Plus loin que la croyance - La Voix indigène - 17/10/1950

En Islam, le mot « croyance » semble renfermer toutes les vertus. Dire de quelqu’un qu’il est croyant, c’est lui reconnaître les plus grands mérites, c’est dire qu’il craint Dieu et que, de ce fait, il ne peut sortir de la voie droite.

Certaines sectes soufies sont allées plus loin et prétendent « qu’il n’est plus besoin de croire quand on voit la vérité ». C’est une affirmation grave qui pourrait déchaîner bien des schismes au sein même de l’Islam. Pour le commun des adeptes ne plus croire, ne plus se soumettre à la volonté divine, c’est s’insurger contre les préceptes du Coran qui règlent toute la vie spirituelle, c’est avoir la bride sur le cou, c’est détruire le caractère absolu du dogme mohammedien. Cependant en se plaçant sur le terrain métaphysique pur, le slogan des Soufis est rigoureusement exact. 

La mystique soufie soutient que l’on peut, non pas seulement arriver à la connaissance de Dieu par la logique et le raisonnement, mais que l’on peut, par la pratique de l’extase et du dhikr, parvenir à voir Dieu, à prendre contact avec lui et à connaître ainsi la vérité avec un grand V. Si cela est vrai, ils ont raison de vouloir aller plus loin que la croyance. Celle-ci en effet n’est qu’un article de foi que laisse loin derrière elle « la vue de Dieu », le contact avec la vérité suprême. Cette théorie n’est pas très usitée dans l’Islam. Nous ne croyons même pas que, El Ghazali, le Grand maître de la philosophie mystique ait vu sous ce jour le problème des relations de l’homme avec son créateur. Il n’est jamais sorti, à notre connaissance du cadre coranique qui définit les attributs de Dieu et recommande la soumission pure et simple aux adeptes de l’Islam.

La nouvelle théorie semble se placer au-dessus des religions et s’engager dans les plus hautes sphères de la métaphysique obéissant par là au principe universel : toujours en avant, toujours du nouveau. Un philosophe n’a pas à blâmer l’audace des auteurs de cette théorie. Un croyant, au contraire, a toutes les raisons de trembler pour son dogme. Les dissensions, les séparations, les théories mêmes naissent toujours de conceptions hardies ou d’idées nouvelles imposées à la méditation des hommes. 

En la circonstance l’affirmation de la secte soufie dont nous allons parler risque de provoquer des troubles dans l’esprit des musulmans nord-africains. Nous l’avons trouvée dans la publication « El Morchid », revue spirituelle d’études et de défense islamique n® 28 du 27 juillet 1949. Elle est éditée par un groupe de croyants sous la direction de M. Bentounès Rachid Mohamed El Hadi de Mostaganem, Algérie. On sait que Mostaganem était le fief du Cheikh El Alaoui dont la doctrine s’était répandue assez rapidement à travers l’Algérie. La place nous manque pour nous étendre sur les caractéristiques de cette doctrine Soufie, hardie, curieuse à tendances modernes et même scientifiques. La preuve de cette originalité se trouve, en particulier, dans l’affirmation suivante attribuée au Cheikh El Alaoui.

« La foi est nécessaire pour les religions mais elle cesse de l’être pour ceux qui vont plus loin et parviennent à se réaliser en Dieu. Alors on ne croit plus. Il n’est plus besoin de croire, quand on « voit » la Vérité ». 

En logique pure, l’argument est inattaquable mais peut-on « voir réellement la Vérité » ?

Voici maintenant le « goût » Soufi de la pensée du vénéré Cheikh, par celui qui ayant été son meilleur disciple en de vint le successeur spirituel et chef actuel de la Confrérie Alaoui : le Cheikh Sidi Hadj Adda Bentounes (d. 04/07/1952). 

« Le Cheikh El Alaoui mon vénéré Maître « que Dieu agrée son âme » a touché dans sa parole un point très délicat, aussi délicat que le parfum subtil de la fleur, mais qui malgré sa subtilité existe dans chacun de nous. En effet chaque être croit qu’il a une âme et qu’avec cette âme il a la force de penser, de voir, d’entendre, de parler. Nous sommes tous d’accord sur l’existence de cette âme, et cela même que personne ne l’ait jamais vue, jamais déterminée, dans une forme ou une couleur quelconque…

Le Cheikh El-Alaoui parle d’une force qui dans le monde entier, dans l’Univers, est tout à fait identique à l’âme dans l’homme, même force de vie, même raison d’être. Tous les hommes reconnaissent cette force, mais ils ne l’ont pas vue, déterminée, définie et personne ne peut le faire sans passer par lui-même. Parce que chacun de nous a bien cette même force en lui, et que l’on appelle l’âme, mais celui qui n’a pas pu arriver à connaître son âme pure, nous disons « pure » ne peut jamais atteindre l’état où il puisse dire ’ « il n’est plus besoin de croire, quand on « voit » la Vérité » …

Allons mes frères, mes sœurs, soyez raisonnables pour chercher dans vous-même, à connaître ce qu’est une âme pure. Lorsque nous serons arrivés à cet état, à « goûter » ce qu’est une telle âme, nous aurons le « Radar » qui nous permettra de voir dans d’autres sphères, dans d’autres mondes. Car le monde dont nous parle le Cheikh El-Alaoui est près et loin à la fois. Comme la lune est près de nous par sa lumière et loin de nous par elle-même, inconnue sans Radar, qui lui, a sa force particulière nous permettant de voir ce qui se passe dans la lune d’après la force de votre âme. Alors celui-ci peut dire :

« Il n’est plus besoin de croire, quand on « voit » la Vérité », car il voit avec le radar. Lorsque tout à coup à ses côtés vient un Monsieur qui lui dit « mais moi aussi je vois, et sans radar », soyons sérieux, oui il voit la lune, mais tout le monde la voit, les animaux aussi d’ailleurs mais est-ce qu’il voit vraiment la lune ? Non, il voit plutôt ce que tout le monde voit, mais le fond de la lune, il ne le voit pas. Pour cela il faut être « de ceux qui vont plus loin », il faut voir avec la force de l’âme, avec les yeux de l’âme, avec son propre radar. Celui qui n’en a pas ne peut jamais comprendre le sens de la pensée du Cheikh El Alaoui…

Chaque Soufi qui est arrivé à l’état du Cheikh peut expliquer les choses qu’il a vues avec sa force d’âme « pure » et qu’un autre avec son âme « pure » n’avait pas vues. Par exemple, Ghazali a vu avec son radar, puis expliqué, des choses nouvelles existant dans un autre monde, c’est la Vérité. Ensuite il est venu d’autre Soufis qui ont expliqué d’autre choses nouvelles, vues avec leur propre radar, c’est la Vérité. Et ainsi de suite, de nouvelles en nouvelles réalisations personnelles, nous arrivons à l’heure actuelle. Celui qui, écrivain, philosophe, métaphysicien nous présentera les nouvelles de Ghazali ou d’Ibn Arabi, qui se les assimilera nous les présentera assimilables pour certains ou qui nous les donnera comme sa propre recherche, n’est peut-être pas véridique dans le fond. Car pour que ce soit la Vérité, il ne suffit pas de nous apporter les nouvelles de grands Soufis ou de grands Maîtres, il faut nous apporter des nouvelles choses « vues » avec sa propre force, sa propre âme, son propre Radar…

Pour celui qui n’arrive pas à cette force il lui est interdit par la Vérité, de dire « je vois, j’ai entendu, je suis à l’état de tel ou tel sage ».

Laissons aux sectaires de discuter à perte de vue sur les spéculations métaphysiques de l’âme humaine. Disons seulement qu’il est heureux de voir des Musulmans algériens descendre encore dans les profondeurs de la Science à l’instar de leurs ancêtres de Bagdad et de Cordoue.


Plus loin que la croyance - La Voix indigène du 17/10/1950, p3,4


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