Clarifications sur la position du Cheikh al-Alawî à propos du christianisme et de la Trinité
En dehors de l’aspect christique (maqâm ‘Îssa) que certains condisciples du Cheikh al-Alawî ont perçu en lui, et de l’impression qu’il a pu produire chez quelques Occidentaux en raison de leur propre représentation de Jésus, il convient de souligner avec fermeté que jamais le Cheikh al-Alawî n’a adhéré au mystère chrétien de la Trinité. Certains ont avancé cette idée en s’appuyant sur sa rencontre avec le père Giacobetti, un adversaire virulent de l’islam, dont l’attitude intellectuelle laissait souvent à désirer. Cette rencontre fut unique, sans suite ni impact, et se déroula en juillet 1926 à bord d’un navire reliant Alger à Marseille.
Jacques Berque, dans son article Cheikh Ben Alioua – Un mystique moderniste, a généralisé cette idée de manière ambiguë. Bien qu’il écarte d’emblée l’hypothèse d’une adhésion à la Trinité, il écrit :
« Ben Alîwa, loin d'adhérer à la Trinité, en demandait au contraire l'abandon au christianisme. La vérité est que le Cheikh al-Alawî nourrissait, à l'égard de toutes les religions, une avide curiosité. Il semblait avoir, des données scripturaires, voire de la tradition patristique, des notions assez étendues. Il goûtait particulièrement l’évangile de Jean et les épîtres pauliniennes. Son sens métaphysique, fort délié, lui permettait de concilier le concept de pluralité avec celui de l’unité des trois "personnes" dans une identité consubstantielle. Il admettait la possibilité conceptuelle d’un Dieu. Il la rejetait toutefois. Mais sa compréhension fit croire à son adhésion. »
Il ajoute plus loin...
« Il n’en reste pas moins qu’il fut, comme beaucoup de mystiques musulmans, profondément troublé par la hantise de Jésus. Les Évangiles lui étaient familiers. Il s’était, au cours de patientes méditations, nourri de leur enseignement. Un jour qu’on analysait devant lui les conjectures de l’exégèse moderne, de Strauss à M. Guignebert, il révéla son dédain du criticisme religieux. Qu’importe, dit-il en substance, que l’évangile de Jean soit ou non apocryphe, et qu’on ne s’accorde pas sur les synoptiques ! Dieu n’a que faire de nos amusettes philologiques. La Révélation est bien obligée, pour se manifester, d’emprunter les mœurs et le vocabulaire d’une époque. Elle a procédé d’abord par miracles pour frapper les sens grossiers d’une humanité primitive. »
À la lumière d’une vision non-dualiste de l’univers, les propos métaphysiques attribués au Cheikh par Berque prennent une signification plus profonde. Le style habile de ce dernier peut prêter à confusion, mais pour ceux qui ont lu Ibn ‘Arabi, ces idées paraîtront familières.
Il serait donc exagéré de prétendre que le père Giacobetti fut un interlocuteur privilégié du Cheikh. Leur échange ne se limita qu’à une seule occasion, durant laquelle le Cheikh lui proposa de collaborer à un projet de traduction portant sur le dialogue entre musulmans et catholiques français. Ce projet, qui semblait revêtir une grande importance pour lui (probablement les Dix réponses à l’Occident, œuvre inachevée dont seule l’introduction fut publiée dans al-Rawda), visait une entente spirituelle fondée sur l’unicité divine. Le Cheikh tenta alors de rallier Giacobetti à l’idée d’une religion commune, en renonçant à la Trinité. Celui-ci refusa, arguant que ce serait un suicide pour le christianisme. Malgré un accord de principe, Giacobetti resta fermement opposé à l’islam, qu’il qualifiait de « pauvre en preuves », malgré sa vaste érudition et sa maîtrise de l’arabe.
Les écrits de ce missionnaire contiennent d’ailleurs de nombreuses attaques contre l’islam et son Prophète, révélant une animosité peu compatible avec une démarche sincère de dialogue.
Cheikh al-Alawî incarne pourtant l’un des exemples les plus élevés de tolérance spirituelle. Comme l’a souligné Probst-Biraben, cette ouverture n’était pas une approbation du dogme chrétien, mais une stratégie spirituelle pour conduire les chrétiens vers la vérité de l’unicité divine. Cette mission s’inscrit dans son maqâm ‘Îssa (station christique), une qualité intérieure qui a fasciné nombre d’Occidentaux, attirés par sa lumière spirituelle. Il s’agissait aussi de dépasser toute vision dualiste de Dieu : tout croyant véritable, mû par l’amour divin, cherche à se fondre dans l’unicité transcendante.
Probst-Biraben note d’ailleurs : « Il est connu pour son admiration de Jésus et de l’Évangile, ce que lui reprochent les vieux turbans fanatiques. » Berque, quant à lui, le décrit comme « un évangéliste moderne ». Il est vrai que le Cheikh connaissait bien les textes révélés, comme on le voit dans les articles Cheikh al-Alawî et les missionnaires (1 et 2), où il s’appuie sur les Évangiles pour répondre aux arguments des missionnaires, qui, séduits par sa verve, étaient parfois décontenancés par la force de son raisonnement. Berque le décrit justement comme : « un personnage d'une rare éloquence, ayant acquis de vastes connaissances, doté d'une nature infatigable, maîtrisant la plume et le verbe, enfin un orateur des plus efficaces ».
Enfin, il faut rappeler que Cheikh al-Alawî rejette catégoriquement toute divinité de Jésus. Pour lui, Jésus est un serviteur et un messager de Dieu, et ses miracles ne sont en rien des preuves de divinité : d’autres prophètes ont accompli des miracles encore plus éclatants. Dans ses écrits, sa position sur la Trinité est claire : il la récuse, soulignant qu’elle n’a aucun fondement dans les Écritures. Il réfute également toute idée de filiation divine de Jésus, une doctrine issue d’une interprétation erronée ou d’un usage abusif des textes.
Comme le dit le Coran (Sourate al-Mâ’ida, 116) :
« Allah dira: O Jésus, fils
de Marie, est-ce toi qui as dit aux gens : Prenez-moi, ainsi que ma
mère, pour deux divinités en dehors d'Allah ? Il dira : Gloire et pureté
à Toi, Tu es le Transcendant ! Il ne m'appartient pas de déclarer ce
que je n'ai pas le droit de dire ! Si je l'avais dit, Tu l'aurais su,
certes. Tu sais ce qu'il y a en moi, et je ne sais pas ce qu'il y a en
Toi. Tu es, en vérité, le grand connaisseur de tout ce qui est inconnu ».

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