
Natif d’Alexandrie, il est issu d’une famille de ’juristes’ musulmans (fuqahâ’), et reçoit donc une formation complète dans les diverses sciences islamiques. Chez ces ’juristes’, les réticences sont encore nombreuses à l’égard de la mystique, et le jeune homme nourrit tout d’abord de forts préjugés contre le soufisme auquel il reproche, sans le connaître, de ne pas respecter la lettre de la Loi. Sa rencontre, à l’âge de dix-sept ans, avec Abû l-’Abbâs al-Mursî le bouleverse et donne une nouvelle dimension à sa vie : dans son livre Latâ’if al-minan, il s’attarde sur cette ’conversion’ à la mystique car, pour lui, elle a valeur d’exemple et peut éclairer l’être qui se cherche.
Son maître lui enjoint cependant de ne pas négliger l’étude des sciences religieuses. Ce souci d’harmonie entre exotérisme et ésotérisme, si affirmé dans la Shâdhiliyya, se concrétise au Caire, où Ibn ’Atâ’ Allâh va enseigner à la fois le droit musulman et le soufisme. A l’université al-Azhar, il acquiert une grande audience, du fait de son sens aïgu de la pédagogie spirituelle. Il y tenait, nous dit Ibn Hajar, un langage qui apaisait les âmes, mêlant les paroles des soufis à ce qu’on rapporte des pieux devanciers (al-salaf)... Le peuple accourait pour l’écouter, mais aussi beaucoup de juristes ’. En 1287, Ibn ’Atâ’ Allâh succède à al-Mursî à la tête de l’ordre shâdhilî, dont il devient ainsi le troisième maître. Il partage désormais sa vie entre l’enseignement, la direction spirituelle et la rédaction de son oeuvre. Il a notamment pour disciple le savant Taqî al-Dîn al-Subkî (m. en 1355). Le rôle prépondérant qui lui revient dans le conflit entre les soufis cairotes et Ibn Taymiyya (m. en 1328) témoigne de la grande influence qu’il a alors jusque dans les sphères du pouvoir. Il meurt au Caire en 1309, et est enterré dans le cimetière de la Qarâfa, au pied du Muqattam.
Son œuvre, porteuse d’une grande spiritualité tout en se voulant accessible au commun des croyants, se diffuse rapidement au Proche-Orient et au Maghreb, puis dans le reste du monde musulman. Le projet fondamental qui l’anime est de transmettre l’enseignement de ses maîtres. En effet, Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. en 1258) et Abû l-’Abbâs al-Mursî n’ont écrit que des oraisons (ahzâb). Comme beaucoup de maîtres, ils ont répugné à consigner l’expérience ineffable de l’initiation spirituelle. A quelqu’un lui ayant demandé pourquoi il n’avait rien rédigé sur la Voie soufie, al-Shâdhilî fit cette réponse : ’ Mes disciples me tiennent lieu de livres ’. L’ouvrage d’Ibn ’Atâ’ Allâh de loin le plus connu est son recueil de sentences spirituelles intitulé al-Hikam (Sagesses). Ses Latâ’if al-minan sont un vibrant témoignage sur l’amour spirituel qui l’unissait à son maître, et dressent en même temps un plaidoyer très étayé en faveur du soufisme et de la sainteté en islam.
Parmi les caractéristiques de la Shâdhiliyya, retenons la concentration sur Dieu seul. L’aspirant doit éviter d’être distrait dans sa contemplation, fût-ce par des phénomènes ou des plaisirs spirituels. Il faut adorer Dieu pour Lui-même, et se défier des idoles intérieures. Ceci s’accompagne d’une grande sobriété, se manifestant notamment dans la méfiance des miracles (karâmât), qui appartiennent encore au monde sensible et peuvent cacher une ’ruse’ divine. La voie shâdhilie est aussi bâtie sur l’agrément du destin (al-ridâ) en toute situation, la remise de la gouverne individuelle à Dieu (al-tafwîd) et l’action de grâces (al-shukr). Elle se défie par contre de pratiques trop ascétiques. En effet, en mortifiant son ego et en renonçant au monde, l’homme accorde à ceux-ci une place indue ; il tombe donc sous le coup de l’ ’ associationnisme ’ (shirk) subtil, puisqu’il ne peut les évacuer de sa conscience : ’ Tu glorifies le monde en cherchant à t’en détacher ! ’, avertissait al-Shâdhilî. Commentant cette parole, Ibn ’Atâ’ Allâh ajoutait qu’il n’y a pas lieu de se détacher de ce qui n’a pas d’existence réelle.
La Shâdhiliyya, dans laquelle l’auteur des Hikam fait référence, est une voie éminemment orthodoxe ; elle a toujours mis l’accent sur la formation en sciences exotériques et sur l’écriture. Le grand Suyûtî (m. en 1505), qui était rattaché à cet ordre, en a fait l’éloge dans un traité indépendant. René Guénon était lui-même shâdhilî, et le cheikh Ahmad al-’Alawî (m. en 1934) de Mostaganem a grandement contribué à faire pénétrer cette tarîqa en Occident par la ’Alawiyya, issue de lui, et par l’intermédiaire de Frithjof Schuon et de ses disciples (Michel Vâlsan, Martin Lings, Sayyed Hossein Nasr, etc.)
Parmi ses sagesses:
Si le fait que les gens se détournent ou disent du mal de toi te fait souffrir, reviens vers la connaissance de Dieu en toi; si cette connaissance ne te suffit pas, alors le manque de contentement par la connaissance de Dieu est une épreuve bien plus grave que ne l'est la médisance d'autrui. Le but de cette médisance est que tu ne te reposes pas sur les créatures; Dieu veut te ramener de toute chose afin qu'aucune chose ne te distraie de Lui.
Les Lumières sont souvent arrivées à toi, mais elles ont trouvé ton cœur plein d' images des créatures. Elles sont alors retournées d'où elles venaient.
Il a fait de ce bas-monde un lieu de tracas, une mine où abondent les ennuis, uniquement pour t'inciter à y renoncer.
Comment peut-on mettre son espoir en d'autre que Toi, Toi qui n'interromps pas Tes Bienfaits ? Comment peut-on implorer un autre que Toi, Toi qui n'as cessé de nous combler de Tes bontés?
O Mon Dieu! dispense-moi par Ta providence (tadbir) de me préoccuper de moi-même; épargne-moi, en choisissant pour moi, de choisir moi-même, et maintiens-moi dans le sentiment de la nécessité où je suis d'avoir recours à Toi.
Me voici! Je m'approche de Toi par mon besoin de Toi!
Se tourner vers Dieu, c'est se détourner de la créature et se tourner vers la créature, c'est se détourner de Dieu.
Ne sois pas le compagnon de celui dont le cœur ne t'éveille pas et dont la parole ne t'oriente pas vers Dieu.
Les dévots et les ascètes ne s'isolent de tout que parce qu'ils s'y trouvent retranchés de Dieu. S'ils Le contemplaient en toute chose, ils ne s'isoleraient pas.
N’exigez pas du Cheikh qu’il vous fixe dans sa pensée, mais exigez plutôt de vous-même que le Cheikh soit constamment dans la vôtre; car c’est dans la mesure où vous êtes présents au Cheikh que celui-ci l’est à vous. Réponse du Cheikh abû ‘l abbas al-Mursi à un disciple qui souhaitait être regardé avec sollicitude par lui et gardé dans sa pensée (khatir).
N'emploie pas ton temps à adresser des reproches aux hommes. Tu ne ferais que le perdre et le temps est si court ! Pourquoi les blâmer d'ailleurs alors que tu sais Que les événements se déroulent selon le Destin ? Ils n'ont pas respecté les propres droits de Dieu, Et tu voudrais qu'ils respectent les tiens malgré ta condition méprisable ? Reconnais plutôt ce que tu leur dois et acquitte-toi de ton du ! Paye-les de ta patience et sois exigeant envers toi-même. Et considère alors les choses avec le Regard de Celui qui sait le plus infime de nos secrets...
Il connait le peu d'empressement des hommes à Le servir ; aussi leur a-t’Il imposé des actes d'obéissance et les a-t-Il ainsi amenés à Lui, enchainés dans les fers de l'obligation. "Dieu s'étonne des gens menés au paradis par des chaînes" (hadith).
Connaissant l'existence de ta faiblesse , Il a réduit le nombre des prières rituelles ; et sachant le besoin que tu as de Sa grâce, Il en a multiplié les fruits.
Tu n'aimes pas une chose sans en être l'esclave, or Lui ne veut pas que tu sois l'esclave d'un autre que Lui.
C'est par une parfaite bienveillance envers toi que Dieu te donne ce qui te suffit et te prive de ce qui te rendrait impie.
Vide ton cœur de tout ce qui n'est pas Dieu, il s'emplira alors de connaissance et de mystères.
N'abandonne pas l'invocation (dhikr)
Parce que tu n'y es pas présent à Dieu
Car ta négligence de l'invocation
Est pire que ta négligence en elle
Peut-être t'élèvera-t-Il d'une invocation faite avec négligence
A une invocation faite avec vigilance
Et d'une invocation faite avec vigilance
A une invocation où tu deviens présent
Et d'une invocation où tu es présent à une invocation où tu deviens absent à tout ce qui est autre que l'Invoqué.
"Et cela pour Dieu n'est point difficile" - Coran 20, 14
La recherche de tes défauts est préférable pour toi à la recherche des choses invisibles qui te sont voilées.
Les œuvres sont des formes mortes. Seul le secret de la sincérité y insuffle la vie.
Ne méprise pas ce que son Seigneur lui envoie
Si tu ne vois pas sur lui le signe des connaissants ou le signe des amants...
S'il n'avait reçu un don spirituel,
Il ne serait pas de ceux qui invoquent.
Il convient que les hommes se souviennent de Dieu sur le marché(dans la ville) en raison de cette parole du Prophète (ssp) : "Qui se remémore Dieu au milieu des insouciants est comme un combattant... ou comme un vivant parmi les morts". Hadith
Il importe également de secourir les nécessiteux. Un serviteur se doit en effet d'être reconnaissant pour les faveurs que Dieu lui a accordées... Sache que Dieu éprouve les riches par les pauvres de la même manière qu'il éprouve les pauvres par les riches. "Nous avons fait de certains d'entre vous une épreuve pour les autres, le supporterez vous ? Ton seigneur voit toute chose " (Coran 25, 20). Les pauvres constituent pour les riches une faveur divine : ceux-ci ont trouvé ici-bas quelqu'un pour les soulager de leur richesse. Ils trouveront de la même manière Dieu dans l'au delà pour les soulager de leurs péchés.
Rien de ce que tu veux obtenir pour ton Seigneur n'est difficile.
Rien de ce que tu veux obtenir pour toi-même n'est facile.
Savoir que c'est Toi qui m'éprouves, et m'imposes les arrêts du destin,
Adoucit les épreuves que j'endure.
L'homme ne trouve aucune échappatoire au décret divin !
Il ne lui laisse pas le choix de sa destinée.
Combien de fois ai-je désiré une chose que Tu voulais éloigner de moi !
Sans cesse Tu t'es montré à mon égard plus doux et plus miséricordieux que je ne saurais l'être pour moi même !
Aussi ai-je décidé que si la moindre pensée m'assaillait désormais, Tu serais à chaque fois - et Toi seul - la première d'entre toutes.
La satisfaction mondaine de l'âme est évidente et claire dans la désobéissance, mais elle est cachée et subtile dans l'obéissance ; et la guérison de ce qui est caché est difficile.
Ceux qui voyagent vers Lui sont guidés par les Lumières de leur orientation (tawajjuh).
Dieu t'a permis de regarder ce qui est dans les choses, mais non de t'arrêter à ces choses mêmes. "Regardez ce qui est dans les cieux et sur la Terre ! " (Coran 10, 101). Par les mots " dans les cieux " il a ouvert pour toi les portes de la compréhension. Il n'a pas dit " regardez les cieux ", ce qui t'aurait conduit à constater l'existence des corps célestes.
Ne reste pas dans l'attente que cessent en toi tous tes tracas, car cela t'empêche d'être attentif à Lui seul dans l'état où Il t'a mis.
Parfois les cœurs s'arrêtent à la jouissance des Lumières de même que les âmes passionnelles sont obnubilées par l'opacité des choses extérieures.
L'étourdi pense le matin à ce qu'il fera dans la journée; l'homme raisonnable pense à ce que Dieu fera de lui.
La Vérité n'est pas voilée, ce sont tes yeux qui portent un voile.
Car si une chose devait La voiler, elle L'aurait couverte.
Et si elle L'avait couverte, elle L'aurait limitée.
Et tout ce qui limite une chose la domine.
Or "Il est Celui qui domine Ses serviteurs" (Coran 6, 16)
Celui que tu vois répondre à toute question, exprimer tout ce qu'il contemple, mentionner tout ce qu'il sait, tu peux conclure à son ignorance.
Bibliographie :
- Paul Nwyia : Ibn ’Atâ’ Allâh al-Sikandarî et la naissance de la confrérie shâdhilite, Dâr al-Machreq, Beyrouth, 1971.
- Eric Geoffroy, La sagesse des maîtres soufis, Grasset, Paris, 1998.
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