Cheikh Alawi - Lutte contre l’alcoolisme - L'Écho d'Oran 28/10/1931

L’histoire coloniale algérienne regorge d’épisodes où le religieux et le politique s’entrelacent de manière inattendue. L’un de ces épisodes mérite une attention particulière : l’intervention du Cheikh Alawi, maître soufi et réformateur spirituel, auprès de Georges Clémenceau, alors ministre de la Guerre en France. Lorsque ce dernier promulgua un arrêté interdisant la consommation d’alcool aux militaires musulmans, le Cheikh salua publiquement cette décision, exprimant à travers un télégramme son adhésion et son espoir de voir cette interdiction étendue à l’ensemble de la population. Ce geste, bien que bref, ouvre une fenêtre sur les dynamiques complexes entre religion, société et pouvoir colonial.

Dès le XIXe siècle, l’Algérie coloniale voit se répandre l’alcoolisme, notamment dans les milieux populaires, touchant aussi bien les Européens que les musulmans. Pour ces derniers, la consommation d’alcool ne constitue pas seulement une déviance sociale, mais une infraction grave aux principes de l’islam, qui proscrit formellement l’ivresse et la boisson enivrante. La prolifération des débits de boisson — souvent tolérés, voire encouragés, par l’administration coloniale — est perçue comme un moyen d’assujettissement culturel et moral des indigènes.

Dans ce contexte, certains acteurs religieux, au premier rang desquels le Cheikh Alawi, s’insurgent contre cette dérive, qu’ils considèrent comme destructrice de l’ordre moral et spirituel de la société musulmane.

En tant que ministre de la Guerre, Georges Clémenceau adopte une mesure d’apparence pragmatique : interdire aux soldats musulmans la consommation d’alcool. Cette décision, prise pour des raisons disciplinaires et sanitaires, s’inscrit aussi dans une volonté de maintenir l’ordre dans les rangs de l’armée coloniale, composée en grande partie de soldats issus d’Afrique du Nord.

Pour les autorités françaises, cette restriction visait à préserver la « discipline » et à respecter, au moins en apparence, la sensibilité religieuse des troupes musulmanes.

Le Cheikh Alawi, fondateur de la confrérie Alawiyya et figure spirituelle influente, ne reste pas silencieux face à cette mesure. Il envoie un télégramme à Clémenceau, exprimant sa satisfaction en ces termes : 

« En mon nom personnel et au nom des musulmans d’Algérie, nous vous félicitons pour votre prohibition des boissons alcoolisées, dans l’espoir que votre gouvernement étendra cette mesure à toute la population dans un avenir proche ».

Ce geste symbolique est riche de sens. D’une part, il témoigne de la vigilance morale du Cheikh face aux problèmes sociaux affectant sa communauté. D’autre part, il révèle une stratégie non conflictuelle : au lieu d’adopter une posture de confrontation, le Cheikh choisit une voie de dialogue avec l’autorité coloniale.

À travers ce télégramme se dessine en creux une critique implicite : si l’alcool est interdit aux musulmans pour des raisons morales ou disciplinaires, pourquoi ne pas appliquer cette mesure à l’ensemble de la société, y compris les colons européens ? La demande du Cheikh est ainsi fondée sur un double principe :

- Moralité universelle : l’alcool étant un mal, il devrait être combattu sans distinction de religion ou d’origine.

- Équité sociale : la justice ne peut être sélective ; une interdiction morale ne saurait être réservée à une seule catégorie de la population.

- Le Cheikh engage donc une critique douce mais claire de la hiérarchie morale imposée par le système colonial.

Ce court épisode, à première vue anecdotique, illustre la finesse avec laquelle certains leaders spirituels musulmans ont navigué dans le contexte oppressant de la colonisation. Le Cheikh Alawi, en saluant publiquement une décision du gouvernement français, ne se compromet pas : il affirme au contraire son autorité morale et son souci du bien commun. Sa démarche relève d’une forme de diplomatie religieuse, où la foi sert de levier pour peser, même modestement, sur l’ordre établi.

En cela, le télégramme adressé à Clémenceau dépasse le simple geste de courtoisie : il devient un acte politique subtil, porteur d’une critique morale, d’une aspiration à l’équité, et d’un appel à la réforme profonde de la société.

Derwish Alawi


Le télégramme du Cheikh Alawi à Georges ClémenceauM. Ben Alioua, chef de la confrérie Alaouïa à Mostaganem, de passage, à Tlemcen a immédiatement télégraphié au Ministre (G. Clémenceau), sa satisfaction personnelle et celle de ses coreligionnaires, espérant toutefois l’extension générale de cette interdiction : "En mon nom personnel et au nom des musulmans d’Algérie, nous vous félicitons pour votre prohibition (des boissons alcoolisées), dans l’espoir que votre gouvernement étendra cette mesure à toute la population dans un avenir proche".

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