veille, vint et avait l'intention de se séparer d'elle. Lorsque le Cheikh l'a vu, il lui dit : "garde ton épouse et crains Allah" (Sourate Al-Ahzab : 37). L'homme dit : "Par Allah, je n'avais parlé à personne de ce sujet." Le Cheikh lui dit, qu'Allah soit satisfait de lui : "Quand tu es entré dans la mosquée, j'ai vu ce verset écrit sur ton burnous, et j'ai su ton intention."
Parmi ses prodiges miraculeux, qu'Allah soit satisfait de lui, est qu'il parlait des sujets de la réalité (haqâ'iq) après la prière de l'Aube (Fajr) dans la mosquée d'al-Khidr dans une ville de l'Andalousie. Les moines d'un monastère connu sous le nom du "monastère du Roi" ont entendu parler de lui. Ils étaient au nombre de soixante-dix. Dix des plus imminents d'entre eux sont venus à la mosquée pour tester [le Cheikh], et ils se sont déguisés et habillés en musulmans. Ils sont entrés dans la mosquée et se sont assis avec les gens pour l'écouter. Personne ne savait rien d'eux à ce moment. Quand le Cheikh a voulu parler, il devint silencieux jusqu'à ce qu'un homme qui était tailleur entra et le Cheikh lui dit : "Qu'est ce qui t'as retenu ? Il lui dit : "Sidi, je devais terminer les dix coiffures que vous m'avez commandé hier." Le Cheikh les pris et se leva et habillât chacun des moines une coiffure. Les gens étaient étonnés de cela, et pourtant personne ne connaissait l'histoire. Puis le Cheikh a commencé à parler. Parmi ce qu'il disait : «Fuqarâs ! Quand la brise de l'apothéose souffle de la part du Réel, Exalté Soit-Il, sur les cœurs illuminés, elle éteint toutes les lumières." Puis le Cheikh souffla, qu'Allah soit satisfait de lui, et toutes les bougies de la mosquée s'éteignirent, et il y avait plus de trente bougies. Puis le Cheikh se tut et baissa les yeux et personne ne pouvait parler en raison de la grandeur de sa crainte révérencielle. Puis il leva la tête et dit : «Il n'y a de dieu qu'Allah. Fuqarâs ! Quand les lumières de la grâce brillent sur les cœurs inanimés, ils prennent vie et chaque obscurité est éclairée pour eux." Puis il souffla et les bougies s'allumèrent de nouveau, et elles s'excitèrent et se balancèrent de droite à gauche au point qu'elles faillirent se joindre. Puis le Cheikh parla d'un verset faisant mention de prosternation et il se prosterna et l'assemblée se prosterna y compris les moines de peur d'être découverts. Le Cheikh dit dans sa prostration, "O Allah, Vous connaissez le mieux la gestion de Vos créatures et ce qui est bénéfique pour Vos serviteurs. Ces moines sont en harmonie avec les musulmans dans leurs vêtements et dans leur prostration à Vous. Nous avons transformé leur apparence extérieure, et personne d'autre que Vous ne peut changer leur l'intérieur. Je les ai installé à la table de Votre générosité, délivrez les donc du fait de Vous attribuer des partenaires et de la tyrannie. Faites les sortir des ténèbres de l'abjuration à la lumière de la foi." Lorsque les moines ont levé leurs têtes, ils avaient oublié ce qui précédemment les laissait isolés [de la vérité], et ils eurent terminé avec l'égarement et la tyrannie. Puis ils se sont dirigés vers le Cheikh et se sont détournés de leur mécréance, en larmes abondantes et le cœur en deuil. Les gens criaient et pleuraient à cause de leur lamentation. Cette journée fut singulière. Trois personnes sont mortes dans cette assemblée. Leur histoire arriva aux oreilles du Roi, il se montra généreux envers eux et les honora. Le Cheikh fut très joyeux à cela et il remercia Allah pour Ses bienfaits.
Parmi ses supplications, qu'Allah soit satisfait de lui : "O Allah, Vous avez la connaissance et elle m'est voilée. Je ne sais pas [la réalité] d'une chose pour que je puisse la choisir pour moi. Je remets mon affaire à Vous, et je Vous ai espéré lors de mon besoin et mon dénuement. Guidez-moi, ô Allah vers les choses que Vous préférez, et que Vous agréez, et qu'elles soient bien guidées dans leur fin ultime, car Vous faites ce que Vous voulez par Votre puissance. Vous avez le pouvoir sur toute chose."
Quant à ses poèmes, ils sont trop nombreux pour être comptés, le porteur de notre grâce, Cheikh Sidi Muhammad al-Bouzîdî, employait quelques uns de ses poèmes dans le chant mélodieux, tout comme la majorité des gnostiques et dont les recueils des odes renferment. Il y a aussi beaucoup de poésies et de proses qu'aucun écrivain ne pourrait les énumérer, et qui montrent sa grande disposition dans la gnose.
En résumé, il était, qu'Allah soit satisfait de lui, l'un de ceux en qui les excellentes qualités ont été perfectionnées. Il n'y a pas moyen d'éviter le fait que le temps sera peu susceptible de produire un autre comme lui.
Louange à Allah qui a mis en tout lieu des maîtres, et en tout temps des dirigeants, par bénédiction de Dieu sur Sa création. "Quiconque nie l'existence des élus de Dieu, par son ignorance et sa stupidité, alors c'est une preuve qu'il a été privé."......
Traduit par Derwish al-Alawi
Les Amis du Cheikh Ahmed al-Alawi
Cet enseignement est venu en quelque sorte fusionner avec celui des premiers maîtres de la Shâdhiliyya, puis s’est transmis au sein de cette voie spirituelle et renouvelé avec chaque maître majeur, les formes variant beaucoup selon les individus mais le fond restant le même. On peut citer ici, parmi les principaux maîtres, pour ce qui concerne la Shâdhiliyya nord-africaine, les noms d’Abû l-‘Abbâs al-Mursî, andalou d’origine mais également saint patron d’Alexandrie, Ibn ‘Atâ Allah (un égyptien dont les aphorismes ont contribué de façon décisive à la diffusion de cette voie), Ahmad Zarrûq, ‘Abd al-Rahmân al-Majdûb, les Fâsîs dont surtout Abû l-Mahâsin Yûsef, et Moulay al-'Arabi Ben Ahmad ad-Darqâwi.
Héritier de cet enseignement qui remonte, avec une étonnante continuité tout au long de sept siècles, jusqu’à Abû Madiyan, le Cheikh al-Alawi a développé, à partir du commentaire des Hikam, un ample traité de tasawwuf qui reprend la majeure partie des enseignements fondamentaux du soufisme Shâdhilî maghrébin, traité dont l’architecture est fournie par la classification en 18 grands thèmes des 180 aphorismes retenus.
Un prologue permet tout d’abord au Cheikh d’expliquer les raisons qui l’ont conduit à entreprendre son commentaire puis de présenter la vie et l’œuvre d’Abû Madiyan.
L’auteur entame alors un premier chapitre relatif aux vices de l’âme et aux remèdes correspondants, consacré à montrer que la quête spirituelle est le principal objectif que doit se fixer tout être humain, mais que c’est son propre ego (nafs), au travers de ses désirs, caprices, passions et vaines prétentions, qui constituera pour lui le principal obstacle.
Les chapitres II & III traitent du thème des fréquentations : qui suit la voie doit éviter de fréquenter les profanes mais également les innovateurs (dont, paradoxalement, ceux qui traitent eux-mêmes les soufis d’innovateurs), c’est-à-dire ceux qui vivent en marge des conceptions traditionnelles et risquent donc d’influer sur le disciple qui finira, s’il n’y prend garde, par revenir à son état d’ignorance initial. Il s’agit là de mettre en pratique la parole suivante du Prophète : « Le mauvais compagnon ressemble au forgeron : même si son feu ne te brûle pas, tu subis tout de même la mauvaise odeur de sa forge. » Il est encore plus nécessaire d’éviter ceux des savants dont la science se limite à l’extérieur de la Révélation.
C’est en commentant l’aphorisme : « La décadence de la masse se traduit par l’apparition de gouvernants iniques ; celle de l’élite conduit à l’apparition d’imposteurs (dajjâl) qui détruisent la religion de l’intérieur » que le Cheikh s’en prend tout particulièrement aux mouvements politico-religieux dits réformistes de la fin du XIXe et du début du XXe, faisant allusion au verset (2, 11-12) : Lorsqu’on leur dit : « Ne semez pas la corruption sur terre », ils répondent : « Nous ne sommes que des réformateurs ! » Non ! Ce sont bien eux les corrupteurs, mais ils n’en ont même pas conscience.
C’est également dans Le chapitre III que le Cheikh détaille les différents degrés de déviation et d’imposture que l’on rencontre au sein même du soufisme, dressant ce triste constat : « La plupart des gens qui sont rattachés à la voie ne font que se raconter les uns aux autres les histoires des soufis du passé. Ils disent par exemple que Sidi Untel faisait ceci, que tel autre était ainsi, et que les pieux anciens agissaient de telle façon.
Les récits sur la vie des justes du passé ne leur servent que de réservoirs à histoires, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la décadence du soufisme se traduise par l’apparition de faux maîtres, que les divisions et le sectarisme aillent en augmentant, que l’objectif même de la voie finisse par être incompris et qu’il ne reste plus de celle-ci que le nom et une forme de réunion périodique. Le fruit de la voie disparaissant et sa nature se modifiant […] Il est vraiment triste de constater que le soufisme, qui était avant une réalité en acte que son éminence et son élévation rendaient inaccessible aux gens à prétentions spirituelles, s’est réduit peu à peu à de simples discours.
Aujourd’hui, on voit les gens en discuter à l’aide de termes techniques, et avec eux, il s’est transformé en une discipline qui se transmet extérieurement ; ils en ont même fait une “matière” que l’on peut étudier comme n’importe quelle autre. Le plus incroyable, c’est qu’ils sont tellement experts dans la manière d’en parler que l’on finit par croire qu’ils l’ont vraiment goûté, d’autant qu’ils savent emprunter aux soufis leur aspect et leurs manières. Du coup, l’authentique finit tellement par se cacher au milieu des contrefaçons, qu’il semble presque disparaître. »
Al-Mawâd al-Ghaythiyya l-nâshi’a ‘an al-Hikam al-Ghawthiyya (1) est l’œuvre la plus volumineuse du Cheikh al-Alawi (2) et constitue un authentique traité de soufisme contemporain à destination de ses disciples et, plus généralement, des adeptes de cette tarîqa d’origine Shâdhilî. Cet ouvrage, dans lequel le caractère didactique de la méthode spirituelle se manifeste clairement, consiste en un commentaire systématique des Hikam (aphorismes) d’Abû Madiyan (m. 594/1198), le célèbre soufi originaire de Séville et enterré à proximité de Tlemcen (Mont al-'Ubbâd), en Algérie.
C’est en septembre 1910 que le Cheikh en termina la rédaction, c’est-à-dire un an après la mort de son maître spirituel, le Cheikh Muhammad al-Bûzîdî. Dans l’introduction du livre, le Cheikh expose clairement les raisons de sa démarche : " Pour commencer, nous devons dire que cela fait plus de seize ans que nous avons commencé à nous intéresser à ces nobles aphorismes (hikam), en compagnie d’un groupe de frères qui nous guidaient vers Dieu à travers les stations spirituelles de l’excellence (Ihsan). Cette lecture nous apporta sérénité et épanouissement spirituels, en raison des vérités (haqâ’iq) et des précisions subtiles (raqâ’iq) qu’ils contiennent, et c’est une particularité de ces aphorismes que de clarifier grandement les enseignements spirituels (3). "
Le Cheikh nous dit qu’à partir de ce moment, il ressentit le vif désir de faire tout son possible pour écrire un commentaire de cette œuvre. Il constatait que personne jusqu’alors n’avait réalisé un travail complet sur ces Hikam d’Abû Madiyan, contrairement à ce qui s’était produit pour d’autres livres de même nature (4).
Plein de ferveur, le Cheikh fit le vœu suivant : " Si Dieu me prête vie, me prend en charge dans Sa grâce, me comble de bienfaits comme à Son habitude, "élargit" ma poitrine, dénoue le nœud de ma langue (5) et rend mes paroles compréhensibles afin que je puisse expliciter certaines des significations de son œuvre, j’en écrirai un jour un commentaire pour bénéficier de sa bénédiction et mettre en évidence sa grande valeur (6). "
Mais après ce vœu, seize années (7) s’écoulèrent, et ce n’est qu’une fois devenu lui-même maître spirituel d’une branche de la Shâdhiliyya Darqâwiyya, succédant ainsi au Cheikh Muhammad al-Bûzîdî, décédé en 1909, qu’il entama la rédaction des Mawâd.
Ces données permettent d’affirmer que le premier contact du Cheikh avec les Hikam date de son rattachement à la tarîqa (8). Il est donc logique de penser que cette première " lecture " dont il est question faisait partie d’un enseignement spirituel plus général dispensé à ceux qui rejoignaient cette confrérie soufie, dont le chef était alors le Cheikh Muhammad al-Bûzîdî .
Mais cette utilisation pédagogique des Hikam n’est pas la seule preuve d’une influence d’Abû Madiyan sur ces milieux soufis. Le Cheikh al-Alawi nous parle également de la grande bénédiction (baraka) qu’apporte une visite à la tombe de ce saint, et signale que son propre maître insistait souvent sur l’importance de cette visite ; d’ailleurs, c’est en accomplissant une telle visite que le Cheikh Muhammad al-Bûzîdî , sous l’impulsion duquel la tarîqa allait prendre un nouvel essor, avait reçu d’Abû Madiyan, en songe, l’autorisation de se rendre au Maroc à la recherche de son maître, ainsi que sa bénédiction (9).
L’anecdote suivante permet d’illustrer la nature du lien très étroit qui unit les deux hommes : à la mort du Cheikh Muhammad al-Bûzîdî , de nombreux membres du groupe eurent des rêves dont le contenu était clairement en relation avec la question de l’héritage spirituel du défunt, et bien des indices témoignaient du rôle que le Cheikh al-Alawi allait être appelé à jouer (10). L’un de ces songes est celui d’un certain Muhammad Ben Thuriyya : " Je voyais le Cheikh Ahmad Ibn Alîwa assis juste dans le disque solaire, au quatrième ciel, les mains posées sur les genoux, comme s’il se recueillait en lui-même. A ses pieds, il y avait un ruisseau qui courrait. Il tenait à la main un godet blanc décoré de trois filaments verts incrustés, et donnait à boire aux gens. Sidi Abû Madiyan al-Ghawth, qui se trouvait à sa droite, et Abû l-‘Abbâs al-Mursî, qui se tenait à sa gauche, lui disaient :
"Donne-leur à boire, Ahmad, car tu es le seul échanson de cette époque (11). "
Un autre élément remarquable de cette vision, c’est qu’on y voit côte à côte Abû Madiyan et Abû l-‘Abbâs al-Mursî, second fondateur de la Shâdhiliyya et andalou tout comme lui. Cela montre qu’il existe une conscience claire d’une origine spirituelle commune, conscience qui se maintient de façon " naturelle " dans ce milieu Shâdhilî contemporain (12).
Mais quelle sorte de relation existe-t-il entre Abû Madiyan et cette branche de la Shâdhiliyya, pour laquelle il représente incontestablement une importante référence ?
Nous ne pouvons affirmer l’existence d’une telle relation sur la base de points communs dans l’enseignement ou la méthode spirituelle, car nous ne disposons pas de preuves textuelles à cet égard, excepté quelques données éparses qui n’ont de toute façon qu’un caractère très général.
Dans son étude sur l’œuvre d’Abû Madiyan, Vincent Cornell fait allusion à cette influence particulière, en l’attribuant au fait qu’Abû Madiyan, comme allaient le faire plus tard les Shâdhilîs, ne considérait pas le soufisme comme une voie d’ascétisme et de contemplation exclusive, mais pensait au contraire qu’il devait être intégré au milieu social et jouer un rôle salvateur au sein de la communauté des croyants (13). Cette caractéristique est cependant commune aux différentes turuq qui apparaissent dans l’ensemble du monde musulman à partir du VIIe-XIIIe siècle, et qui représentent une nouvelle manifestation du soufisme, ou plutôt une adaptation obéissant à toutes sortes de nécessités particulières. Notons au passage que, dans la Shâdhiliyya, " social " ne veut pas dire " politique ", et en ce sens, les apparences peuvent être trompeuses. Si le saint Shâdhilî semble avoir une initiative d’ordre politique, comme nous le verrons plus loin, c’est sous l’effet d’un rayonnement bénéfique qui ne l’implique lui-même en rien dans les affaires de ce monde (14).
En tous cas, ce sont bien les maîtres Shâdhilîs qui ont le plus contribué à faire reconnaître au saint andalou son titre de ghawth, " intercesseur divin ", par lequel Abû Madiyan est connu, tout particulièrement au Maghreb, titre qui correspond à un degré et une fonction spécifiques dans l’organisation hiérarchique du soufisme. Pourtant, leur action ne s’explique ni par l’existence d’un lien particulier qui puisse la justifier (15), ni par une œuvre écrite qui aurait laissé l’empreinte de ses enseignements dans la doctrine Shâdhilî (16).
L’influence d’Abû Madiyan, d’un point de vue plus objectif et vérifiable, se mesure au nombre très important de disciples et partisans qu’il a, directement ou indirectement, profondément marqués, et dont bon nombre, à leur tour, furent plus tard en contact avec les premiers maîtres de la Shâdhiliyya (17). Ce sont donc ses disciples, plutôt que ses écrits, qui ont porté témoignage de sa haute station spirituelle, disciples auxquels on doit de plus la transmission de son enseignement, ce qui est, par ailleurs, également le cas pour les deux fondateurs de la voie Shâdhilî.
Ainsi, plusieurs saints et maîtres trouvent en Abû Madiyan leur point de convergence, et c’est pourquoi ce dernier est devenu une référence essentielle du soufisme comme le signale R. Brunschvicg : " Sa réussite, c’est d’avoir réalisé, d’une manière accessible à ses auditeurs, l’heureuse synthèse des influences diverses qu’il avait subies (18). " Ces influences sont celles du soufisme populaire de souche berbère d’une part et, d’autre part, celles du soufisme doctrinal, dans ses deux versions hispano-andalouse et orientale, auquel se rattachaient ses différents maîtres (19).
C’est dans le contexte du soufisme Shâdhilî Maghrebo-Andalou que transparaît le mieux le résultat de cette synthèse ; nous pouvons l’apprécier, par exemple, au travers de la capacité d’expression spontanée et subtile caractéristique de ce type de soufisme : utilisant un langage simple et élaboré à la fois, il permet de découvrir, au sein même de l’ordinaire et du quotidien, des éléments de méditation et le matériel pédagogique de l’enseignement spirituel. Cette spiritualité, dans laquelle expérience immédiate et abstraction métaphysique se mêlent, apparaît comme une expression originale qui réalise la synthèse de mondes bien différents (20).
Héritier de cette tradition qui remonte, avec une étonnante continuité tout au long de sept siècles, jusqu’à Abû Madiyan, le Cheikh al-Alawi a développé, à partir du commentaire des Hikam, un ample traité de tasawwuf qui reprend la majeure partie des enseignements fondamentaux du soufisme Shâdhilî maghrébin. Par conséquent, les Mawâd sont un exemple de plus de la façon dont cette voie a interprété l’enseignement essentiellement oral du maître sévillan et l’a intégré à son propre enseignement.
La construction de cet ouvrage obéit à des critères pratiques et pédagogiques que le Cheikh présente dans son introduction. L’auteur explique avoir commencé par réaliser une sélection des Hikam, après en avoir collationné plusieurs copies et en suivant ses propres critères d’authentification. Ensuite, à partir de cette sélection, il a regroupé les aphorismes en fonction de leurs relations d’affinité, procédé qui lui paraissait le plus opportun au moment d’en entreprendre le commentaire (21).
Au total, le Cheikh a retenu 180 aphorismes, répartis en 18 chapitres qui correspondent aux principales étapes de la voie spirituelle (22). L’auteur traite en premier lieu des vices de l’âme et des remèdes correspondants, puis suit tout ce qui se rapporte au respect des convenances spirituelles (adab) que l’aspirant (murîd) doit prendre en compte dans les différentes situations qu’il rencontre. Puis il en vient à l’analyse des thèmes classiques du soufisme que sont la science utile (‘Ilm al-nâfi‘), le souvenir de Dieu (dhikr), la vigilance intérieure (murâqaba), la remise confiante à Dieu (Tawwakul), l’indigence spirituelle (faqr), la pureté d’intention (ikhlâs), l’amour (mahabba), etc. Les derniers chapitres sont consacrés aux états, paroles et actes du ‘Arif (23), une fois qu’il a obtenu l’extinction (fanâ’) ; l’ensemble se termine par un chapitre sur l’anonymat (khumûl) du ‘Arif (24).
Comme nous l’avons déjà souligné, les Mawâd sont en soi un véritable traité de soufisme, plus qu’un commentaire proprement dit. L’auteur utilise une terminologie classique, sans cependant en faire un usage excessivement restrictif. Il s’en remet souvent aux autorités classiques, qu’il cite beaucoup, et recourt fréquemment à la poésie, principalement celle d’Ibn al-Fârid, dans le but de rendre son discours expressif et convaincant. En tant que manuel de réflexion et d’enseignement à destination du disciple, les Mawâd appartiennent à ce que nous pourrions appeler la " science du soufisme " (‘Ilm al-Tasawwuf), dont les principes doctrinaux s’appuient sur des sources traditionnelles bien établies.
Cependant, le véritable intérêt de ce livre, c’est qu’il représente une tentative réussie d’actualisation et de rénovation de cette science. " A chaque époque, la réalité divine inspire aux savants les propos les plus appropriés pour leurs contemporains " dit un aphorisme d’Abû Madiyan. Pour le Cheikh al-Alawi, il s’agit là d’une conséquence directe du fameux hadîth : " Les savants de ma communauté sont les héritiers des prophètes (25). "
Si nous analysons plus en détail cette vision rénovatrice, nous pouvons voir que le Cheikh la considère comme un aspect essentiel de la fonction prophétique, qui se voit ainsi adaptée en permanence aux circonstances de temps et de lieu par le biais des maîtres majeurs. Le saint investi de cette fonction trouve dans les significations du Livre sacré ce qui convient à son époque et en extraie ce qui, jusque-là, était resté secret (26).
" Sache que les savants de la communauté (‘Ulâma’ al-umma) ont pour rôle d’extraire les vérités du Coran, un peu à la façon dont les chimistes procèdent avec les minéraux, s’agissant de leur propriétés physiques… "
" On peut voir que la terre, qui est bien antérieure à la création de l’homme, contient de nombreux minéraux. Les scientifiques n’ont pourtant découvert les ressources du sous-sol que petit à petit, et ils ne découvrent en fait que ce qui doit apparaître et ce dont a besoin chaque époque… "
" Vois comme on extraie chaque jour de la terre quelque chose qu’on ne pouvait extraire la veille, alors même que tout ce qui s’y trouve fut créé en même temps… "
" Sache que la terre doit faire sortir ce qu’elle contient et épuiser jusqu’au bout les trésors et matières précieuses qu’elle renferme, en fonction des nécessités de chaque époque, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que de la terre pure. Ce sera alors le signe qu’elle a atteint le terme de son existence, de même que ses habitants. Quand la terre sera nivelée, qu’elle rejettera son contenu, qu’elle se videra, qu’elle écoutera son Seigneur et fera ce qu’elle doit (Cor. 84, 3-5)... " (27)
Cette citation illustre très bien en quoi est nécessaire, selon le Cheikh, cette fonction prophétique qui fait de la Révélation une vérité immuable et dynamique à la fois. Ce rôle d’interprétation et d’actualisation de la Révélation (28) est l’un des axes fondamentaux de la tradition Shâdhilî, présent dès l’origine de celle-ci.
P. Nwyia avait déjà clairement identifié ce point lorsqu’il signalait qu’à l’origine il y a, non pas l’apparition d’une nouvelle doctrine, mais le prestige religieux d’une personnalité hors pair qui a conscience d’incarner une mission de sainteté prophétique et qui apparaît, aux yeux des autres, comme investie de pouvoirs surnaturels spéciaux. En termes plus techniques, il y a une personnalité qui est reconnue ou qui s’impose comme pôle divin des croyants (Qutb Rabbânî) et intercesseur universel (al-Ghawth al-jâmi‘) (29). "
Il semble donc évident que les maîtres Shâdhilîs voient dans la figure d’Abû Madiyan un exemple de cette fonction de sainteté prophétique, telle qu’ils l’entendent. L’homme auquel échoit par élection divine une telle responsabilité est, par nature, " esprit fait chair ". Ses paroles et sa personne font partie du mandat divin, et par conséquent, il n’est pas tenu d’argumenter. Plus encore, le fait même de ne laisser aucun écrit est une preuve de cette mission à caractère prophétique (30).
Autre conséquence, son langage se doit d’être le plus universel possible, afin que toute la communauté des croyants puisse bénéficier de son intervention et de sa présence. Ses paroles trouvent leur origine dans le Coran et le hadîth, desquels il extraie nécessairement ressources terminologiques et significations. Le saint héritier de la prophétie présente son enseignement sous une forme extérieure qui est extrêmement simple mais recouvre une ample gamme de possibilités, ce qui lui permet de s’adapter au besoin spirituel de chacun. Comme nous l’avons signalé plus haut, c’est cette fonction prophétique qui explique les événements politiques qui marquent souvent la vie publique de ce type de saint. Abû Madiyan en est lui-même l’exemple, puisqu’on l’accusa auprès du sultan d’avoir des ambitions politico-religieuses.
Même Ibn Mashîsh, qui vivait retiré du monde, mourut dans d’étranges circonstances. Il s’agit toujours d’événements difficiles à établir historiquement ou dont il s’avère impossible de connaître les vraies raisons. La seule certitude que nous ayons, c’est qu’ils sont la conséquence du rayonnement du saint sur le peuple, un rayonnement qui, bien qu’exempt de toute volonté de pouvoir temporel (31), finit par exercer une influence sur ce dernier et s’y intégrer d’une certaine façon (32).
L’auteur des Mawâd signale que ce sont l’amplitude et la justesse des paroles du ‘Arif qui les rendent applicables à tous les cas et leur évitent de perturber l’esprit des auditeurs. Celui qui est autorisé à transmettre la Vérité et s’en voit confier la responsabilité sait comment se faire comprendre de ses interlocuteurs, et c’est pourquoi ces derniers sont intérieurement conquis et le reconnaissent (33). Selon le Cheikh al-Alawi, si cette faculté fait défaut au ‘Arif, c’est qu’il n’a pas atteint la stabilité voulue (thabât), associée à la phase " descendante " (rujû‘) de la réalisation spirituelle, et qu’il se trouve sous le contrôle d’un état d’ivresse (sukr). C’est donc d’un manque de maturité spirituelle qu’il s’agit (34).
Un dernier point mérite réflexion et doit être correctement interprété : il s’agit de cette " indépendance spirituelle ", en marge de la transmission régulière proprement dite, que l’on peut constater tant chez Abû Madiyan que chez quelques autres maîtres shâdhilîs. Elle apparaît notamment dans la réponse d’Abû l-Hasan al-Shâdhilî, telle que la rapportent les Latâ-if al-minan, à la question de savoir qui est son maître : " Je me rattachais auparavant au Cheikh ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh, maintenant je ne me réclame plus de personne (35)... "
Ceci nous conduit à aborder un sujet quelque peu obscur, mais qui a un lien direct avec tout ce qui précède. Toujours dans les Latâ-if al-minan, nous pouvons voir que le Cheikh Abû l-‘Abbâs al-Mursî affirme que " notre voie ne se rattache ni aux Orientaux ni aux Occidentaux, mais remonte en ligne droite à Hasan, fils de Ali Ibn Abî Tâlib, qui fut le premier des Pôles. En effet, la détermination de la succession des Cheikhs ne s’impose qu’aux voies fondées sur la modalité de la khirqa, car celle-ci fonctionne par la transmission (riwâya) ; or dans toute transmission doivent être précisés les hommes qui composent la chaîne initiatique. Quant à notre voie, elle consiste en une direction spirituelle (hidâya) dans laquelle Dieu peut attirer à Lui Son serviteur sans qu’il ne se soumette à un maître vivant (36)... "
Quant aux Mawâd, nous y trouvons en fin d’ouvrage une référence à cet héritage prophétique, comme étant une spécificité du ‘Arif investi de la mission de guider vers Dieu (al-dâllî ilâ Allah). Le Cheikh explique que ce dernier est assisté en permanence par l’esprit d’une inspiration révélée (wahy al-Ilhâm), de telle sorte que ses connaissances (‘ulûm) procèdent exclusivement de Dieu, précisant que si la Révélation est close d’un point de vue législatif (min haythu l-ahkâm), elle ne l’est pas du point de vue de la connaissance inspirée (Ilhâm) (37), qui est le lien direct (râbita) qui rattache le ‘ârif à la Présence divine (38).
" C’est l’une des plus nobles stations, ajoute-t-il un peu plus loin... Elle donne à qui la possède une compréhension parfaite (fahm) de ce qui convient à chaque chose et à chaque moment. Ce modèle de conduite, c’est l’intelligence toute de sagesse (fattâna) dont disposent nécessairement les envoyés de Dieu (39). "
Tel fut le cas d’Abû Madiyan. Eduqué par des maîtres d’Orient et d’Occident, vénéré par le peuple et les plus grands saints, il se démarque comme une figure indépendante, détentrice d’une connaissance exclusive. Les qualités prophétiques que nous avons soulignées se manifestent en lui d’une façon incomparable. Pour les maîtres Shâdhilîs, son pouvoir d’intercession procède de la mission à laquelle eux-mêmes participent, mission qui est l’une des composantes fondamentales de cette fonction qu’ils représentent, tout comme lui, parmi la communauté des croyants, et qui consiste à garantir le bien-être spirituel de chacun, tout en préservant l’accès aux différents degrés de la réalisation spirituelle.
Le chapitre IV est consacré au thème du maître spirituel et aux qualités que doit acquérir le disciple. De façon classique, le Cheikh affirme le caractère indispensable du maître éducateur, en distinguant nettement cette catégorie de Cheikh, apte à transformer le disciple, de celle dont le rôle se limite à la transmission de sciences formelles. Commentant l’aphorisme : « Le véritable maître, c’est celui qui te forme par sa façon d’être, t’éduque par son simple silence, et dont l’illumination éclaire ton intérieur », l’auteur insiste sur le fait que c’est l’état spirituel du maître qui rend son enseignement opératif, et non ses discours.
Son action doit uniquement consister à amener le disciple à Dieu et rien d’autre. « Ton maître, affirme encore le Cheikh, c’est celui qui t’arrache à ton âme et te fait entrer en présence de la réalité divine, jusqu’au point où, levant le regard, tu ne vois rien d’autre qu’Elle. Puis, il continue à t’accompagner pour que ton éducation soit parfaite du point de vue de la Loi… Le maître, c’est celui qui te jette dans l’extinction, à tel point que tu deviens comme inexistant, puis qui te fait remonter au plus haut de la station de la subsistance, comme si tu n’avais jamais cessé d’être. Le maître, c’est celui qui s’empare de toi dans la création, et te remplace par la Vérité.
Le maître, ce n’est pas celui qui se borne à t’appeler, mais celui qui t’amène à Le rejoindre. Le maître est comme un père ; or, un père n’est tel que s’il est bien la cause seconde de l’existence de son fils. » La suite de ce chapitre est consacrée au comportement du disciple avec l’ensemble des êtres, chacun en fonction de sa catégorie : c’est le thème bien connu de l’adab dont un dicton nous dit qu’il est ce en quoi tient tout le soufisme.
Le chapitre V traite de la science, c’est-à-dire la science utile (‘Ilm al-nâfi‘), celle qui permet au disciple de comprendre véritablement sa tradition. Ce terme de science englobe donc plusieurs types de connaissance, depuis le fiqh et l’ensemble des sciences traditionnelles jusqu’à la science divine elle-même, en passant par la doctrine de l’unicité (Tawhîd), aussi bien l’extérieure que l’intérieure.
C’est l’occasion pour le Cheikh de mettre en garde le disciple contre les risques d’un savoir purement formel : « Le sens de tout cela, c’est que le savoir religieux (fiqh) n’est louable que s’il est acquis pour Dieu. Voilà pourquoi il y a très peu de véritables experts de la Loi (fuqahâ’), conformément à la parole du Prophète : “Combien connaissent le fiqh tout en manquant de clairvoyance (laysa bifaqîh) !” Farqad al-Sabakhî raconte qu’il consulta une fois Hasan al-Basrî sur une disposition de la Loi ; ce dernier lui répondit, mais Farqad lui rétorqua que sa réponse contredisait la position dominante des experts de la Loi (fuqahâ’).
Hasan le rabroua alors, lui disant : “Sais-tu seulement ce que c’est qu’un faqîh ? Le faqîh, c’est celui qui ne se laisse pas séduire par ce bas-monde et désire l’autre monde ; il comprend très clairement les principes de sa religion et se met toujours au service de Dieu ; il s’abstient scrupuleusement de s’en prendre à l’honneur des musulmans ou à leurs biens, les conseille sincèrement et fait porter son effort sur le service de Dieu. S’en tenant à la tradition du Prophète, il ne rejette pas avec dédain ceux qui lui sont supérieurs ni ne se moque de ceux qui lui sont inférieurs ; enfin, il ne monnaie pas la science dont Dieu l’a gratifié.” »
Le chapitre VI a pour sujet le dhikr, l’« invocation » ou le « souvenir », qui désigne au sens littéral la répétition de noms divins ou de formules traditionnelles. En réalité, cette invocation a différents degrés : la simple fréquentation du maître et des condisciples constitue déjà un premier niveau d’invocation, c’est-à-dire ici de concentration : c’est le sens du fameux hadith dans lequel celui qui se joint aux « gens du souvenir » sans être véritablement l’un des leurs se voit pardonné comme eux, car « ils sont le Peuple, et celui qui s’assied en leur compagnie ne peut être malheureux. » Le Cheikh cite les innombrables traditions prophétiques qui fondent la pratique des cercles du Souvenir, dans lesquels les disciples invoquent Dieu en commun.
L’invocation solitaire et la concentration croissante sur le nom de Dieu représentent une autre catégorie de dhikr. Enfin, au terme de la voie, l’invocation du ‘Arif, du connaissant, ne désigne rien d’autre que l’extinction de la nature humaine, la contemplation de l’Invoqué et la présence à Dieu perpétuelle.
Les chapitres suivants sont consacrés aux stations classiques du soufisme que sont la vigilance intérieure (murâqaba), l’acceptation du destin (taslîm) et le contentement (ridâ), la remise confiante à Dieu (Tawwakul), l’indigence spirituelle (faqr) et le renoncement (zuhd).
Avec le soufisme, il est toujours difficile de systématiser ; on peut cependant constater que les chapitres qui viennent d’être présentés très sommairement ont pour objet les conditions à première vue extérieures du cheminement spirituel (la science, le maître, les fréquentations, les pratiques,…) et le travail sur lui-même du disciple, sur lui-même c’est-à-dire sur son âme (nafs), par l’acquisition des principales vertus et l’abandon des vices correspondants.
C’est ici que se place une frontière invisible entre d’une part un soufisme qui constitue somme toute un approfondissement de la religion et, d’autre part, une voie de connaissance, une voie dont l’objet est la métaphysique, en tant que domaine échappant aux conditions de l’existence individuelle. En effet, l’âme est par nature individuelle ; or à partir du chapitre XII, ce dont nous parle le Cheikh, c’est de réalités intérieures de plus en plus profondes qui sont ce qui, dans l’homme, ne relève pas du domaine purement humain, ce qui assure le contact avec les états supérieurs de l’être ou ce qui reste de l’être dans ces états, qu’il s’agisse de cœur (qalb), de « secret » (sirr), de « passion » (hawâ’, lorsque ce terme est employé en un sens positif) ou d’« aparté » (munâjâ).
Cette frontière, qu’on l’envisage extérieurement comme une distinction entre différentes voies ou comme une limite intérieure que certaines intelligences ne peuvent franchir, est par nature invisible, car la tradition musulmane est une, ses symboles sont les mêmes pour tous et c’est de la seule capacité des êtres à saisir les différents niveaux spirituels qui l’irriguent que dépend le point de vue qui est le leur.
Voilà pourquoi si tout le monde peut comprendre les thèmes de la crainte pieuse, du renoncement ou de la patience (quoique pas forcément de la même façon), il n’en va pas de même des thèmes de cette seconde partie de l’ouvrage, tels que la pureté d’intention (ikhlâs), l’amour (mahabba) ou le Tawhîd. La compréhension de ces thèmes n’étant donc en rien garantie, l’interprétation correcte des actes, des paroles ou des états des saints l’est encore moins.
A propos de la pureté d’intention (ikhlâs), objet du chapitre XII, le Cheikh nous dit ceci : « Il te suffit de considérer Sa Parole : Il leur avait seulement été ordonné de consacrer toute leur religion à Dieu, d’une façon absolument pure (98, 5). Il existe aussi à ce sujet une tradition sanctissime (hadith qudsî) : “Je suis Celui qui a le moins besoin d’associés. Quiconque réalise une œuvre à la fois pour Moi et pour autre chose, Je le désapprouve.” On trouve également le verset suivant : La religion ne doit-elle pas être purement consacrée à Dieu (39, 3) ? »
« Où est ta pureté d’intention, continue le Cheikh, si tu te regardes toi-même et te considères comme l’agent de tes œuvres, méritant d’être récompensé pour ce que tu fais ? Pour les êtres réalisés, ce genre d’œuvre est impur quant à l’intention qui y préside, et tu n’en réchapperas que lorsque la contemplation de la réalité divine t’aura fait perdre conscience du domaine créé : ce n’est qu’à ce moment que ton intention sera pure, car tes actes seront réalisés par Dieu, le serviteur n’y ayant plus aucune part.
Voilà ce que l’homme d’élite entend par “pureté d’intention”, lui qui ne se voit pas lui-même, y compris lorsqu’il passe ses jours à jeûner et ses nuits à prier : rien de cela ne s’imprime dans sa mémoire ; il ne s’accorde aucune importance particulière pour cela, ne s’en croit pas responsable, ne s’imagine pas pour cela être supérieur aux autres, pas même aux gens plongés dans la transgression. C’est la contemplation du Roi de Vérité qui lui a fait perdre conscience des créatures.
Un tel être est tellement absent qu’il n’a même pas conscience de sa pureté d’intention, car le pur est celui qui agit purement pour Dieu et ne se considère pas comme l’agent de ses œuvres. S’il essayait d’atteindre la pureté d’intention ou le contraire par un effort réfléchi, il n’en serait même pas capable : il s’agit là d’un secret divin entre le serviteur et son Seigneur, comme le dit une tradition sanctissime : “La pureté d’intention est l’un de Mes secrets ; Je la place dans le cœur de ceux de Mes serviteurs que J’aime.” »
Le chapitre XIII, relatif à l’amour et au désir, est certainement la partie de l’ouvrage qui permet le mieux de percevoir l’effet de cette force ascensionnelle qui conduit le disciple vers la réalité divine. Bien loin d’un quelconque sentimentalisme, cet amour dont il est question ici, qui porte sur ou vient de Dieu exclusivement (l’amour pour les êtres ayant été traité dans les précédents chapitres), commence par une sorte de rapt (jadhba) intérieur : « Au début de la voie, les états spirituels s’emparent des initiés et les contrôlent, comme un homme qui imagine quelque chose contrôle totalement le produit de son imagination. Parfois, l’état produit en eux un tel effet qu’il les amène à quitter leur mode de vie conventionnel, qu’il change leur tempérament, les rend affaiblis et peut même, dans certains cas, provoquer leur mort… »
Commentant l’aphorisme : « La proximité rend heureux le Rapproché, tandis que l’amour tourmente l’amant », le Cheikh explique qu’il existe « deux sortes d’initié : l’amant et l’aimé, ou disons le chercheur et le cherché. L’amour tourmente l’amant, car celui-ci veut à tout prix la proximité. Il va et vient sur les braises du désir, endolori par la passion ardente qui le dévore, et ne se sent jamais bien, quelle que soit la situation.
Questionné au sujet de l’amour, le Cheikh ‘Abd al-Qâdir al-Jilânî expliqua que c’est lorsque le cœur est tellement troublé par l’Aimé que l’amant se sent à l’étroit dans ce monde, tel un doigt serré par un anneau trop étroit ou tel un homme angoissé par des funérailles. L’amour est une ivresse dénuée de toute lucidité, un souvenir permanent qu’on ne peut effacer, une agitation que rien ne peut calmer, une consécration totale au Bien-Aimé, en toutes circonstances, ouvertement comme en secret, par pure nécessité et non par choix, par instinct et non par volonté personnelle.
L’amour, c’est être aveugle à tout autre que le Bien-Aimé, par l’effet d’une passion jalouse pour Lui, mais c’est aussi être aveugle au Bien-Aimé, par crainte révérencielle de Lui : c’est donc une pure cécité, et les amants sont des gens complètement ivres que seule la contemplation de l’Aimé peut ramener à la lucidité, des malades que seule la vision de Celui qu’ils cherchent peut guérir ; ils ne peuvent s’abstraire de leur état de perplexité qu’en trouvant la compagnie de leur Seigneur. Ils ne peuvent cesser de se souvenir de Lui et ne répondent qu’à Son appel. »
Pour ceux qui ont atteint le terme de la voie, l’amour, de désir (shawq) de Lui, se mue en passion brûlante (ishtiyâq) en Lui, car l’amour sous toutes ses formes « est un feu ; tout ce qu’il trouve sur son chemin, il le brise et le brûle. C’est le feu de Dieu allumé qui dévore jusqu’aux entrailles (104, 6-7). » Cependant, le Cheikh précise que les connaissants n’ont pas tous les mêmes états spirituels : « Pour certains, rien ne laisse transparaître à l’extérieur leur extinction dans l’amour. Ils donnent l’impression d’être comme une montagne inamovible que les vents ne sauraient secouer ; aucune coupe ne semble pouvoir leur tourner la tête, et chaque fois que leur ivresse spirituelle augmente, ils semblent encore plus lucides. »
A son apogée, l’amour divin se transforme en conversation intime ou aparté (munâjâ). Commentant l’aphorisme : « Qui a goûté à la douceur de l’aparté ne peut plus dormir », le Cheikh nous dit que « le sommeil est sans aucun doute une nécessité pour le corps physique, et [qu’]il est impossible de s’en passer. On peut cependant le réduire au minimum par la discipline spirituelle, surtout si l’aspirant a goûté à la douceur de l’aparté.
Ce que dit ici l’auteur [Abû Madiyan] se réfère à l’esprit qui, lui, échappe effectivement au sommeil, de même qu’il n’est pas soumis à la condition temporelle. Il n’est en effet généralement pas soumis au sommeil ni à la distraction illusoire, surtout après s’être purifié et extrait du monde grossier pour entrer dans le domaine supra-formel, et tout particulièrement dans la Présence de l’Unité absolue (al-Hadra al-Ahadiyya), monde de secrets en lequel ne subsiste aucune dépendance à l’égard des traces phénoménales. Nul doute qu’il entendra alors le discours du Vrai, comme on l’a dit :
Mon esprit s’est hissé au niveau des cimes les plus élevées ;
Le Vrai lui a parlé en aparté, après qu’il ait entendu Son appel,
Un appel dénué de sonorité, absolument indescriptible, auquel
Il a répondu ; le Bien-Aimé, dans toute Sa splendeur, S’est manifesté.
L’amour et la connaissance ne représentent en fait que les deux faces d’une même réalité ; c’est ce qui explique que le chapitre suivant traite de « la manifestation de l’Unicité divine (dhuhûr al-Tawhîd) et de la disparition des limitations de l’existence conditionnée (ibtâl al-taqyîd) », c’est-à-dire du sens ésotérique du Tawhîd, notion centrale de l’islam. Ce chapitre XIV des Mawâd est tout aussi essentiel que le précédent, mais sa « saveur » est d’un autre ordre. Pour en donner un aperçu, il suffit d’en citer le premier aphorisme : « Lorsque la réalité divine se manifeste, il ne reste rien d’autre », et le début du commentaire correspondant : « La réalité divine (al-Haq), c’est Dieu (Allah), qui “ne coexiste avec rien”.
Lorsqu’Il Se manifeste au connaissant, en Son Essence et par l’ensemble de Ses attributs, d’une manifestation qui implique anéantissement et disparition, ce dernier ne voit plus que Lui. Mais lorsque son Seigneur Se manifesta à la montagne, Il la mit en miettes et Moïse tomba foudroyé (7, 143). Voilà pourquoi l’on dit que “ lorsque le principiel et le contingent se rencontrent, celui-ci disparaît tandis que celui-là demeure.” Nous lançons contre l’illusion la réalité, qui l’écrase, et voilà que l’illusion disparaît (21, 18). Il arrive que Dieu Se manifeste au connaissant d’une façon ineffable, seulement compréhensible intérieurement, et c’est alors que se produisent l’extinction, l’anéantissement et la disparition. C’est ce que les soufis appellent la pulvérisation (sahq) et l’annihilation (mahq). Quelqu’un a dit :
Ma montagne est devenue poussière,
Par crainte révérencielle de Celui qui S’y est manifesté.
Est apparu alors un secret bien caché,
Que seul peut comprendre un être qui m’est similaire.
Un autre a écrit ces vers :
Tu T’es manifesté en tout bien clairement,
Et pourtant rien de plus invisible que Toi.
En toute chose, je Te vois, vraiment !
Sans doute ni discussion, quant à moi.
Rien ne peut coexister avec la réalité divine, car tout le reste n’est qu’une pure illusion dénuée d’être. Pour les connaissants, l’altérité est semblable au Phénix, dont on a entendu parler mais qu’on n’a jamais vu. Voilà pourquoi un soufi disait : “Si on m’imposait de voir autre chose que Dieu, je ne le pourrais pas.” “S’il doit y avoir quelque chose, ce n’est qu’une sorte de poussière dans l’atmosphère, et si tu y regardes de plus près, tu verras qu’il n’y a rien.” »
Les derniers chapitres sont consacrés aux états, paroles et actes du ‘Arif, du connaissant, une fois qu’il a obtenu l’extinction (fanâ’). L’ouvrage se termine par un chapitre sur l’anonymat (khumûl), notion qui est l’équivalent, en climat maghrébin, de la « voie du blâme » du soufisme oriental. Commençant par évoquer le cas d’Uways al-Qaranî, personnage contemporain du Prophète ne l’ayant jamais rencontré, qui est l’archétype du saint vivant dans l’anonymat le plus complet, le Cheikh explique ainsi l’importance de cette station : « L’amour exclusif du connaissant pour Celui qui est l’objet de sa connaissance consiste à ne rien connaître d’autre que Lui ; c’est-à-dire qu’il n’attribue ni existence ni absence d’existence à l’altérité, et a fortiori ne la contemple pas.
Il ne connaît personne d’autre que Dieu, conformément à l’aphorisme déjà cité de l’auteur : “Qui connaît l’individuel ne connaît pas l’Un.” Voilà une partie de ce qu’est l’amour exclusif. L’autre partie consiste à ne pas connaître ni être connu, c’est-à-dire reconnu par personne comme étant un connaissant : c’est cela l’amour exclusif pour l’objet de ta connaissance, car une fois que d’autres connaissent ce dont tu disposes, tu es obligé de les “connaître” et de t’associer à eux, et ton amour ne peut donc être exclusif. Si tu étais vraiment fortement jaloux, tu aurais fait comme Uways al-Qaranî, dont tu sais bien qu’il s’est caché et dissimulé, poussé par l’exclusivité de son amour pour le Bien-Aimé. Voilà en quoi consiste l’amour exclusif, tant que le connaissant n’a pas reçu l’ordre de se manifester.
Habité par sa passion,
Tu me verras porter les deux couleurs,
Veillant jalousement
A ce que nul œil ne la voit.
En effet, il se peut qu’en te manifestant, les gens sachent que tu es un connaissant, et que la sincérité de ta servitude en soit altérée. Dans ses Aphorismes, Ibn ‘Atâ’ Allah dit : “Ton désir de voir les créatures reconnaître ton élection est une preuve du manque d’authenticité de la servitude que tu revendiques.”
Bref, l’amour exclusif pour le Bien-Aimé exige l’isolement avec Lui et l’absence de désir vis-à-vis du reste. L’histoire des soufis montre bien qu’ils gardaient l’anonymat pour que personne n’ait connaissance de leur élection. On a même dit : “Il arrive que le connaissant fasse l’ignorant lorsqu’il se trouve au milieu des ignorants, afin de ne pas être identifié ; et lorsqu’on le questionne, il ne répond rien du fait de l’élévation de sa station et de la noblesse de son rang.” »
« Mon frère, ajoute-t-il plus loin, si tu cherches le secret de Dieu et souhaite l’obtenir de ses détenteurs, tu le trouveras probablement plutôt auprès de gens dont personne ne fait grand cas et qui sont totalement négligés du commun des croyants. Ceux-là disposent du secret de Dieu, et les trésors sont toujours cachés [Même un saint reconnu n’est pas nécessairement « connu ». Alors même qu’il était le chef spirituel de dizaines de milliers de disciples, le Cheikh Adda disait : « Je l’ai mise (bien en évidence) sur ma tête et personne n’est venu la chercher. »]. Imagine que tu veuilles enterrer ton argent ; l’enterrerais-tu là où passent les gens ou au milieu d’un souk ? Certainement pas ! Tu chercherais l’endroit le plus reculé et auquel personne ne songerait jamais. Tu comprends maintenant Sa Parole : Celui que Nous comblons intérieurement de grâce, Nous le rabaissons quant à sa condition d’être créé (36, 68). »
Pour conclure, disons qu’au-delà de l’enchaînement des thèmes classiques du soufisme, le véritable intérêt de ce traité, c’est qu’il représente une tentative réussie d’actualisation et de rénovation de la science du tasawwuf. « A chaque époque, la réalité divine inspire aux savants les propos les plus appropriés pour leurs contemporains » dit un aphorisme d’Abû Madiyan. Pour le Cheikh al-Alawi, il s’agit là d’une conséquence directe du fameux hadith : « Les savants de ma communauté sont les héritiers des prophètes. » Cette actualisation constante de la Révélation est due au fait que, le Coran étant l’ultime message divin, une nouvelle révélation qui lui soit exogène est impossible, comme cela s’entend des Livres révélés aux prophètes antérieurs.
« Sache, nous dit le Cheikh, que les savants de la communauté (‘Ulâma’ al-umma) ont pour rôle d’extraire les vérités du Coran, un peu à la façon dont les chimistes procèdent avec les minéraux, s’agissant de leur propriétés physiques […] On peut voir que la terre, qui est bien antérieure à la création de l’homme, contient de nombreux minéraux.
Les scientifiques n’ont pourtant découvert les ressources du sous-sol que petit à petit, et ils ne découvrent en fait que ce qui doit apparaître et ce dont a besoin chaque époque […]. Vois comme on extraie chaque jour de la terre quelque chose qu’on ne pouvait extraire la veille, alors même que tout ce qui s’y trouve fut créé en même temps […] Sache que la terre doit faire sortir ce qu’elle contient et épuiser jusqu’au bout les trésors et matières précieuses qu’elle renferme, en fonction des nécessités de chaque époque, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que de la terre pure. Ce sera alors le signe qu’elle a atteint le terme de son existence, de même que ses habitants. Quand la terre sera nivelée, qu’elle rejettera son contenu, qu’elle se videra, qu’elle écoutera son Seigneur et fera ce qu’elle doit (Cor. 84, 3-5)... »
Cette approche rénovatrice, on peut voir que le Cheikh la considère comme un aspect essentiel de la tradition, qui se voit ainsi adaptée en permanence aux circonstances de temps et de lieu par le biais des maîtres majeurs. Le saint investi de cette fonction trouve dans les significations du Livre sacré ce qui convient à son époque et en extraie ce qui, jusque-là, était resté secret. Selon le Cheikh, les connaissances (‘ulûm) d’un tel saint procèdent exclusivement de Dieu, et il précise que si la Révélation (wahy) est évidemment close du point de vue législatif (min haythu l-ahkâm), elle ne l’est pas du point de vue de la connaissance inspirée (Ilhâm), qui est le lien direct (râbita) qui rattache le ‘Arif à la Présence divine.
La citation ci-dessus illustre très bien en quoi est nécessaire, selon le Cheikh, cette fonction d’interprétation et d’actualisation de la Révélation, qui est une vérité immuable et dynamique à la fois. Or, cette fonction, le Cheikh al-Alawi eut lui-même clairement conscience de l’assumer, tout comme Abû Madiyan avant lui, et c’est pourquoi il était particulièrement important de traduire ses Mawâd al-Ghaythiyya l-nâshi’a ‘an al-Hikam al-Ghawthiyya. Ecrit alors qu’il allait sur ses quarante ans, l’âge de la maturité, et finalisé en 1910, ce traité sur la nature, la méthode et le but du soufisme, au-delà d’emprunts aux autorités classiques du soufisme quant à la manière d’exprimer les réalités spirituelles, met surtout en évidence l’exceptionnel niveau de maîtrise spirituelle de son auteur. Cette traduction permettra à chacun de découvrir ou redécouvrir l’enseignement et la voie spirituelle du Cheikh al-Alawi.
A une époque où la partie la plus visible du soufisme confrérique semble de moins en moins intéressée par la notion de « réalisation spirituelle », au profit de toutes sortes d’activités extérieures, ce traité contemporain nous montre que ce que le Cheikh Darqâwî appelait la pure voie shâdhilie existe toujours et continue de guider ceux qui considèrent qu’il n’y a rien de plus important que de connaître Dieu et se connaître soi-même.
Cett article est diffusé sur notre site avec l'aimable autorisation de M. Chabry, : voici le lien d'origine de cet article: Éditions La Caravane.
Après avoir mentionné le Nom [d'Allah] et cherchant refuge auprès du Nommé, Ahmad Ben Mustapha al-Alawî affirme avec conviction et résolution, faisant l'éloge de Celui qui Se manifeste par l'immensité de Son Essence en puissance et en jugement, Exalté [loin de l'impureté et de l'association] dans les théophanies de Ses attributs par la sagesse et la connaissance. Quiconque qu'Il retient en Sa Présence, Lui est témoin par contemplation, et Lui est ignorant le sourd par son reniement. Gloire a Lui, imposante est Sa Majesté pour qu'on Le décrit, ou même se hasarder à l'aborder. Si ce n'est la grâce d'Allah envers Ses créatures, et Sa miséricorde envers Sa création, aucun de ceux qui contestent Son autorité ne serait maintenu [en vie], car Il déchaînerait la terre pour les avaler, ou effondrerait le ciel sur leurs têtes, ou les vents les annihileraient en les laissant sourds et aveugles après qu'ils étaient habitués à voir et à entendre. Sa volonté a précédé Sa sentence, et Sa miséricorde a précédé Sa colère, et tout s'est établi dans Sa bienveillante générosité. Les Discernements sont épuisés à essayer [vainement] de saisir Sa Réalité, et les pensées sont incapables d'enlacer quelque chose de Sa connaissance, "Il englobe le tout par la miséricorde et la connaissance."
Je Vous remercie, ô mon Dieu, pour la connaissance de Votre secret si bien gardé que Vous nous avez confié et donné, par générosité et mansuétude. Je Vous demande par Votre large générosité de nous préserver dans ce que Vous nous avez confié, d'une préservation et d'une protection qui ne laisserait aucune illusion subsister. Je sollicite Votre aide de pleuvasser sur nous des nuages de miséricorde, et de nous apporter Votre aide en force, afin qu'on soit fermes et résolus, et que Vous nous protégez contre les maux de notre Ego, de ce que nous oubliâmes ou dans lesquels nous fîmes une erreur ou que nous eûmes injustement et par ignorance délibéré, ou par hostilité de notre part et iniquité. Et soyez miséricordieux pour nous, si nous en sommes dignes, et si ce n'était pas le cas, alors Vous êtes digne de pardon et miséricorde à tous ceux qui sont affiliés à Vous ou dépendent de Vous.
Je Vous prie de bénir, d'exalter et d'allouer d'avantage de Votre proximité (Salât), à mesure de Vos capacités et à la mesure de l'immensité de Votre Essence, à Votre messager [Muhammad], en esprit et en corps, à la mesure de ces bénédictions dont il est digne, et à la mesure des prodiges miraculeux avec lesquelles il est satisfait, et comme il sied à sa plus haute station. Ainsi qu'à sa famille, ses compagnons, ses descendants et ses épouses, aussi longtemps que demeurent la terre et le ciel, et à sa communauté, les élus d'eux et la généralité, comme Vous avez fait allouer d'avantage de Votre proximité (Salât) et de Votre bénédiction à Ibrahim et la famille d'Ibrahim. Comment ne serait-ce pas, quand Vous avez dit, et Votre parole est la vérité, en nous enseignant par là et d'honorer le rang de Votre prophète élu et en l'exaltant : "Allah est Ses Anges allouent d'avantage de proximité (Salât) au Prophète. O vous qui croyez ! Sollicitez pour lui d'avantage de proximité (Salât), et sommez que le salut lui soit rendu en lot."
Avant de commencer ce que je compte accomplir, je dois mentionner deux présentations : la première, sur les raisons du commentaire de ce livre et sur sa division en sections, la seconde comprend une biographie de l'auteur et quelques notices biographiques. Mon succès n'est assuré que par Allah, a Lui que je m'en remets et a Lui que je retourne.
Première Introduction
Les raisons du commentaire de ce livre et sa division en sections.Allah Seul me suffit dans ce que j'ai écrit, louange à Lui, je compte sur Son aide, qu'Il Soit remercié pour ce que j'ai projeté. Nous n'avons rien fait, sauf de préciser. Je cherche le pardon auprès d'Allah pour ce que j'ai mentionné, car nous n'avons ni main ni langue, Il a la création et l'ordonnance, car dans toute chose il y a plus d'une affaire.
Ce qui devrait d'abord plus précisément d'être mentionné; est notre préoccupation pour ces nobles sagesses. Je dirais que depuis seize ans, que ces mêmes sagesses sont tombées entre nos mains et entre les mains d'un corps de frères guides dans notre cheminement vers Allah dans les stations de la perfection [de l'âme] (l'Ihsân). Nous avons recueilli l'apaisement à travers la lecture de ces sagesses, et les poitrines ont accru en dilatation en raison des réalités qu'elles englobent, et des subtilités douces qu'elles contiennent. Les vérités sont nettement claires. Combien d'un désobéissant est marqué par ses remontrances, et combien d'un désorienté a été pris en main par ses expressions, en particulier sa parole, qu'Allah soit satisfait de lui: "Quand le Vrai [Dieu] apparaît, rien d'autre que Lui, ne demeure avec Lui." Combien a-il indiqué à la manifestation des réalités et à la caducité des restrictions. Et combien a-il orienté le cheminant au sens de l'aboutissement, et à la réalité du monisme (Tawhîd), et combien a-il attrait au désir les amoureux, et a conseillé les négligents. Il n'y a rien à rajouter à ses conseils, de sorte qu'il a dit : "Celui qui ne peut être patient dans l'accompagnement de son Seigneur, Allah l'éprouve par la compagnie de Ses serviteurs." Qu'est-ce qu'un sage lui qui a entrepris ce qui était son devoir, il ne nous reste plus qu'à suivre son modèle et celui de ses semblables : "Ce sont ceux-là qu'Allah a guidés, prend leurs orientations en référence." (Sourate al-An'âm : [90])
C'est bien de ceci, [l'ouvrage des sagesses] que nous devons nous préoccuper, et que nous devons désirer, bien que ceux qui se dévouent à son service soient peu nombreux. Et même si certains le sont, ils ne remplissent pas au mieux leur mission, et la majorité l'enrayent, empêchant ainsi les fidèles d'en bénéficier, et les requérants de s'en anoblir par son étude, comme ils sont anoblis par d'autres ouvrages. Cependant, le soleil doit être caché par des nuages, qui sont une fraction de la bonté d'Allah pour lui.
Lorsque je l'ai lu, j'ai aussitôt tenu, par zèle, ces propos : "Si Allah étend ma vie et me prend en main par Sa grâce, et achève Sa bénédiction sur moi comme l'est sa caractéristique, et élargit ma poitrine, et desserre le nœud de ma langue, et rend mon discours compris, de sorte que je sois en mesure de révéler une partie de ce qu'il contient. Alors je ferai un commentaire par considération de celui-ci, et en l'honneur de sa dimension."
Après mon vœu, s'est écoulé quelque temps et j'ai oublié ce que j'avais promis à Allah, jusqu'à ce qu'Il m'a ranimé, Exalté Soit-Il le Très Haut, par la langue de l'un de Ses bien-aimés qui m'a dit : "Il faut accomplir ce que tu as promis à Allah, et tu dois t'engager au service de ce saint, et tu es obligé de le faire. "Allah aide Son serviteur aussi longtemps que le serviteur apporte son aide à son frère". Ce n'est qu'un oubli de ta part et une déficience à son égard. Et je t'annonce la bonne nouvelle qu'il trouvera une large affluence parmi les gens." A cela, la motivation se manifesta par la grâce de Dieu, et j'ai œuvré par Sa permission, car Allah récompense celui qui fait du bien ou le recommande, et comment cela peut-il être autrement ? Alors que "celui qui oriente vers le bien est pareil à celui qui l'accomplit."
Lorsque j'ai réalisé que je devais faire un commentaire sur ce sujet, je me suis résolus d'entrer dans l'océan par sa rive, afin d'émerger pour lui une parure de sa propre nature, et de le présenter avec une merveille de sa propre effigie, même si je n'étais pas qualifié pour cela, car celui qui fréquente le parfumeur sera exhalé par l'effluve de ses parfums. Il nous est donc inévitable de dire que nous avons une part de sa saveur, que la grâce soit rendue à Allah, nul ne peut empêcher Ses faveurs [d'atteindre le préposé] : "Lorsque Dieu accorde un bienfait à Son serviteur, Il aime que cela soit bien vu sur lui !" J'espère qu'Allah apporte par mon entremise une préséance [à cet ouvrage], et qu'il le rende profitable. Et que nous soyons une circonstance à sa circulation et à sa publication, ou au moins, qu'on soit à l'honneur d'être à son service, car l'assistant s'honore par la dignité de l'accompagné, comme en témoigne sa parole, qu'Allah lui Soit Miséricordieux : "Celui qui côtoie ceux qui mentionnent Dieu (dhakirin), est averti de sa distraction, et celui qui se met au service des gens (saints) de Dieu, bénéficiera des bienfaits de ses propres services."
Je me mets à leur service, même si je ne réponds pas ce à qui leur est due
Il peut arriver qu'un Souverain soit servi par un ahuri.
Il n'est pas étonnant que je réagi ardemment à certains de leurs propos
Comme ont réagi les exégètes pour les termes du Qorân
Par ailleurs, saches que j'ai arrangé ces sagesses différemment de ce qu'elle étaient, espérant ainsi parfaire l'intérêt qu'elles peuvent apporter, puisque je les ai disposées en sections, selon les dimensions et les besoins des propos. Toute sagesse que j'ai recueillie, je l'ai associée à son propre type de sagesses, d'une manière raisonnable, en rendant l'ouvrage simple à parcourir et ainsi éveiller le désir chez le lecteur et lui éviter la lassitude, de sorte que s'il veut lire une section, il trouvera ce qui est conforme à son désir. Et raison de plus, je n'ai pas trouvé les sagesses ordonnées d'une manière raisonnable, au contraire, chaque réplique se distingue des autres dans la transcription. J'ai donc entrepris le rassemblement de ce que j'ai pu trouver [des diverses copies], en examinant les attributions à l'auteur, qu'Allah soit satisfait de lui, dans la mesure de mes capacités et de mon propre jugement. Lorsque j'ai fini par les recueillir, je n'ai pu percevoir comment procéder avec le début du livre. [J'ai trouvé l'issue] suite a un conseil d'un lucide, qui m'a recommandé de les mettre en sections, et chaque sujet mis avec ses analogues. Après que j'eus demandé la permission de notre Maître, l'auteur de cet ouvrage, dans mon cœur, que la miséricorde d'Allah soit sur lui, il m'a paru certain pour moi que c'était la meilleure façon d'y procéder, car les sagesses au début ne doivent pas être évaluées à celles de la fin, il s'agit plutôt de la sagesse elle-même qui doit être scrutée. [Et ce que j'ai trouvé] est contraire à la nature de l'ouvrage, qui [en principe] stipule la conjoncture entre le sujet clef et l'adjonction qui pourrait étendre la section jusqu'à la fin du commentaire.
La sagesse est considérée en elle-même, c'est pour cela qu'il est dit que : «les lumières des Sages précédent leurs paroles." Si le sage devait s'occuper à ranger les sagesses, une après l'autre, et employait du temps et de l'effort, il aurait quitté l'usage de faire savoir à l'accommodement d'un livre. Et c'est pour cette raison que la structure des sagesses est autre que la structure voulue par la composition du livre. Et sur cette base, la sagesse stipule un commentaire, et il n'y a rien de mal à organiser les sagesses dans une formule autre que leur structure, puisque la sagesse est restée dans son état naissant.
En outre, tu dois savoir que la sagesse, qui est un mot qui comporte un sens par lequel l'intérêt est atteint. D'autres choses ont été dites au titre des explications de celle-ci. D'autre part, on m'a informé au début de mon travail, que le nombre des sagesses, est au environ de cent soixante-dix. Je les ai disposées en dix-huit sections, comme c'est indiqué :
- Sur l'Ego et son traitement.
- Sur l'interdiction de fréquenter les mauvais gens.
- Sur l'interdiction de fréquenter les charlatans.
- Sur la description du maître éducateur.
- Sur les connaissances utiles.
- Sur le rappel d'Allah (dhikr) et la fréquentation de ceux qui le mentionnent (dhakirin).
- Sur la crainte [d'Allah] et la vigilance (muraqabah).
- Sur la remise et de déléguer ses affaires à Allah.
- Sur la remise confiante à Allah, le puissant et majestueux.
- Sur la pauvreté et ses vertus.
- Sur l'ascèse et le contentement.
- Sur la sincérité.
- Sur l'amour et le désir ardant.
- Sur l'aspect du monisme (Tawhîd) et l'anéantissement des serviteurs [d'Allah].
- Sur les états des gens d'Allah après leur anéantissement.
- Sur leurs maximes après leur anéantissement.
- Sur leurs actions et leur constance.
- Sur l'inertie et ses vertus,
Deuxième Introduction
Biographie de l'auteur, ses vertus et certaines notices biographiques, qu'Allah ait pitié de son âme.Saches, qu'Allah nous accorde la grâce d'aimer Ses Saints, les Gnostiques, que les excellentes qualités de l'auteur, qu'Allah Soit satisfait de lui, sont trop nombreuses pour être comptées, et trop magnifiques pour être épuisées. Sa renommée ne peut être cachée au lucide. Toutefois, nous devons citer quelque chose en sommaire.
Je dis qu'il n'y a pas de possibilité d'éluder le fait que Sidi Abû Madyan est, sans aucun doute, l'une des personnes d'excellence. Son nom est Shu'ayb Ben Ahmad Ben Ja'far Ben Shu'ayb, plus connu par Abû Madyan, Son fils Madyan, possédait des qualités bien connues et fut enterré au Caire dans la mosquée au grand dôme du Cheikh Abdul-Qâdir ad-Dashtûtî, qu'Allah soit satisfait de lui, qui se trouve à " Birkat al-Qar' " en dehors des murs [de la vile] à proximité de la partie orientale du Caire, son mausolée qui est beaucoup visité, dont la plupart des visiteurs témoignent de ses mérites.
Quant à l'auteur, qu'Allah soit satisfait de lui, sa tombe se trouve à Tlemcen et j'en parlerai un peu plus loin. Il était, qu'Allah soit satisfait de lui, beau, délicat, humble, ascète, scrupuleux et accompli. Il remembrait les nobles qualités de caractère, au cœur sain, éludant [les richesses de] ce bas monde. Et ce qui indique son ascétisme et sa vie scrupuleuse et son dévouement total à Dieu, est ce qui est rapporté dans ses sagesses, dont il dit dans l'une d'elles, qu'Allah soit satisfait de lui : "le dénuement (faqr) est une lumière, elle restera aussi longtemps que tu dissimule ton dénuement. Lorsque tu le manifestes, sa lumière le quitte." Il dit aussi : "Toute personne dans le besoin, à qui la prise est plus aimé que de donner, est trompeur. Il n'a pas senti le relent du besoin." Il avait coutume de dire, qu'Allah soit satisfait de lui : "Celui qui est occupé par [les richesses de] ce bas monde, devra supporter l'épreuve de son avilissement [dans la vie]." Il avait coutume de dire : "Le cœur n'a qu'une seule orientation à laquelle il est confronté, chaque fois qu'il s'oriente vers elle, il se détache des autres directions."
Chaque sagesse doit être écrite avec de l'or fluide. Il ne fait aucun doute que sa condition [spirituelle] a outrepassé ses maximes, parce que les paroles du gnostique sont incomparables à sa dimension [spirituelle]. Les maîtres de son époque ont été unanimes à le louer, comme tous ceux qui ont suivi leurs traces, jusqu'à nos jours. L'une des sources de soutien pour cette communauté, Sidi Abû-l-`Abbâs al-Mursî, qu'Allah soit satisfait de lui, quand il fut interrogé sur sa dimension spirituelle, il dit : "Je suis allé partout dans le royaume de Dieu, et puis j'ai vu Sidi Abû Madyan accroché au pied du Trône, il était à ce moment-là un homme blondin aux yeux bleus. Je lui ai demandé : "Quels sont tes sciences ? Quelle est ta station [spirituelle] ? Il a répondu : "Mes sciences sont soixante et onze en nombre. Quant à ma station, elle est celle du quatrième des quatre khalifes, et je suis à la tête des sept légataires (Abdâl)." Il fut interrogé, qu'Allah soit satisfait de lui, sur sa dimension [spirituelle], il répondit : "Mon rang est la station de la servitude [à Dieu], et les sciences de la divinité. Mes attributs s'approprient des attributs de Dieu. Ses sciences ont comblé mon ésotérique et mon exotérique. Sa lumière a éclairé ma terre et mon océan. Celui qui se fait proche [de Dieu] est celui qui le connaît. Nul n'est hissé en butte, sauf celui qui est alloué d'un cœur sain, mis à l'abri de l'altérité. Il n'y a rien dans le conteneur (cœur), que ce que son Seigneur a mis. Sans doute, le cœur des gnostiques flâne dans le royaume de l'Omnipotence (Malakût), "Et tu verras les montagnes - tu les crois figées - alors qu'elles passent comme des nuages." (Sourate an-Naml : [88])
Il est rapporté que Cheikh Abû 'Abdullah Muhammad Ben Hajjâj al-Maghribî, qu'Allah soit satisfait de lui, aurait dit : "J'ai entendu notre Cheikh, Abû Madyan Shu'ayb, qu'Allah soit satisfait de lui, dire à son assemblée : "Chaque légataire (Badal) est entre les mains du gnostique, car le royaume du légataire s'étend du ciel à la terre, et le royaume du gnostique est du Trône à l'étendue [de la terre]. Les vertus du légataire par rapport aux excellentes qualités du gnostique, ne sont qu'une lueur d'un éclat éblouissant de l'éclair. Le degré de la gnose, est un mouvant rapprochant la Présence divine, et une proximité de la Sainte Séance. Puis il dit : "le monisme (Tawhîd) est un secret, dont l'affaire englobe les deux univers." Puis il dit : "j'ai vu dans un rêve le Cheikh Abû Madyan dans une assemblée de gnostiques, qu'Allah soit satisfait d'eux. Je lui ai dit :"parle moi de la réalité de ton secret dans ton monisme (Tawhîd). Il me dit : "mon secret est aisé par des secrets des océans de la divinité, dont il n'est pas permis de les diffuser en dehors du cercle de ses adeptes, puisque l'indication est incapable de les décrire, et l'ardente jalousie s'éternise à les cacher. Ce sont des secrets, qui englobent l'existence, ne les saisit que celui qui est dépourvu de contrée, ou qui existe dans le monde de la réalité par son secret, animé dans la vie éternelle. Il flâne, par son secret, dans l'espace du royaume de l'Omnipotence (Malakût), et pâture dans les rosaces du royaume Informel (Jabarût), s'est approprié les Noms et Attributs [de Dieu], ensuite il s'est annihilé d'eux par la contemplation de l'Essence [de Dieu]. C'est là-bas mon séjour et ma patrie, mon confort et ma demeure, et [Dieu] le Réel, le Puissant et le Majestueux, Est aisé, n'a nullement besoin de quiconque, a manifesté les merveilles de son pouvoir dans mon existence, et s'Est tourné avec auspices et apothéose envers moi, et m'a dévoilé le sens caché de la réalisation [spirituelle]. Ma vie s'en tient à l'Unicité (wahdâniyya), et mon inexprimé dans la Singularité (fardaniyya), et mon esprit est fermement établi dans l'invisible. Le Possesseur de [mon âme] me dit : "O Shu'ayb, chaque jour est inédit pour Mes serviteurs, et ce que Nous avons est infini." Il me fut dit : "Ô Abû Madyan, qu'Allah t’accroisses de Ses lumières." Cheikh Abû 'Abdullah al-Maghribî dit : "au matin, je suis allé voir le Cheikh Abû Madyan et lui ai parlé de cet événement, il m'a confirmé son contenu et n'a rien réfuté."
Quant au lieu et la date de sa naissance, il est né en Andalousie en 492 de l'Hégire correspondant à 1098. Il se rendit plus tard à Fès et appris là-bas la jurisprudence, il s'y établi pendant une période jusqu'à ce qu'il acquit de quoi il avait besoin. Il fréquenta un grand nombre de maîtres, dont le très savant, Cheikh Abûl-Hassan Ben Ghâlib dont il pris de lui la majorité de ce qu'il a pu obtenir.
Il avait coutume de dire, qu'Allah soit satisfait de lui : "A mes débuts, lors de mes études, chaque fois que j'entendais un commentaire sur un verset ou sur le sens d'un Hadith, je m'en contentais et j'allais dans un endroit isolé en dehors de Fès, que j'avais perçu comme un refuge, et pour mettre en pratique ce que Dieu m'avait accordé de discernement. Chaque fois que j'étais seul, une gazelle venait à moi et apprivoisait le lieu de mon refuge. J'avais l'habitude de passer le long du chemin et les chiens du village, voisin de Fès, papillonnaient autour de moi et me contemplaient. Un jour, alors que j'étais a Fès, un homme, parmi mes connaissances de l'Andalousie, m'avait croisé, après que nous ayons échangé le salut, j'ai désiré accomplir un geste d'hospitalité, j'ai vendu un habit pour dix dirhams. J'ai cherché l'homme en question pour les lui remettre, mais je n'ai pu le trouver. Je les ai gardé sur moi, puis je suis sorti à mon lieu de retraite comme à mon accoutumée. Je suis passé par le village et les chiens se sont opposés à moi et m'ont empêché de passer, jusqu'à ce que quelqu'un jailli du village et s'interposa entre moi et eux. Lorsque j'atteignis ma retraite, la gazelle vint à moi comme d'habitude, mais lorsqu'elle me senti elle déguerpit aussitôt, par indignation. Je me suis dit : "Ces choses qui se passent face à moi, ne le sont qu'à cause des dirhams que j'ai sur moi." Je les ai jetés au très loin. Puis la gazelle s'est rassérénée, et revint à son habitude, en se rapprochant de moi. Quand je suis retournée à Fès j'ai pris les dirhams, et j'ai rencontré l'Andalou et les lui ai remis. Puis plus tard, je suis passé par le village qui se trouve sur le chemin de ma retraite, et les chiens papillonnaient autour de moi et me contemplaient, comme à l'habitude, et la gazelle vint à moi et me sentit de la ceinture jusqu'à mes pieds, et m'apprivoisa et resta ainsi un certain temps."
Lorsqu'il eut fini, qu'Allah soit satisfait de lui, de s'employer aux études des sciences exotériques, il aspira à ce qui est au-delà, c'est à dire la purification de son intérieur. Il prit les réalités de ses partisans. Il dit : qu'Allah soit satisfait de lui : "lorsque j'ai entendu parler des prodiges miraculeux de Sidi Abû Ya'za al-Maghribî, et de ses incessantes et excellentes qualités, j'eus le cœur rempli d'amour pour lui, en raison de sa parfaite conduite. J'ai décidé d'aller le voir avec un groupe de soufis (Fuqarâs). Lorsque nous le rencontrâmes, il se tourna vers l'ensemble du groupe, excepté moi. Quand la table fut dressée et le repas fut disposé, il m'empêcha de manger avec eux. Je suis resté dans cet état pendant trois jours. La faim me consuma, et je me suis laissé dévoyer par des mauvaises pensées qui se présentaient à moi. Je me suis alors dit : "lorsque le Cheikh se lèvera de sa place, j'immergerai mon visage dans l'emplacement de son siège." Quand il se leva, j'immergeai mon visage. En me levant, je ne pouvais rien voir. Je suis resté dans cet état toute la nuit en pleures. Au matin, le Cheikh m'appela, qu'Allah soit satisfait de lui, et me rapprocha près de lui. Je lui dit: "Sidi, je suis devenu aveugle, et maintenant je ne vois rien." Il passa sa main sur mes yeux et la vue revint. Puis passa sa main sur ma poitrine et les mauvaises pensées disparurent, ensuite je fus soulagé de la souffrance de la faim. A ce moment, je fus témoin des merveilles de ses bénédictions. Puis je lui demandais la permission d'aller à la Mecque, il m'autorisa et me dis : "tu vas rencontrer sur ton chemin un lion, ne sois pas effrayé, si malgré tout, la peur t'envahit, dis lui : "par l'inviolabilité des gens de la lumière, laisse moi !" Et c'est arrivé comme il l'avait prédit."
De là, il se dirigea, qu'Allah soit satisfait de lui, en Orient, paré par les signes de la sainteté (Wilaya). Il fréquenta les gens de la connaissance, et pu jouir [du savoir] des ascètes de l'orient et de ses hommes vertueux. Quant au Cheikh Abdul-Qâdir al-Jîlî, qu'Allah soit satisfait de lui, il le rencontra au mont 'Arafat et l'accompagna. Il pu parfaire par son entremise sa connaissance des nombreux hadiths dans la grande mosquée de la Mecque, puis le Cheikh Abdul-Qâdir le vêtit de la robe du Tasawwuf [caractérisée par ses multiples patchs], et lui transmit de ses secrets, et l'embellit d'habits de lumière. Sidi Abû Madyan, qu'Allah soit satisfait de lui, était fier de sa compagnie du Cheikh Abdul-Qâdir, il le comptait parmi les plus éminents de ses maîtres.
Quand il revint de son pèlerinage et de ses pérégrinations, il ne trouvait le plaisir que dans la ville de Bougie (Bijâyah) pour s'établir, il s'installa donc dans cette ville et l'adopta comme lieu de sa résidence. Il disait à son sujet : "elle est particulièrement recommandé pour quérir le licite." Au fil du temps, son état spirituel ne cessait de s'accroître en magnificence. Des délégations et des personnes nécessiteuses venaient à lui de tous les horizons. Il avait les connaissances visionnaires et les dévoilements.
Lorsqu'il fut largement célèbre, il fut dénoncé au Sultan Ya'qûb al-Mansûr, par certains des savants des sciences exotériques, [parmi eux le Cheikh Abû 'Ali al-Habbâk], ils soutenaient à son égard un faut jugement. Ils disaient au Sultan : "Il est inquiétant, on craint pour votre royaume, car il ressemble au Mahdi (signifiant l'Imam Mahdi [Ben Thumart]). Il a de nombreux adeptes dans la plupart des provinces". Le Sultan vit la crainte l'envahir, et s'intéressa à son sujet. Il le convoqua afin qu'il puisse l'examiner, et il écrivit à ses délégués à Bougie, de bien veiller sur lui et de le conduire dans les meilleures conditions possibles.
Lorsque le Cheikh fut prêt à voyager, il était difficile pour ses compagnons de supporter cela, ils ne tardèrent pas à ne pas se laisser résigner, et eurent un entretien avec lui à ce sujet. Il les fit taire et leur dit : "ma mort est proche, et il est décrété que je serai ensevelis dans les tombes de ces lieux, et il n'est pas possible d'éviter cela. Je suis devenu vieux et faible, et je ne suis pas capable de me déplacer. Allah, exalté Soit-Il, m'a envoyé quelqu'un pour me conduire à Lui en délicatesse, et me faire parvenir jusqu'à Lui par les meilleures façons. Je ne verrai pas le Sultan et il ne me verra pas." Les cœurs des disciples se dulcifièrent à cela, et ils réalisèrent que c'était l'un de ses prodiges miraculeux. Ils l'emmenèrent dans les meilleures conditions qu'ils soient, jusqu'à ce qu'ils atteignent les environs de Tlemcen [sur les hauteurs de 'Aïn Taqbâlet]. A ce moment là, apparut le mont d'al-'Ûbâd (Râbitat al-Eubâd), il dit aussitôt à ses compagnons, qu'Allah soit satisfait de lui : "Qu'est-ce qu'un bel endroit pour dormir !" Quand il arriva à "Wâdi Yusr", et en raison de la douleur très sévère qu'il eut, ses compagnons s'immobilisèrent, après qu'il leur eut dit : "faites moi descendre. Je n'ai rien à faire avec le Sultan ! Ce soir nous allons rendre visite aux frères." Puis, par cet nuit qu'il mit pied à terre dans les environs de Tlemcen, et se mit face à la Qibla, en répétant l'attestation de foi, et dit : "me voici ! (Et je m'empresse de venir à Vous, mon Seigneur, afin que vous soyez Satisfait.)" (Sourate Tâ-Ha: 84). Puis il dit : "Allah est le Réel", et son esprit quitta son corps. Ils emportèrent sa dépouille à al-'Ûbâd, qui est un village près de Tlemcen, et fut enterré. Son enterrement fut un grand événement et une noble manifestation. Ce jour là, le Cheikh Abû 'Ali al-Habbâk se tourna vers la repentance. On dit aussi que le Sultan al-Mansûr a été sanctionné par la mort quelques temps après.
Abû Madiyan Shu'ayb rendit l’âme vers 15 heures le 1er Muharram 594 de l'Hégire, correspondant au 13 novembre 1197. Il avait plus de quatre-vingts ans. Ceux qui s'intéressent à ses annales, assurent que la l'invocation devant sa tombe est exaucée. Sidi Muhammad al-Huwârî, l'affirme dans son livre [la vigilance] (at-Tanbih). Notre maître, Sidi Muhammad al-Bûzîdî, qu'Allah soit satisfait de lui, nous recommandait souvent de lui rendre visite. Il le mentionnait en bien et disait que l'invocation devant sa tombe est exaucée. Il avait coutume de dire : "La raison de mon voyage au Maroc était par ses bénédictions et par son autorisation. C'est parce que j'ai passé une nuit auprès de sa tombe et après avoir récité du Qorân, je m‘endormis. Il vint alors vers moi avec l’un de mes ancêtres [Bûzîd "al-Ghawth], ils me saluèrent puis il dit : va au Maroc, j’ai aplani la voie pour toi, je répondis : mais le Maroc est plein de serpent venimeux, je ne puis habiter là-bas. Alors il passa sa main bénie sur mon corps et dit : va et ne crains rien, je te protègerai contre tous les malheurs qui pourraient t’arriver ! Je m’éveillai tremblant d’une crainte révérencielle, puis immédiatement quittant sa tombe, je me dirigeai vers l’ouest et ce fut au Maroc, que je rencontrai le Cheikh Muhammad Ben Qaddûr al-Wakîlî, qu'Allah soit satisfait de lui !"
Parmi les choses dont j'ai été témoin de ses vertus lors de mes visites, une fois je voulais aller à Tlemcen pour une affaire importante, et j'ai donc demandé la permission à mon maître, qu'Allah soit satisfait de lui. Il m'a donné la permission et m'a recommandé de visiter Sidi Abû Madyan. Quand je suis arrivé, la pluie et l'extrême froid m'ont empêché de lui rendre visite. J'ai passé près de sept jours pour l'affaire laquelle je fusse allé, et qui est devenue extrêmement difficile pour moi à tous égards. Le septième jour, je me suis souvenu de la visite au Cheikh [Sidi Abû Madyan], qu'Allah soit satisfait de lui. Je me suis dit que je devais y aller puisque mon maître m'avait recommandé de lui rendre visite. Je suis allé à sa tombe et ai demandé sa bénédiction. Puis je suis retourné au lieu de ma résidence et j'ai dormi cette nuit. Au matin, un de nos amis est venu me voir et m'a dit : "Réjouis-toi, ton affaire est résolue !" J'ai dit : "comment le sais-tu ?" Il m'a dit : «Sidi Abû Madyan m'est apparu hier dans un rêve et m'a dit : " Dis à telle personne que ton affaire est résolue". La conversation n'était pas encore terminée, que quelqu'un vint nous voir pour nous confirmer l'accomplissement du motif de notre voyage. J'ai su à ce moment là, que le Cheikh [Sidi Abû Madyan], qu'Allah soit satisfait de lui, est un de ceux que l'on reçoit ses prérogatives en lui rendant visite.
Quant à ses prêches et ses élocutions, qu'Allah soit satisfait de lui, ils pénétraient les cœurs, en particulier des adeptes de l'amour et de la passion, au point que certains [de ses disciples] ont rendu l'âme dans ses assemblées.
Le Cheikh [Sidi Abû Madyan], ne s'est montré aux gens et ne faisait le rappel [de dieu], que lorsque il fut autorisé à le faire. Il est raconté qu'il est resté chez lui pendant près d'un an sans rencontrer personne, et ne sortait que pour la prière du vendredi. Des personnes se sont rassemblées devant la porte de sa maison et lui ont demandé de parler avec eux. Quand ils l'ont obligé il sortit, quelques moineaux qui étaient sur son toit ont pris la fuite à sa sortie, il est retourné chez lui en disant : «Si j'étais apte à discourir, les oiseaux ne m'auront pas fuit." Il est resté chez lui une autre année. Puis, quand il sortit, les oiseaux n'ont pas fuient, et il a commencé à parler aux gens. On dit que les oiseaux se mettaient en cercle autour de son assemblée, et que certains d'entre eux tombaient mort.
Quant à sa voie spirituelle (Tariqa) elle était sur une base solide, car il la saisit par la Shari'a et la commandait. L'une de ses sagesses disait : "Il n'y a aucun moyen d'arriver à Allah qu'en suivant le Messager." Beaucoup de personnes ont tiré bénéfice de ses enseignements.
Il a été rapporté à son sujet que près de trois cents gnostiques, au-dehors des vertueux, ont émergés de son cercle [d'éducation]. Abû Abdullah al-Fâsî al-Saghîr, a écrit dans son ouvrage "al-Minah al-Birriyah" lors de son commentaire sur la voie du Cheikh Abû Madyan, qu'Allah soit satisfait de lui, le texte suivant: "Trois cents pôles (Qotb) ont émergé de son cercle en dehors des personnes vertueux". Il avait coutume de dire, dans ses assemblées, "Le maître est celui qui te raffine par ses nobles caractères, et t'enseigne la courtoisie en baissant son regard, et illumine ton interne par sa luminescence."
On dit qu'un homme est venu assister à une de ses assemblées, dans le but de s'opposer à lui. Lorsque le récitant a commencé à lire, le Cheikh lui dit : "Attends un peu." Puis se tourna vers l'homme et lui dit : "Pourquoi es-tu venu ?" Il lui dit : «Afin de m'inspirer de tes lumières." Le Cheikh lui dit : "Qu'est-ce que tu as dans ta poche ?" Il dit : "Un exemplaire du Qorân." Il lui dit : "Ouvre-le, et lis la première ligne, et tu auras ce que tu as besoin." Quand il l'ouvrit et regarda la première ligne, il y trouva, «Ainsi fut la fin de ceux qui avaient traité Shu`ayb d'imposteur, comme s'ils n'avaient jamais hanté ces demeures , ce sont eux qui furent les perdants.." (Sourate al-A'raf: 91). Le Cheikh lui dit : "N'est-ce pas assez pour toi ?" L'homme a reconnu sa mauvaise foi et s'est repentit (Tawbah) et son état s'est vu réformé en conformité, et il ne s'est jamais plus séparé de lui après cela.
Un de ses élèves dont la femme l'avait irrité la veille, vint et avait l'intention de se séparer d'elle. Lorsque le Cheikh l'a vu, il lui dit : "garde ton épouse et crains Allah" (Sourate Al-Ahzab : 37). L'homme dit : "Par Allah, je n'avais parlé à personne de ce sujet." Le Cheikh lui dit, qu'Allah soit satisfait de lui : "Quand tu es entré dans la mosquée, j'ai vu ce verset écrit sur ton burnous, et j'ai su ton intention."
Parmi ses prodiges miraculeux, qu'Allah soit satisfait de lui, est qu'il parlait des sujets de la réalité (haqâ'iq) après la prière de l'Aube (Fajr) dans la mosquée d'al-Khidr dans une ville de l'Andalousie. Les moines d'un monastère connu sous le nom du "monastère du Roi" ont entendu parler de lui. Ils étaient au nombre de soixante-dix. Dix des plus imminents d'entre eux sont venus à la mosquée pour tester [le Cheikh], et ils se sont déguisés et habillés en musulmans. Ils sont entrés dans la mosquée et se sont assis avec les gens pour l'écouter. Personne ne savait rien d'eux à ce moment. Quand le Cheikh a voulu parler, il devint silencieux jusqu'à ce qu'un homme qui était tailleur entra et le Cheikh lui dit : "Qu'est ce qui t'as retenu ? Il lui dit : "Sidi, je devais terminer les dix coiffures que vous m'avez commandé hier." Le Cheikh les pris et se leva et habillât chacun des moines une coiffure. Les gens étaient étonnés de cela, et pourtant personne ne connaissait l'histoire. Puis le Cheikh a commencé à parler. Parmi ce qu'il disait : «Fuqarâs ! Quand la brise de l'apothéose souffle de la part du Réel, Exalté Soit-Il, sur les cœurs illuminés, elle éteint toutes les lumières." Puis le Cheikh souffla, qu'Allah soit satisfait de lui, et toutes les bougies de la mosquée s'éteignirent, et il y avait plus de trente bougies. Puis le Cheikh se tut et baissa les yeux et personne ne pouvait parler en raison de la grandeur de sa crainte révérencielle. Puis il leva la tête et dit : «Il n'y a de dieu qu'Allah. Fuqarâs ! Quand les lumières de la grâce brillent sur les cœurs inanimés, ils prennent vie et chaque obscurité est éclairée pour eux." Puis il souffla et les bougies s'allumèrent de nouveau, et elles s'excitèrent et se balancèrent de droite à gauche au point qu'elles faillirent se joindre. Puis le Cheikh parla d'un verset faisant mention de prosternation et il se prosterna et l'assemblée se prosterna y compris les moines de peur d'être découverts. Le Cheikh dit dans sa prostration, "O Allah, Vous connaissez le mieux la gestion de Vos créatures et ce qui est bénéfique pour Vos serviteurs. Ces moines sont en harmonie avec les musulmans dans leurs vêtements et dans leur prostration à Vous. Nous avons transformé leur apparence extérieure, et personne d'autre que Vous ne peut changer leur l'intérieur. Je les ai installé à la table de Votre générosité, délivrez les donc du fait de Vous attribuer des partenaires et de la tyrannie. Faites les sortir des ténèbres de l'abjuration à la lumière de la foi." Lorsque les moines ont levé leurs têtes, ils avaient oublié ce qui précédemment les laissait isolés [de la vérité], et ils eurent terminé avec l'égarement et la tyrannie. Puis ils se sont dirigés vers le Cheikh et se sont détournés de leur mécréance, en larmes abondantes et le cœur en deuil. Les gens criaient et pleuraient à cause de leur lamentation. Cette journée fut singulière. Trois personnes sont mortes dans cette assemblée. Leur histoire arriva aux oreilles du Roi, il se montra généreux envers eux et les honora. Le Cheikh fut très joyeux à cela et il remercia Allah pour Ses bienfaits.
Parmi ses supplications, qu'Allah soit satisfait de lui : "O Allah, Vous avez la connaissance et elle m'est voilée. Je ne sais pas [la réalité] d'une chose pour que je puisse la choisir pour moi. Je remets mon affaire à Vous, et je Vous ai espéré lors de mon besoin et mon dénuement. Guidez-moi, ô Allah vers les choses que Vous préférez, et que Vous agréez, et qu'elles soient bien guidées dans leur fin ultime, car Vous faites ce que Vous voulez par Votre puissance. Vous avez le pouvoir sur toute chose."
Quant à ses poèmes, ils sont trop nombreux pour être comptés, le porteur de notre grâce, Cheikh Sidi Muhammad al-Bouzîdî, employait quelques uns de ses poèmes dans le chant mélodieux, tout comme la majorité des gnostiques et dont les recueils des odes renferment. Il y a aussi beaucoup de poésies et de proses qu'aucun écrivain ne pourrait les énumérer, et qui montrent sa grande disposition dans la gnose.
En résumé, il était, qu'Allah soit satisfait de lui, l'un de ceux en qui les excellentes qualités ont été perfectionnées. Il n'y a pas moyen d'éviter le fait que le temps sera peu susceptible de produire un autre comme lui.
Louange à Allah qui a mis en tout lieu des maîtres, et en tout temps des dirigeants, par bénédiction de Dieu sur Sa création. "Quiconque nie l'existence des élus de Dieu, par son ignorance et sa stupidité, alors c'est une preuve qu'il a été privé."......
Traduit par Derwish al-Alawi
Les Amis du Cheikh Ahmed al-Alawi
Les commentaires des aphorismes de Sîdî Abû Madiyan par le Cheikh al-Alawî, traduit par M. Chabry, Editions la Caravane.
Il s’agit d’un commentaire systématique des Hikam (aphorismes) d’Abû Madiyan, soufi originaire de Séville et enterré à proximité de Tlemcen, qui représente une référence fondamentale pour la doctrine Shâdhilî. L’enseignement de Sidi Abû Madiyan, tel qu’il est résumé dans ses aphorismes, peut être défini comme une synthèse originale de deux sources distinctes : le soufisme populaire de souche berbère d’une part et, d’autre part, le soufisme doctrinal, dans ses deux versions hispano-andalouse et orientale.Cet enseignement est venu en quelque sorte fusionner avec celui des premiers maîtres de la Shâdhiliyya, puis s’est transmis au sein de cette voie spirituelle et renouvelé avec chaque maître majeur, les formes variant beaucoup selon les individus mais le fond restant le même. On peut citer ici, parmi les principaux maîtres, pour ce qui concerne la Shâdhiliyya nord-africaine, les noms d’Abû l-‘Abbâs al-Mursî, andalou d’origine mais également saint patron d’Alexandrie, Ibn ‘Atâ Allah (un égyptien dont les aphorismes ont contribué de façon décisive à la diffusion de cette voie), Ahmad Zarrûq, ‘Abd al-Rahmân al-Majdûb, les Fâsîs dont surtout Abû l-Mahâsin Yûsef, et Moulay al-'Arabi Ben Ahmad ad-Darqâwi.
Héritier de cet enseignement qui remonte, avec une étonnante continuité tout au long de sept siècles, jusqu’à Abû Madiyan, le Cheikh al-Alawi a développé, à partir du commentaire des Hikam, un ample traité de tasawwuf qui reprend la majeure partie des enseignements fondamentaux du soufisme Shâdhilî maghrébin, traité dont l’architecture est fournie par la classification en 18 grands thèmes des 180 aphorismes retenus.
Un prologue permet tout d’abord au Cheikh d’expliquer les raisons qui l’ont conduit à entreprendre son commentaire puis de présenter la vie et l’œuvre d’Abû Madiyan.
L’auteur entame alors un premier chapitre relatif aux vices de l’âme et aux remèdes correspondants, consacré à montrer que la quête spirituelle est le principal objectif que doit se fixer tout être humain, mais que c’est son propre ego (nafs), au travers de ses désirs, caprices, passions et vaines prétentions, qui constituera pour lui le principal obstacle.
Les chapitres II & III traitent du thème des fréquentations : qui suit la voie doit éviter de fréquenter les profanes mais également les innovateurs (dont, paradoxalement, ceux qui traitent eux-mêmes les soufis d’innovateurs), c’est-à-dire ceux qui vivent en marge des conceptions traditionnelles et risquent donc d’influer sur le disciple qui finira, s’il n’y prend garde, par revenir à son état d’ignorance initial. Il s’agit là de mettre en pratique la parole suivante du Prophète : « Le mauvais compagnon ressemble au forgeron : même si son feu ne te brûle pas, tu subis tout de même la mauvaise odeur de sa forge. » Il est encore plus nécessaire d’éviter ceux des savants dont la science se limite à l’extérieur de la Révélation.
C’est en commentant l’aphorisme : « La décadence de la masse se traduit par l’apparition de gouvernants iniques ; celle de l’élite conduit à l’apparition d’imposteurs (dajjâl) qui détruisent la religion de l’intérieur » que le Cheikh s’en prend tout particulièrement aux mouvements politico-religieux dits réformistes de la fin du XIXe et du début du XXe, faisant allusion au verset (2, 11-12) : Lorsqu’on leur dit : « Ne semez pas la corruption sur terre », ils répondent : « Nous ne sommes que des réformateurs ! » Non ! Ce sont bien eux les corrupteurs, mais ils n’en ont même pas conscience.
C’est également dans Le chapitre III que le Cheikh détaille les différents degrés de déviation et d’imposture que l’on rencontre au sein même du soufisme, dressant ce triste constat : « La plupart des gens qui sont rattachés à la voie ne font que se raconter les uns aux autres les histoires des soufis du passé. Ils disent par exemple que Sidi Untel faisait ceci, que tel autre était ainsi, et que les pieux anciens agissaient de telle façon.
Les récits sur la vie des justes du passé ne leur servent que de réservoirs à histoires, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la décadence du soufisme se traduise par l’apparition de faux maîtres, que les divisions et le sectarisme aillent en augmentant, que l’objectif même de la voie finisse par être incompris et qu’il ne reste plus de celle-ci que le nom et une forme de réunion périodique. Le fruit de la voie disparaissant et sa nature se modifiant […] Il est vraiment triste de constater que le soufisme, qui était avant une réalité en acte que son éminence et son élévation rendaient inaccessible aux gens à prétentions spirituelles, s’est réduit peu à peu à de simples discours.
Aujourd’hui, on voit les gens en discuter à l’aide de termes techniques, et avec eux, il s’est transformé en une discipline qui se transmet extérieurement ; ils en ont même fait une “matière” que l’on peut étudier comme n’importe quelle autre. Le plus incroyable, c’est qu’ils sont tellement experts dans la manière d’en parler que l’on finit par croire qu’ils l’ont vraiment goûté, d’autant qu’ils savent emprunter aux soufis leur aspect et leurs manières. Du coup, l’authentique finit tellement par se cacher au milieu des contrefaçons, qu’il semble presque disparaître. »
Al-Mawâd al-Ghaythiyya l-nâshi’a ‘an al-Hikam al-Ghawthiyya (1) est l’œuvre la plus volumineuse du Cheikh al-Alawi (2) et constitue un authentique traité de soufisme contemporain à destination de ses disciples et, plus généralement, des adeptes de cette tarîqa d’origine Shâdhilî. Cet ouvrage, dans lequel le caractère didactique de la méthode spirituelle se manifeste clairement, consiste en un commentaire systématique des Hikam (aphorismes) d’Abû Madiyan (m. 594/1198), le célèbre soufi originaire de Séville et enterré à proximité de Tlemcen (Mont al-'Ubbâd), en Algérie.
C’est en septembre 1910 que le Cheikh en termina la rédaction, c’est-à-dire un an après la mort de son maître spirituel, le Cheikh Muhammad al-Bûzîdî. Dans l’introduction du livre, le Cheikh expose clairement les raisons de sa démarche : " Pour commencer, nous devons dire que cela fait plus de seize ans que nous avons commencé à nous intéresser à ces nobles aphorismes (hikam), en compagnie d’un groupe de frères qui nous guidaient vers Dieu à travers les stations spirituelles de l’excellence (Ihsan). Cette lecture nous apporta sérénité et épanouissement spirituels, en raison des vérités (haqâ’iq) et des précisions subtiles (raqâ’iq) qu’ils contiennent, et c’est une particularité de ces aphorismes que de clarifier grandement les enseignements spirituels (3). "
Le Cheikh nous dit qu’à partir de ce moment, il ressentit le vif désir de faire tout son possible pour écrire un commentaire de cette œuvre. Il constatait que personne jusqu’alors n’avait réalisé un travail complet sur ces Hikam d’Abû Madiyan, contrairement à ce qui s’était produit pour d’autres livres de même nature (4).
Plein de ferveur, le Cheikh fit le vœu suivant : " Si Dieu me prête vie, me prend en charge dans Sa grâce, me comble de bienfaits comme à Son habitude, "élargit" ma poitrine, dénoue le nœud de ma langue (5) et rend mes paroles compréhensibles afin que je puisse expliciter certaines des significations de son œuvre, j’en écrirai un jour un commentaire pour bénéficier de sa bénédiction et mettre en évidence sa grande valeur (6). "
Mais après ce vœu, seize années (7) s’écoulèrent, et ce n’est qu’une fois devenu lui-même maître spirituel d’une branche de la Shâdhiliyya Darqâwiyya, succédant ainsi au Cheikh Muhammad al-Bûzîdî, décédé en 1909, qu’il entama la rédaction des Mawâd.
Ces données permettent d’affirmer que le premier contact du Cheikh avec les Hikam date de son rattachement à la tarîqa (8). Il est donc logique de penser que cette première " lecture " dont il est question faisait partie d’un enseignement spirituel plus général dispensé à ceux qui rejoignaient cette confrérie soufie, dont le chef était alors le Cheikh Muhammad al-Bûzîdî .
Mais cette utilisation pédagogique des Hikam n’est pas la seule preuve d’une influence d’Abû Madiyan sur ces milieux soufis. Le Cheikh al-Alawi nous parle également de la grande bénédiction (baraka) qu’apporte une visite à la tombe de ce saint, et signale que son propre maître insistait souvent sur l’importance de cette visite ; d’ailleurs, c’est en accomplissant une telle visite que le Cheikh Muhammad al-Bûzîdî , sous l’impulsion duquel la tarîqa allait prendre un nouvel essor, avait reçu d’Abû Madiyan, en songe, l’autorisation de se rendre au Maroc à la recherche de son maître, ainsi que sa bénédiction (9).
L’anecdote suivante permet d’illustrer la nature du lien très étroit qui unit les deux hommes : à la mort du Cheikh Muhammad al-Bûzîdî , de nombreux membres du groupe eurent des rêves dont le contenu était clairement en relation avec la question de l’héritage spirituel du défunt, et bien des indices témoignaient du rôle que le Cheikh al-Alawi allait être appelé à jouer (10). L’un de ces songes est celui d’un certain Muhammad Ben Thuriyya : " Je voyais le Cheikh Ahmad Ibn Alîwa assis juste dans le disque solaire, au quatrième ciel, les mains posées sur les genoux, comme s’il se recueillait en lui-même. A ses pieds, il y avait un ruisseau qui courrait. Il tenait à la main un godet blanc décoré de trois filaments verts incrustés, et donnait à boire aux gens. Sidi Abû Madiyan al-Ghawth, qui se trouvait à sa droite, et Abû l-‘Abbâs al-Mursî, qui se tenait à sa gauche, lui disaient :
"Donne-leur à boire, Ahmad, car tu es le seul échanson de cette époque (11). "
Un autre élément remarquable de cette vision, c’est qu’on y voit côte à côte Abû Madiyan et Abû l-‘Abbâs al-Mursî, second fondateur de la Shâdhiliyya et andalou tout comme lui. Cela montre qu’il existe une conscience claire d’une origine spirituelle commune, conscience qui se maintient de façon " naturelle " dans ce milieu Shâdhilî contemporain (12).
Mais quelle sorte de relation existe-t-il entre Abû Madiyan et cette branche de la Shâdhiliyya, pour laquelle il représente incontestablement une importante référence ?
Nous ne pouvons affirmer l’existence d’une telle relation sur la base de points communs dans l’enseignement ou la méthode spirituelle, car nous ne disposons pas de preuves textuelles à cet égard, excepté quelques données éparses qui n’ont de toute façon qu’un caractère très général.
Dans son étude sur l’œuvre d’Abû Madiyan, Vincent Cornell fait allusion à cette influence particulière, en l’attribuant au fait qu’Abû Madiyan, comme allaient le faire plus tard les Shâdhilîs, ne considérait pas le soufisme comme une voie d’ascétisme et de contemplation exclusive, mais pensait au contraire qu’il devait être intégré au milieu social et jouer un rôle salvateur au sein de la communauté des croyants (13). Cette caractéristique est cependant commune aux différentes turuq qui apparaissent dans l’ensemble du monde musulman à partir du VIIe-XIIIe siècle, et qui représentent une nouvelle manifestation du soufisme, ou plutôt une adaptation obéissant à toutes sortes de nécessités particulières. Notons au passage que, dans la Shâdhiliyya, " social " ne veut pas dire " politique ", et en ce sens, les apparences peuvent être trompeuses. Si le saint Shâdhilî semble avoir une initiative d’ordre politique, comme nous le verrons plus loin, c’est sous l’effet d’un rayonnement bénéfique qui ne l’implique lui-même en rien dans les affaires de ce monde (14).
En tous cas, ce sont bien les maîtres Shâdhilîs qui ont le plus contribué à faire reconnaître au saint andalou son titre de ghawth, " intercesseur divin ", par lequel Abû Madiyan est connu, tout particulièrement au Maghreb, titre qui correspond à un degré et une fonction spécifiques dans l’organisation hiérarchique du soufisme. Pourtant, leur action ne s’explique ni par l’existence d’un lien particulier qui puisse la justifier (15), ni par une œuvre écrite qui aurait laissé l’empreinte de ses enseignements dans la doctrine Shâdhilî (16).
L’influence d’Abû Madiyan, d’un point de vue plus objectif et vérifiable, se mesure au nombre très important de disciples et partisans qu’il a, directement ou indirectement, profondément marqués, et dont bon nombre, à leur tour, furent plus tard en contact avec les premiers maîtres de la Shâdhiliyya (17). Ce sont donc ses disciples, plutôt que ses écrits, qui ont porté témoignage de sa haute station spirituelle, disciples auxquels on doit de plus la transmission de son enseignement, ce qui est, par ailleurs, également le cas pour les deux fondateurs de la voie Shâdhilî.
Ainsi, plusieurs saints et maîtres trouvent en Abû Madiyan leur point de convergence, et c’est pourquoi ce dernier est devenu une référence essentielle du soufisme comme le signale R. Brunschvicg : " Sa réussite, c’est d’avoir réalisé, d’une manière accessible à ses auditeurs, l’heureuse synthèse des influences diverses qu’il avait subies (18). " Ces influences sont celles du soufisme populaire de souche berbère d’une part et, d’autre part, celles du soufisme doctrinal, dans ses deux versions hispano-andalouse et orientale, auquel se rattachaient ses différents maîtres (19).
C’est dans le contexte du soufisme Shâdhilî Maghrebo-Andalou que transparaît le mieux le résultat de cette synthèse ; nous pouvons l’apprécier, par exemple, au travers de la capacité d’expression spontanée et subtile caractéristique de ce type de soufisme : utilisant un langage simple et élaboré à la fois, il permet de découvrir, au sein même de l’ordinaire et du quotidien, des éléments de méditation et le matériel pédagogique de l’enseignement spirituel. Cette spiritualité, dans laquelle expérience immédiate et abstraction métaphysique se mêlent, apparaît comme une expression originale qui réalise la synthèse de mondes bien différents (20).
Héritier de cette tradition qui remonte, avec une étonnante continuité tout au long de sept siècles, jusqu’à Abû Madiyan, le Cheikh al-Alawi a développé, à partir du commentaire des Hikam, un ample traité de tasawwuf qui reprend la majeure partie des enseignements fondamentaux du soufisme Shâdhilî maghrébin. Par conséquent, les Mawâd sont un exemple de plus de la façon dont cette voie a interprété l’enseignement essentiellement oral du maître sévillan et l’a intégré à son propre enseignement.
La construction de cet ouvrage obéit à des critères pratiques et pédagogiques que le Cheikh présente dans son introduction. L’auteur explique avoir commencé par réaliser une sélection des Hikam, après en avoir collationné plusieurs copies et en suivant ses propres critères d’authentification. Ensuite, à partir de cette sélection, il a regroupé les aphorismes en fonction de leurs relations d’affinité, procédé qui lui paraissait le plus opportun au moment d’en entreprendre le commentaire (21).
Au total, le Cheikh a retenu 180 aphorismes, répartis en 18 chapitres qui correspondent aux principales étapes de la voie spirituelle (22). L’auteur traite en premier lieu des vices de l’âme et des remèdes correspondants, puis suit tout ce qui se rapporte au respect des convenances spirituelles (adab) que l’aspirant (murîd) doit prendre en compte dans les différentes situations qu’il rencontre. Puis il en vient à l’analyse des thèmes classiques du soufisme que sont la science utile (‘Ilm al-nâfi‘), le souvenir de Dieu (dhikr), la vigilance intérieure (murâqaba), la remise confiante à Dieu (Tawwakul), l’indigence spirituelle (faqr), la pureté d’intention (ikhlâs), l’amour (mahabba), etc. Les derniers chapitres sont consacrés aux états, paroles et actes du ‘Arif (23), une fois qu’il a obtenu l’extinction (fanâ’) ; l’ensemble se termine par un chapitre sur l’anonymat (khumûl) du ‘Arif (24).
Comme nous l’avons déjà souligné, les Mawâd sont en soi un véritable traité de soufisme, plus qu’un commentaire proprement dit. L’auteur utilise une terminologie classique, sans cependant en faire un usage excessivement restrictif. Il s’en remet souvent aux autorités classiques, qu’il cite beaucoup, et recourt fréquemment à la poésie, principalement celle d’Ibn al-Fârid, dans le but de rendre son discours expressif et convaincant. En tant que manuel de réflexion et d’enseignement à destination du disciple, les Mawâd appartiennent à ce que nous pourrions appeler la " science du soufisme " (‘Ilm al-Tasawwuf), dont les principes doctrinaux s’appuient sur des sources traditionnelles bien établies.
Cependant, le véritable intérêt de ce livre, c’est qu’il représente une tentative réussie d’actualisation et de rénovation de cette science. " A chaque époque, la réalité divine inspire aux savants les propos les plus appropriés pour leurs contemporains " dit un aphorisme d’Abû Madiyan. Pour le Cheikh al-Alawi, il s’agit là d’une conséquence directe du fameux hadîth : " Les savants de ma communauté sont les héritiers des prophètes (25). "
Si nous analysons plus en détail cette vision rénovatrice, nous pouvons voir que le Cheikh la considère comme un aspect essentiel de la fonction prophétique, qui se voit ainsi adaptée en permanence aux circonstances de temps et de lieu par le biais des maîtres majeurs. Le saint investi de cette fonction trouve dans les significations du Livre sacré ce qui convient à son époque et en extraie ce qui, jusque-là, était resté secret (26).
" Sache que les savants de la communauté (‘Ulâma’ al-umma) ont pour rôle d’extraire les vérités du Coran, un peu à la façon dont les chimistes procèdent avec les minéraux, s’agissant de leur propriétés physiques… "
" On peut voir que la terre, qui est bien antérieure à la création de l’homme, contient de nombreux minéraux. Les scientifiques n’ont pourtant découvert les ressources du sous-sol que petit à petit, et ils ne découvrent en fait que ce qui doit apparaître et ce dont a besoin chaque époque… "
" Vois comme on extraie chaque jour de la terre quelque chose qu’on ne pouvait extraire la veille, alors même que tout ce qui s’y trouve fut créé en même temps… "
" Sache que la terre doit faire sortir ce qu’elle contient et épuiser jusqu’au bout les trésors et matières précieuses qu’elle renferme, en fonction des nécessités de chaque époque, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que de la terre pure. Ce sera alors le signe qu’elle a atteint le terme de son existence, de même que ses habitants. Quand la terre sera nivelée, qu’elle rejettera son contenu, qu’elle se videra, qu’elle écoutera son Seigneur et fera ce qu’elle doit (Cor. 84, 3-5)... " (27)
Cette citation illustre très bien en quoi est nécessaire, selon le Cheikh, cette fonction prophétique qui fait de la Révélation une vérité immuable et dynamique à la fois. Ce rôle d’interprétation et d’actualisation de la Révélation (28) est l’un des axes fondamentaux de la tradition Shâdhilî, présent dès l’origine de celle-ci.
P. Nwyia avait déjà clairement identifié ce point lorsqu’il signalait qu’à l’origine il y a, non pas l’apparition d’une nouvelle doctrine, mais le prestige religieux d’une personnalité hors pair qui a conscience d’incarner une mission de sainteté prophétique et qui apparaît, aux yeux des autres, comme investie de pouvoirs surnaturels spéciaux. En termes plus techniques, il y a une personnalité qui est reconnue ou qui s’impose comme pôle divin des croyants (Qutb Rabbânî) et intercesseur universel (al-Ghawth al-jâmi‘) (29). "
Il semble donc évident que les maîtres Shâdhilîs voient dans la figure d’Abû Madiyan un exemple de cette fonction de sainteté prophétique, telle qu’ils l’entendent. L’homme auquel échoit par élection divine une telle responsabilité est, par nature, " esprit fait chair ". Ses paroles et sa personne font partie du mandat divin, et par conséquent, il n’est pas tenu d’argumenter. Plus encore, le fait même de ne laisser aucun écrit est une preuve de cette mission à caractère prophétique (30).
Autre conséquence, son langage se doit d’être le plus universel possible, afin que toute la communauté des croyants puisse bénéficier de son intervention et de sa présence. Ses paroles trouvent leur origine dans le Coran et le hadîth, desquels il extraie nécessairement ressources terminologiques et significations. Le saint héritier de la prophétie présente son enseignement sous une forme extérieure qui est extrêmement simple mais recouvre une ample gamme de possibilités, ce qui lui permet de s’adapter au besoin spirituel de chacun. Comme nous l’avons signalé plus haut, c’est cette fonction prophétique qui explique les événements politiques qui marquent souvent la vie publique de ce type de saint. Abû Madiyan en est lui-même l’exemple, puisqu’on l’accusa auprès du sultan d’avoir des ambitions politico-religieuses.
Même Ibn Mashîsh, qui vivait retiré du monde, mourut dans d’étranges circonstances. Il s’agit toujours d’événements difficiles à établir historiquement ou dont il s’avère impossible de connaître les vraies raisons. La seule certitude que nous ayons, c’est qu’ils sont la conséquence du rayonnement du saint sur le peuple, un rayonnement qui, bien qu’exempt de toute volonté de pouvoir temporel (31), finit par exercer une influence sur ce dernier et s’y intégrer d’une certaine façon (32).
L’auteur des Mawâd signale que ce sont l’amplitude et la justesse des paroles du ‘Arif qui les rendent applicables à tous les cas et leur évitent de perturber l’esprit des auditeurs. Celui qui est autorisé à transmettre la Vérité et s’en voit confier la responsabilité sait comment se faire comprendre de ses interlocuteurs, et c’est pourquoi ces derniers sont intérieurement conquis et le reconnaissent (33). Selon le Cheikh al-Alawi, si cette faculté fait défaut au ‘Arif, c’est qu’il n’a pas atteint la stabilité voulue (thabât), associée à la phase " descendante " (rujû‘) de la réalisation spirituelle, et qu’il se trouve sous le contrôle d’un état d’ivresse (sukr). C’est donc d’un manque de maturité spirituelle qu’il s’agit (34).
Un dernier point mérite réflexion et doit être correctement interprété : il s’agit de cette " indépendance spirituelle ", en marge de la transmission régulière proprement dite, que l’on peut constater tant chez Abû Madiyan que chez quelques autres maîtres shâdhilîs. Elle apparaît notamment dans la réponse d’Abû l-Hasan al-Shâdhilî, telle que la rapportent les Latâ-if al-minan, à la question de savoir qui est son maître : " Je me rattachais auparavant au Cheikh ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh, maintenant je ne me réclame plus de personne (35)... "
Ceci nous conduit à aborder un sujet quelque peu obscur, mais qui a un lien direct avec tout ce qui précède. Toujours dans les Latâ-if al-minan, nous pouvons voir que le Cheikh Abû l-‘Abbâs al-Mursî affirme que " notre voie ne se rattache ni aux Orientaux ni aux Occidentaux, mais remonte en ligne droite à Hasan, fils de Ali Ibn Abî Tâlib, qui fut le premier des Pôles. En effet, la détermination de la succession des Cheikhs ne s’impose qu’aux voies fondées sur la modalité de la khirqa, car celle-ci fonctionne par la transmission (riwâya) ; or dans toute transmission doivent être précisés les hommes qui composent la chaîne initiatique. Quant à notre voie, elle consiste en une direction spirituelle (hidâya) dans laquelle Dieu peut attirer à Lui Son serviteur sans qu’il ne se soumette à un maître vivant (36)... "
Quant aux Mawâd, nous y trouvons en fin d’ouvrage une référence à cet héritage prophétique, comme étant une spécificité du ‘Arif investi de la mission de guider vers Dieu (al-dâllî ilâ Allah). Le Cheikh explique que ce dernier est assisté en permanence par l’esprit d’une inspiration révélée (wahy al-Ilhâm), de telle sorte que ses connaissances (‘ulûm) procèdent exclusivement de Dieu, précisant que si la Révélation est close d’un point de vue législatif (min haythu l-ahkâm), elle ne l’est pas du point de vue de la connaissance inspirée (Ilhâm) (37), qui est le lien direct (râbita) qui rattache le ‘ârif à la Présence divine (38).
" C’est l’une des plus nobles stations, ajoute-t-il un peu plus loin... Elle donne à qui la possède une compréhension parfaite (fahm) de ce qui convient à chaque chose et à chaque moment. Ce modèle de conduite, c’est l’intelligence toute de sagesse (fattâna) dont disposent nécessairement les envoyés de Dieu (39). "
Tel fut le cas d’Abû Madiyan. Eduqué par des maîtres d’Orient et d’Occident, vénéré par le peuple et les plus grands saints, il se démarque comme une figure indépendante, détentrice d’une connaissance exclusive. Les qualités prophétiques que nous avons soulignées se manifestent en lui d’une façon incomparable. Pour les maîtres Shâdhilîs, son pouvoir d’intercession procède de la mission à laquelle eux-mêmes participent, mission qui est l’une des composantes fondamentales de cette fonction qu’ils représentent, tout comme lui, parmi la communauté des croyants, et qui consiste à garantir le bien-être spirituel de chacun, tout en préservant l’accès aux différents degrés de la réalisation spirituelle.
Le chapitre IV est consacré au thème du maître spirituel et aux qualités que doit acquérir le disciple. De façon classique, le Cheikh affirme le caractère indispensable du maître éducateur, en distinguant nettement cette catégorie de Cheikh, apte à transformer le disciple, de celle dont le rôle se limite à la transmission de sciences formelles. Commentant l’aphorisme : « Le véritable maître, c’est celui qui te forme par sa façon d’être, t’éduque par son simple silence, et dont l’illumination éclaire ton intérieur », l’auteur insiste sur le fait que c’est l’état spirituel du maître qui rend son enseignement opératif, et non ses discours.
Son action doit uniquement consister à amener le disciple à Dieu et rien d’autre. « Ton maître, affirme encore le Cheikh, c’est celui qui t’arrache à ton âme et te fait entrer en présence de la réalité divine, jusqu’au point où, levant le regard, tu ne vois rien d’autre qu’Elle. Puis, il continue à t’accompagner pour que ton éducation soit parfaite du point de vue de la Loi… Le maître, c’est celui qui te jette dans l’extinction, à tel point que tu deviens comme inexistant, puis qui te fait remonter au plus haut de la station de la subsistance, comme si tu n’avais jamais cessé d’être. Le maître, c’est celui qui s’empare de toi dans la création, et te remplace par la Vérité.
Le maître, ce n’est pas celui qui se borne à t’appeler, mais celui qui t’amène à Le rejoindre. Le maître est comme un père ; or, un père n’est tel que s’il est bien la cause seconde de l’existence de son fils. » La suite de ce chapitre est consacrée au comportement du disciple avec l’ensemble des êtres, chacun en fonction de sa catégorie : c’est le thème bien connu de l’adab dont un dicton nous dit qu’il est ce en quoi tient tout le soufisme.
Le chapitre V traite de la science, c’est-à-dire la science utile (‘Ilm al-nâfi‘), celle qui permet au disciple de comprendre véritablement sa tradition. Ce terme de science englobe donc plusieurs types de connaissance, depuis le fiqh et l’ensemble des sciences traditionnelles jusqu’à la science divine elle-même, en passant par la doctrine de l’unicité (Tawhîd), aussi bien l’extérieure que l’intérieure.
C’est l’occasion pour le Cheikh de mettre en garde le disciple contre les risques d’un savoir purement formel : « Le sens de tout cela, c’est que le savoir religieux (fiqh) n’est louable que s’il est acquis pour Dieu. Voilà pourquoi il y a très peu de véritables experts de la Loi (fuqahâ’), conformément à la parole du Prophète : “Combien connaissent le fiqh tout en manquant de clairvoyance (laysa bifaqîh) !” Farqad al-Sabakhî raconte qu’il consulta une fois Hasan al-Basrî sur une disposition de la Loi ; ce dernier lui répondit, mais Farqad lui rétorqua que sa réponse contredisait la position dominante des experts de la Loi (fuqahâ’).
Hasan le rabroua alors, lui disant : “Sais-tu seulement ce que c’est qu’un faqîh ? Le faqîh, c’est celui qui ne se laisse pas séduire par ce bas-monde et désire l’autre monde ; il comprend très clairement les principes de sa religion et se met toujours au service de Dieu ; il s’abstient scrupuleusement de s’en prendre à l’honneur des musulmans ou à leurs biens, les conseille sincèrement et fait porter son effort sur le service de Dieu. S’en tenant à la tradition du Prophète, il ne rejette pas avec dédain ceux qui lui sont supérieurs ni ne se moque de ceux qui lui sont inférieurs ; enfin, il ne monnaie pas la science dont Dieu l’a gratifié.” »
Le chapitre VI a pour sujet le dhikr, l’« invocation » ou le « souvenir », qui désigne au sens littéral la répétition de noms divins ou de formules traditionnelles. En réalité, cette invocation a différents degrés : la simple fréquentation du maître et des condisciples constitue déjà un premier niveau d’invocation, c’est-à-dire ici de concentration : c’est le sens du fameux hadith dans lequel celui qui se joint aux « gens du souvenir » sans être véritablement l’un des leurs se voit pardonné comme eux, car « ils sont le Peuple, et celui qui s’assied en leur compagnie ne peut être malheureux. » Le Cheikh cite les innombrables traditions prophétiques qui fondent la pratique des cercles du Souvenir, dans lesquels les disciples invoquent Dieu en commun.
L’invocation solitaire et la concentration croissante sur le nom de Dieu représentent une autre catégorie de dhikr. Enfin, au terme de la voie, l’invocation du ‘Arif, du connaissant, ne désigne rien d’autre que l’extinction de la nature humaine, la contemplation de l’Invoqué et la présence à Dieu perpétuelle.
Les chapitres suivants sont consacrés aux stations classiques du soufisme que sont la vigilance intérieure (murâqaba), l’acceptation du destin (taslîm) et le contentement (ridâ), la remise confiante à Dieu (Tawwakul), l’indigence spirituelle (faqr) et le renoncement (zuhd).
Avec le soufisme, il est toujours difficile de systématiser ; on peut cependant constater que les chapitres qui viennent d’être présentés très sommairement ont pour objet les conditions à première vue extérieures du cheminement spirituel (la science, le maître, les fréquentations, les pratiques,…) et le travail sur lui-même du disciple, sur lui-même c’est-à-dire sur son âme (nafs), par l’acquisition des principales vertus et l’abandon des vices correspondants.
C’est ici que se place une frontière invisible entre d’une part un soufisme qui constitue somme toute un approfondissement de la religion et, d’autre part, une voie de connaissance, une voie dont l’objet est la métaphysique, en tant que domaine échappant aux conditions de l’existence individuelle. En effet, l’âme est par nature individuelle ; or à partir du chapitre XII, ce dont nous parle le Cheikh, c’est de réalités intérieures de plus en plus profondes qui sont ce qui, dans l’homme, ne relève pas du domaine purement humain, ce qui assure le contact avec les états supérieurs de l’être ou ce qui reste de l’être dans ces états, qu’il s’agisse de cœur (qalb), de « secret » (sirr), de « passion » (hawâ’, lorsque ce terme est employé en un sens positif) ou d’« aparté » (munâjâ).
Cette frontière, qu’on l’envisage extérieurement comme une distinction entre différentes voies ou comme une limite intérieure que certaines intelligences ne peuvent franchir, est par nature invisible, car la tradition musulmane est une, ses symboles sont les mêmes pour tous et c’est de la seule capacité des êtres à saisir les différents niveaux spirituels qui l’irriguent que dépend le point de vue qui est le leur.
Voilà pourquoi si tout le monde peut comprendre les thèmes de la crainte pieuse, du renoncement ou de la patience (quoique pas forcément de la même façon), il n’en va pas de même des thèmes de cette seconde partie de l’ouvrage, tels que la pureté d’intention (ikhlâs), l’amour (mahabba) ou le Tawhîd. La compréhension de ces thèmes n’étant donc en rien garantie, l’interprétation correcte des actes, des paroles ou des états des saints l’est encore moins.
A propos de la pureté d’intention (ikhlâs), objet du chapitre XII, le Cheikh nous dit ceci : « Il te suffit de considérer Sa Parole : Il leur avait seulement été ordonné de consacrer toute leur religion à Dieu, d’une façon absolument pure (98, 5). Il existe aussi à ce sujet une tradition sanctissime (hadith qudsî) : “Je suis Celui qui a le moins besoin d’associés. Quiconque réalise une œuvre à la fois pour Moi et pour autre chose, Je le désapprouve.” On trouve également le verset suivant : La religion ne doit-elle pas être purement consacrée à Dieu (39, 3) ? »
« Où est ta pureté d’intention, continue le Cheikh, si tu te regardes toi-même et te considères comme l’agent de tes œuvres, méritant d’être récompensé pour ce que tu fais ? Pour les êtres réalisés, ce genre d’œuvre est impur quant à l’intention qui y préside, et tu n’en réchapperas que lorsque la contemplation de la réalité divine t’aura fait perdre conscience du domaine créé : ce n’est qu’à ce moment que ton intention sera pure, car tes actes seront réalisés par Dieu, le serviteur n’y ayant plus aucune part.
Voilà ce que l’homme d’élite entend par “pureté d’intention”, lui qui ne se voit pas lui-même, y compris lorsqu’il passe ses jours à jeûner et ses nuits à prier : rien de cela ne s’imprime dans sa mémoire ; il ne s’accorde aucune importance particulière pour cela, ne s’en croit pas responsable, ne s’imagine pas pour cela être supérieur aux autres, pas même aux gens plongés dans la transgression. C’est la contemplation du Roi de Vérité qui lui a fait perdre conscience des créatures.
Un tel être est tellement absent qu’il n’a même pas conscience de sa pureté d’intention, car le pur est celui qui agit purement pour Dieu et ne se considère pas comme l’agent de ses œuvres. S’il essayait d’atteindre la pureté d’intention ou le contraire par un effort réfléchi, il n’en serait même pas capable : il s’agit là d’un secret divin entre le serviteur et son Seigneur, comme le dit une tradition sanctissime : “La pureté d’intention est l’un de Mes secrets ; Je la place dans le cœur de ceux de Mes serviteurs que J’aime.” »
Le chapitre XIII, relatif à l’amour et au désir, est certainement la partie de l’ouvrage qui permet le mieux de percevoir l’effet de cette force ascensionnelle qui conduit le disciple vers la réalité divine. Bien loin d’un quelconque sentimentalisme, cet amour dont il est question ici, qui porte sur ou vient de Dieu exclusivement (l’amour pour les êtres ayant été traité dans les précédents chapitres), commence par une sorte de rapt (jadhba) intérieur : « Au début de la voie, les états spirituels s’emparent des initiés et les contrôlent, comme un homme qui imagine quelque chose contrôle totalement le produit de son imagination. Parfois, l’état produit en eux un tel effet qu’il les amène à quitter leur mode de vie conventionnel, qu’il change leur tempérament, les rend affaiblis et peut même, dans certains cas, provoquer leur mort… »
Commentant l’aphorisme : « La proximité rend heureux le Rapproché, tandis que l’amour tourmente l’amant », le Cheikh explique qu’il existe « deux sortes d’initié : l’amant et l’aimé, ou disons le chercheur et le cherché. L’amour tourmente l’amant, car celui-ci veut à tout prix la proximité. Il va et vient sur les braises du désir, endolori par la passion ardente qui le dévore, et ne se sent jamais bien, quelle que soit la situation.
Questionné au sujet de l’amour, le Cheikh ‘Abd al-Qâdir al-Jilânî expliqua que c’est lorsque le cœur est tellement troublé par l’Aimé que l’amant se sent à l’étroit dans ce monde, tel un doigt serré par un anneau trop étroit ou tel un homme angoissé par des funérailles. L’amour est une ivresse dénuée de toute lucidité, un souvenir permanent qu’on ne peut effacer, une agitation que rien ne peut calmer, une consécration totale au Bien-Aimé, en toutes circonstances, ouvertement comme en secret, par pure nécessité et non par choix, par instinct et non par volonté personnelle.
L’amour, c’est être aveugle à tout autre que le Bien-Aimé, par l’effet d’une passion jalouse pour Lui, mais c’est aussi être aveugle au Bien-Aimé, par crainte révérencielle de Lui : c’est donc une pure cécité, et les amants sont des gens complètement ivres que seule la contemplation de l’Aimé peut ramener à la lucidité, des malades que seule la vision de Celui qu’ils cherchent peut guérir ; ils ne peuvent s’abstraire de leur état de perplexité qu’en trouvant la compagnie de leur Seigneur. Ils ne peuvent cesser de se souvenir de Lui et ne répondent qu’à Son appel. »
Pour ceux qui ont atteint le terme de la voie, l’amour, de désir (shawq) de Lui, se mue en passion brûlante (ishtiyâq) en Lui, car l’amour sous toutes ses formes « est un feu ; tout ce qu’il trouve sur son chemin, il le brise et le brûle. C’est le feu de Dieu allumé qui dévore jusqu’aux entrailles (104, 6-7). » Cependant, le Cheikh précise que les connaissants n’ont pas tous les mêmes états spirituels : « Pour certains, rien ne laisse transparaître à l’extérieur leur extinction dans l’amour. Ils donnent l’impression d’être comme une montagne inamovible que les vents ne sauraient secouer ; aucune coupe ne semble pouvoir leur tourner la tête, et chaque fois que leur ivresse spirituelle augmente, ils semblent encore plus lucides. »
A son apogée, l’amour divin se transforme en conversation intime ou aparté (munâjâ). Commentant l’aphorisme : « Qui a goûté à la douceur de l’aparté ne peut plus dormir », le Cheikh nous dit que « le sommeil est sans aucun doute une nécessité pour le corps physique, et [qu’]il est impossible de s’en passer. On peut cependant le réduire au minimum par la discipline spirituelle, surtout si l’aspirant a goûté à la douceur de l’aparté.
Ce que dit ici l’auteur [Abû Madiyan] se réfère à l’esprit qui, lui, échappe effectivement au sommeil, de même qu’il n’est pas soumis à la condition temporelle. Il n’est en effet généralement pas soumis au sommeil ni à la distraction illusoire, surtout après s’être purifié et extrait du monde grossier pour entrer dans le domaine supra-formel, et tout particulièrement dans la Présence de l’Unité absolue (al-Hadra al-Ahadiyya), monde de secrets en lequel ne subsiste aucune dépendance à l’égard des traces phénoménales. Nul doute qu’il entendra alors le discours du Vrai, comme on l’a dit :
Mon esprit s’est hissé au niveau des cimes les plus élevées ;
Le Vrai lui a parlé en aparté, après qu’il ait entendu Son appel,
Un appel dénué de sonorité, absolument indescriptible, auquel
Il a répondu ; le Bien-Aimé, dans toute Sa splendeur, S’est manifesté.
L’amour et la connaissance ne représentent en fait que les deux faces d’une même réalité ; c’est ce qui explique que le chapitre suivant traite de « la manifestation de l’Unicité divine (dhuhûr al-Tawhîd) et de la disparition des limitations de l’existence conditionnée (ibtâl al-taqyîd) », c’est-à-dire du sens ésotérique du Tawhîd, notion centrale de l’islam. Ce chapitre XIV des Mawâd est tout aussi essentiel que le précédent, mais sa « saveur » est d’un autre ordre. Pour en donner un aperçu, il suffit d’en citer le premier aphorisme : « Lorsque la réalité divine se manifeste, il ne reste rien d’autre », et le début du commentaire correspondant : « La réalité divine (al-Haq), c’est Dieu (Allah), qui “ne coexiste avec rien”.
Lorsqu’Il Se manifeste au connaissant, en Son Essence et par l’ensemble de Ses attributs, d’une manifestation qui implique anéantissement et disparition, ce dernier ne voit plus que Lui. Mais lorsque son Seigneur Se manifesta à la montagne, Il la mit en miettes et Moïse tomba foudroyé (7, 143). Voilà pourquoi l’on dit que “ lorsque le principiel et le contingent se rencontrent, celui-ci disparaît tandis que celui-là demeure.” Nous lançons contre l’illusion la réalité, qui l’écrase, et voilà que l’illusion disparaît (21, 18). Il arrive que Dieu Se manifeste au connaissant d’une façon ineffable, seulement compréhensible intérieurement, et c’est alors que se produisent l’extinction, l’anéantissement et la disparition. C’est ce que les soufis appellent la pulvérisation (sahq) et l’annihilation (mahq). Quelqu’un a dit :
Ma montagne est devenue poussière,
Par crainte révérencielle de Celui qui S’y est manifesté.
Est apparu alors un secret bien caché,
Que seul peut comprendre un être qui m’est similaire.
Un autre a écrit ces vers :
Tu T’es manifesté en tout bien clairement,
Et pourtant rien de plus invisible que Toi.
En toute chose, je Te vois, vraiment !
Sans doute ni discussion, quant à moi.
Rien ne peut coexister avec la réalité divine, car tout le reste n’est qu’une pure illusion dénuée d’être. Pour les connaissants, l’altérité est semblable au Phénix, dont on a entendu parler mais qu’on n’a jamais vu. Voilà pourquoi un soufi disait : “Si on m’imposait de voir autre chose que Dieu, je ne le pourrais pas.” “S’il doit y avoir quelque chose, ce n’est qu’une sorte de poussière dans l’atmosphère, et si tu y regardes de plus près, tu verras qu’il n’y a rien.” »
Les derniers chapitres sont consacrés aux états, paroles et actes du ‘Arif, du connaissant, une fois qu’il a obtenu l’extinction (fanâ’). L’ouvrage se termine par un chapitre sur l’anonymat (khumûl), notion qui est l’équivalent, en climat maghrébin, de la « voie du blâme » du soufisme oriental. Commençant par évoquer le cas d’Uways al-Qaranî, personnage contemporain du Prophète ne l’ayant jamais rencontré, qui est l’archétype du saint vivant dans l’anonymat le plus complet, le Cheikh explique ainsi l’importance de cette station : « L’amour exclusif du connaissant pour Celui qui est l’objet de sa connaissance consiste à ne rien connaître d’autre que Lui ; c’est-à-dire qu’il n’attribue ni existence ni absence d’existence à l’altérité, et a fortiori ne la contemple pas.
Il ne connaît personne d’autre que Dieu, conformément à l’aphorisme déjà cité de l’auteur : “Qui connaît l’individuel ne connaît pas l’Un.” Voilà une partie de ce qu’est l’amour exclusif. L’autre partie consiste à ne pas connaître ni être connu, c’est-à-dire reconnu par personne comme étant un connaissant : c’est cela l’amour exclusif pour l’objet de ta connaissance, car une fois que d’autres connaissent ce dont tu disposes, tu es obligé de les “connaître” et de t’associer à eux, et ton amour ne peut donc être exclusif. Si tu étais vraiment fortement jaloux, tu aurais fait comme Uways al-Qaranî, dont tu sais bien qu’il s’est caché et dissimulé, poussé par l’exclusivité de son amour pour le Bien-Aimé. Voilà en quoi consiste l’amour exclusif, tant que le connaissant n’a pas reçu l’ordre de se manifester.
Habité par sa passion,
Tu me verras porter les deux couleurs,
Veillant jalousement
A ce que nul œil ne la voit.
En effet, il se peut qu’en te manifestant, les gens sachent que tu es un connaissant, et que la sincérité de ta servitude en soit altérée. Dans ses Aphorismes, Ibn ‘Atâ’ Allah dit : “Ton désir de voir les créatures reconnaître ton élection est une preuve du manque d’authenticité de la servitude que tu revendiques.”
Bref, l’amour exclusif pour le Bien-Aimé exige l’isolement avec Lui et l’absence de désir vis-à-vis du reste. L’histoire des soufis montre bien qu’ils gardaient l’anonymat pour que personne n’ait connaissance de leur élection. On a même dit : “Il arrive que le connaissant fasse l’ignorant lorsqu’il se trouve au milieu des ignorants, afin de ne pas être identifié ; et lorsqu’on le questionne, il ne répond rien du fait de l’élévation de sa station et de la noblesse de son rang.” »
« Mon frère, ajoute-t-il plus loin, si tu cherches le secret de Dieu et souhaite l’obtenir de ses détenteurs, tu le trouveras probablement plutôt auprès de gens dont personne ne fait grand cas et qui sont totalement négligés du commun des croyants. Ceux-là disposent du secret de Dieu, et les trésors sont toujours cachés [Même un saint reconnu n’est pas nécessairement « connu ». Alors même qu’il était le chef spirituel de dizaines de milliers de disciples, le Cheikh Adda disait : « Je l’ai mise (bien en évidence) sur ma tête et personne n’est venu la chercher. »]. Imagine que tu veuilles enterrer ton argent ; l’enterrerais-tu là où passent les gens ou au milieu d’un souk ? Certainement pas ! Tu chercherais l’endroit le plus reculé et auquel personne ne songerait jamais. Tu comprends maintenant Sa Parole : Celui que Nous comblons intérieurement de grâce, Nous le rabaissons quant à sa condition d’être créé (36, 68). »
Pour conclure, disons qu’au-delà de l’enchaînement des thèmes classiques du soufisme, le véritable intérêt de ce traité, c’est qu’il représente une tentative réussie d’actualisation et de rénovation de la science du tasawwuf. « A chaque époque, la réalité divine inspire aux savants les propos les plus appropriés pour leurs contemporains » dit un aphorisme d’Abû Madiyan. Pour le Cheikh al-Alawi, il s’agit là d’une conséquence directe du fameux hadith : « Les savants de ma communauté sont les héritiers des prophètes. » Cette actualisation constante de la Révélation est due au fait que, le Coran étant l’ultime message divin, une nouvelle révélation qui lui soit exogène est impossible, comme cela s’entend des Livres révélés aux prophètes antérieurs.
« Sache, nous dit le Cheikh, que les savants de la communauté (‘Ulâma’ al-umma) ont pour rôle d’extraire les vérités du Coran, un peu à la façon dont les chimistes procèdent avec les minéraux, s’agissant de leur propriétés physiques […] On peut voir que la terre, qui est bien antérieure à la création de l’homme, contient de nombreux minéraux.
Les scientifiques n’ont pourtant découvert les ressources du sous-sol que petit à petit, et ils ne découvrent en fait que ce qui doit apparaître et ce dont a besoin chaque époque […]. Vois comme on extraie chaque jour de la terre quelque chose qu’on ne pouvait extraire la veille, alors même que tout ce qui s’y trouve fut créé en même temps […] Sache que la terre doit faire sortir ce qu’elle contient et épuiser jusqu’au bout les trésors et matières précieuses qu’elle renferme, en fonction des nécessités de chaque époque, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que de la terre pure. Ce sera alors le signe qu’elle a atteint le terme de son existence, de même que ses habitants. Quand la terre sera nivelée, qu’elle rejettera son contenu, qu’elle se videra, qu’elle écoutera son Seigneur et fera ce qu’elle doit (Cor. 84, 3-5)... »
Cette approche rénovatrice, on peut voir que le Cheikh la considère comme un aspect essentiel de la tradition, qui se voit ainsi adaptée en permanence aux circonstances de temps et de lieu par le biais des maîtres majeurs. Le saint investi de cette fonction trouve dans les significations du Livre sacré ce qui convient à son époque et en extraie ce qui, jusque-là, était resté secret. Selon le Cheikh, les connaissances (‘ulûm) d’un tel saint procèdent exclusivement de Dieu, et il précise que si la Révélation (wahy) est évidemment close du point de vue législatif (min haythu l-ahkâm), elle ne l’est pas du point de vue de la connaissance inspirée (Ilhâm), qui est le lien direct (râbita) qui rattache le ‘Arif à la Présence divine.
La citation ci-dessus illustre très bien en quoi est nécessaire, selon le Cheikh, cette fonction d’interprétation et d’actualisation de la Révélation, qui est une vérité immuable et dynamique à la fois. Or, cette fonction, le Cheikh al-Alawi eut lui-même clairement conscience de l’assumer, tout comme Abû Madiyan avant lui, et c’est pourquoi il était particulièrement important de traduire ses Mawâd al-Ghaythiyya l-nâshi’a ‘an al-Hikam al-Ghawthiyya. Ecrit alors qu’il allait sur ses quarante ans, l’âge de la maturité, et finalisé en 1910, ce traité sur la nature, la méthode et le but du soufisme, au-delà d’emprunts aux autorités classiques du soufisme quant à la manière d’exprimer les réalités spirituelles, met surtout en évidence l’exceptionnel niveau de maîtrise spirituelle de son auteur. Cette traduction permettra à chacun de découvrir ou redécouvrir l’enseignement et la voie spirituelle du Cheikh al-Alawi.
A une époque où la partie la plus visible du soufisme confrérique semble de moins en moins intéressée par la notion de « réalisation spirituelle », au profit de toutes sortes d’activités extérieures, ce traité contemporain nous montre que ce que le Cheikh Darqâwî appelait la pure voie shâdhilie existe toujours et continue de guider ceux qui considèrent qu’il n’y a rien de plus important que de connaître Dieu et se connaître soi-même.
NOTES
- Les substances célestes extraites des aphorismes de sagesse de l’intercesseur divin " ; al-Ghaythiyya est l’adjectif de relation tiré de Ghayth, " pluie abondante " ; nous avons préféré qualifier ces substances (Mawâd) de " célestes " pour donner à ce texte un sous-titre plus direct. Quant au titre choisi pour la publication, il correspond à ce qu’est réellement ce livre, à savoir un véritable traité didactique.
- L’œuvre consiste en deux volumes, la date de sa finalisation étant mentionnée dans le second. Le premier volume a été édité une première fois en 1941, puis réédité en 1989. Le second n’a été édité qu’en 1994. Dans les deux cas, la publication a été assurée par l’imprimerie de la tarîqa ‘Alawiyya de Mostaganem.
- Mawâd, vol. I, p. 8.
- Il est tout à fait possible que le Cheikh ait eu en vue les nombreux commentaires des Hikam d’Ibn ‘Atâ’ Allah, au premier rang desquels il faut placer celui d’Ibn ‘Abbâd, le plus connu en général et celui auquel se réfère le Cheikh dans son œuvre.
- Expressions coraniques utilisées pour exprimer la maturité spirituelle que requiert un tel travail. Cf. notamment Cor. (20, 26).
- Mawâd, vol. I, p. 9.
- Le Cheikh signale que c’est l’un des " amis de Dieu " qui se chargea de lui rappeler son vœu, tout en lui garantissant le succès de l’entreprise (ibid., I, p. 9).
- D’après les données biographiques citées par M. Lings (Un saint soufi…, p. 67), elles-mêmes extraites de la Rawdhah du Cheikh Adda.
- Mawâd, p. 17-18. M. Lings (op. cit. p. 67) rapporte également cette anecdote. Le Cheikh Cheikh Muhammad al-Bûzîdî se rattacha au Maroc au Cheikh Muhammad Ben Qaddûr al-Wakîlî al-Karkarî, qui était le second successeur de Moulay al-'Arabi Ben Ahmad ad-Darqâwi (m. 1823), véritable rénovateur de la Shâdhiliyya au Maghreb.
- Quelques-uns de ces rêves ont été cités par M. Lings (op. cit. p. 71-74), mais on en trouve bien d’autres rapportés par le Cheikh Adda Ben Tounès dans sa Rawdhah l-saniyya, dont celui qui suit.
- Adda Ben Tounès, Rawdhah l-saniyya, p. 170.
- Eric Geoffroy (Les voies d’Allah, Paris, 1996, p. 56) signale aussi que " certains auteurs voient même en Abû Madiyan le vrai initiateur de la Shâdhiliyya. " On peut également consulter à cet égard la Durrat al-asrâr d’Ibn al-Sabbâgh (cf. The Mystical Teachings of Al-Shâdhilî : Including His Life, Prayers, Letters, and Follower, trad. Elmer H. Douglas, State University of New York Press, 1993).
- Cf. V.Cornell, The way of Abû Madiyan, The Islamic Texts Society, Golden Palm Series, UK, 1996, p. 33.
- Le Cheikh al-Alawi, à propos de ce que doit être l’orientation du disciple et son rapport au monde, expose clairement dans ses Minah al-Qudusiyya le fondement doctrinal de cet " isolationnisme " Shâdhilî auquel doit se tenir tout adepte, tant qu’il n’a reçu aucune instruction en sens inverse : " Dieu a dit (6,153) : Ceci est Mon chemin droit, alors suivez-le et ne suivez pas les sentiers, car ils vous écarteraient de Son sentier, c’est-à-dire : ne t’intéresse à rien d’autre que cela. Et comment pourrait-il se tourner vers la création (khalq) celui qui a obtenu la vision de Dieu (al-Haq) ? Celui qui contemple les demeures (manâzil) ne peut se satisfaire du fumier (mazâbil). Ne t’occupe pas de la politique des serviteurs (‘abîd), ô toi qui a connu l’Unique (al-Wahid). Laisse les créatures à leur Créateur, qui les a créées et S’en est chargé alors qu’elles se trouvaient dans le ventre de leur mère. Il a le pouvoir de les "gérer" (sayyasa) durant le reste de leur vie. Demander à Dieu de t’occuper des affaires des créatures, pour les arranger, provient de ton manque de pudeur à Son égard. Si tu étais pudique, tu ne Lui demanderais pas de te charger d’un autre que toi-même, ce dont tu n’es même pas capable. " Cf. Ahmad al-Alawi, Minah al-Qudusiyya, Beyrouth, 1986, p. 167.
- Bien qu’il existe une chaîne de transmission reliant al-Shâdhilî à Abû Madiyan, la silsila de la Shâdhiliyya ne procède pas " techniquement " de ce dernier, comme on peut le voir dans les chaînes de transmission que le Cheikh al-Alawi, lui-même, et son maître Muhammad al-Bûzîdî nous ont laissées dans leur Dîwân, en forme de poèmes (cf. p. 102-106 et 138-141). On sait également que plusieurs sources traditionnelles considèrent qu’Ibn Mashîsh, maître d’al-Shâdhilî, a reçu une initiation d’Abû Madiyan sans l’avoir jamais rencontré physiquement. Cf. Zakia Zouanat, Ibn Mashîsh, maître d’al-Shâdhilî, Casablanca, 1998, p. 30.Curieusement, Abû Madiyan et Ibn ‘Arabî entretiennent une forme de relation analogue ; en effet, bien que contemporains, et malgré l’importance qu’Ibn ‘Arabî reconnaît au maître sévillan, les deux hommes ne se sont jamais rencontrés physiquement. Abû Madiyan est pourtant, on le sait, le personnage le plus fréquemment cité par Ibn ‘Arabî, qui se réfère constamment à lui par le titre honorifique de " maître des maîtres ". Cf. à cet égard l’article de Claude Addas, " Abû Madiyan and Ibn ‘Arabî ", Muhyîuddîn Ibn ‘Arabî, a Commémorative Volume, Longmead Shaftesbury, Dorset, Element Books, 1993, p. 173. Dans son Rûh al-quds, Ibn ‘Arabî note qu’Abû Madiyan lui fit parvenir le message suivant : " Concernant notre rencontre dans le monde subtil, il n’y a aucun doute : elle aura lieu. Mais quant à nous voir physiquement dans ce monde, Dieu ne le permettra pas. ".
- Vincent Cornell a traduit et publié (cf. op. cit.) les principaux textes qui lui sont attribués. On peut voir que ses écrits sont épars et que leur attribution ne va pas toujours de soi.
- Concernant ce réseau de relations spirituelles, cf. la Risâla de Safî al-Dîn, introduction, édition et traduction par Denis Gril, Institut français d’archéologie orientale du Caire, 1986.
- Cf. R. Brunschvig, La Berbérie orientale sous les Hafsides, Paris, 1947, vol. II, p. 319.
- Terry Graham, citant Cornell et d’autres auteurs, parle également des " influences exercées par les soufis orientaux, notamment ceux du Khorasan, sur Abû Madiyan ". Cf. " Abu Madian : un sufi Espanol représentante de la gnosis del Jorâsân ", in Revista Sufi n? 3, 2002, p. 34-41.
- Deux exemples éloquents permettent d’illustrer ce point : le Kitâb al-ibrîz sur le Cheikh Dabbâgh (cf. Paroles d’or ; enseignements consignés par son disciple Ibn Mubârak al-Lamtî, préface, notes et trad. de l’arabe par Zakia Zouanat, le Relié, 2001) et les Lettres de Moulay al-'Arabi Ben Ahmad ad-Darqâwi (ad-Darqâwi Rasâ-il, Abu Dhabi, 1999), traductions partielles par T. Burckhardt (Lettres d'un maître soufi, Milan, Archè, 1978) et M. Chabry (Lettres sur la Voie spirituelle, Saint-Gaudens, La Caravane, 2003).
- Le Cheikh précise qu’il a procédé ainsi après en avoir demandé intérieurement l’autorisation à l’auteur, et que ces changements sont justifiés par le fait qu’une hikma est une parole inspirée et indépendante des autres, ce qui n’est pas le cas dans un commentaire, qui a une fonction didactique et doit organiser les éléments en fonction de sa propre logique interne. Cf. Mawâd, vol. I, p. 11.
- Cornell, dans son ouvrage The way of Abû Madiyan, en retient 164. S’agissant d’une œuvre très appréciée dans les cercles soufis, il y a toujours eu de nombreuses copies manuscrites des Hikam en circulation.
- Le connaissant " par " ou " de " Dieu, c’est-à-dire celui dont la forme de connaissance est d’ordre supra-rationnel. Pour la traduction des Mawâd, nous avons opté pour ce mot qui nous semble moins chargé et moins problématique que le terme " gnostique ".
- Il faut souligner ici que cet état d’occultation a une relation directe avec le " blâme " (malâma), terme très peu employé dans le soufisme Shâdhilî au Maghreb. Le Cheikh explique les principes de cette station, en particulier lors du commentaire de l’aphorisme suivant : " L’amour exclusif (ghayra), c’est que tu ne connaisses (personne) ni ne sois connu (de personne) " (Mawâd, vol. II, p. 220-222), où il rapporte le propos suivant du maître de son maître, Muhammad Ibn Qaddûr, fortement empreint d’esprit malâmati : " Lorsqu’ils nous cherchent, mus par l’idée de notre élection spirituelle, nous les fuyons et nous dissimulons dans l’ignorance, afin qu’aucun d’entre eux ne nous trouve et ne puisse nous causer du tort. " Sur cette présence de la malâmatiyya parmi les maîtres Shâdhilîs au Maghreb, cf. la thèse doctorale de Kenneth Honerkamp, Ibn Abbad of Ronda (m. 702-1389), Letters of a Fourteenth Century Moroccan Sufi of the Shâdhilî Order, Study, Analysis, and Critical Edition, University of Georgia, Athens, 2000, récemment publiée par la maison d’édition libanaise Dar al-Mashreq.
- Abû Dâwud, Sunan, II, kitâb al-‘ilm, bâb al-hathth ‘alâ tulb al-‘ilm, n° 3641.
- Cf. Mawâd, vol. II, p. 186. Pour le Cheikh, l’actualisation constante du Coran est due au fait que, s’agissant de l’ultime message divin, une nouvelle révélation qui lui soit exogène est impossible, comme cela s’entend des Livres révélés aux prophètes antérieurs.
- Ibid., II, p. 193-194.
- Les Mawâd sont également en soi un commentaire coranique. Comme c’est le cas pour d’autres œuvres du soufisme, cet ouvrage tire son argumentation, explicitement ou implicitement, du texte coranique et du hadith.
- C’est également dans ce passage que Nwyia renvoie auKitâb khatm al-awliyâ’ de Thirmidi, qu’il considère comme la principale référence doctrinale sur cette question de la mission de sainteté prophétique ; cf. P. Nwyia, Ibn ‘Atâ’ Allah et la naissance de la confrérie Shâdhilîte, Beyrouth, 1972, p. 27.
- Ce point est en relation avec le caractère illettré (ummî) du Prophète. Abû Madiyan et les premiers maîtres Shâdhilîs ne sont pas des " écrivains " et, bien que versés dans les sciences religieuses, leur enseignement n’a pas le caractère discursif de celles-ci.
- Le Cheikh al-Alawi raconte qu’Abû Madiyan, peu avant de mourir, au moment où on l’emmenait au sultan parce qu’on l’accusait, vu ses nombreux disciples, de se prendre pour le Mahdî, s’était exclamé : " Qu’avons-nous en commun le sultan et moi ? ".
- Abû Madiyan et Ibn Mashîsh se ressemblent également de ce point de vue, puisqu’ils exercent tous deux une fonction de patronage, sur deux régions distinctes du Maghreb. Cette intégration aboutit parfois à une véritable codification comme on peut le voir dans le cas de la Hidâya d’al-Ragragî, où l’enseignement des maîtres Shâdhilîs sert de base pour aider le sultan à bien gouverner. Cf. B. Justel Calabozo, La Hidâya de al-Ragragî, Instituto Hispano-Arabe de Cultura, Madrid, 1983.
- Cf. Mawâd, vol. II, p. 176, où est commenté l’aphorisme suivant : " Il faut savoir répondre comme il convient et n’enseigner que ce qui est incontestable. ".
- Ibid., vol II, p. 173. Selon les explications que fournit le Cheikh dans ce même passage, ce cas était celui de Hallâj. Dans son commentaire de la sourate " L’Etoile " (Lubâb al-‘Ilm fî sûra wa l-najm fî kitâb manhal al-‘irfân, 4e édit., Imprimerie ‘Alawiyya, Mostaganem, s.d., p. 8-9), il affirme que l’une des particularités de la Révélation Muhammadienne consiste en une force inébranlable (qawî al-matîn) qui lui permet de supporter les secrets divins et de les transmettre de façon appropriée ; grâce à cette capacité, les paroles du Prophète et de ses principaux compagnons furent " compréhensibles " pour leurs contemporains. C’est pourquoi, dans son interprétation des paroles de l’évangile de saint Jean (16, 12 et ss.) relatives à une révélation plus claire, le Cheikh considère que ces versets ne peuvent s’appliquer qu’au prophète Muhammad.
- Cf. La sagesse des maîtres soufis, p. 89, trad. E. Geoffroy, Paris, 1998.
- Ibid., p. 108.
- Cette distinction semble présenter une certaine similitude avec celle qu’Ibn ‘Arabî établit entre la nubuwwa l-tashrî‘ (prophétie légiférante) et la nubuwwa mutlaqa (prophétie " indéterminée "). Cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn ‘Arabî, Paris, 1986,p. 73.
- Mawâd, vol. II, p. 227-228. Le Cheikh cite ici le hadith : " Le Livre de Dieu est une corde tendue entre le ciel et la terre. ".
- Ibid., II, p. 229.
Cett article est diffusé sur notre site avec l'aimable autorisation de M. Chabry, : voici le lien d'origine de cet article: Éditions La Caravane.
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