L’histoire coloniale algérienne regorge d’épisodes où le
religieux et le politique s’entrelacent de manière inattendue. L’un de ces
épisodes mérite une attention particulière : l’intervention du Cheikh Alawi,
maître soufi et réformateur spirituel, auprès de Georges Clémenceau, alors
ministre de la Guerre en France. Lorsque ce dernier promulgua un arrêté
interdisant la consommation d’alcool aux militaires musulmans, le Cheikh salua
publiquement cette décision, exprimant à travers un télégramme son adhésion et
son espoir de voir cette interdiction étendue à l’ensemble de la population. Ce
geste, bien que bref, ouvre une fenêtre sur les dynamiques complexes entre
religion, société et pouvoir colonial.
Dès le XIXe siècle, l’Algérie coloniale voit se répandre
l’alcoolisme, notamment dans les milieux populaires, touchant aussi bien les
Européens que les musulmans. Pour ces derniers, la consommation d’alcool ne
constitue pas seulement une déviance sociale, mais une infraction grave aux
principes de l’islam, qui proscrit formellement l’ivresse et la boisson
enivrante. La prolifération des débits de boisson — souvent tolérés, voire
encouragés, par l’administration coloniale — est perçue comme un moyen d’assujettissement
culturel et moral des indigènes.
Dans ce contexte, certains acteurs religieux, au premier rang
desquels le Cheikh Alawi, s’insurgent contre cette dérive, qu’ils considèrent
comme destructrice de l’ordre moral et spirituel de la société musulmane.
En tant que ministre de la Guerre, Georges Clémenceau adopte
une mesure d’apparence pragmatique : interdire aux soldats musulmans la
consommation d’alcool. Cette décision, prise pour des raisons disciplinaires et
sanitaires, s’inscrit aussi dans une volonté de maintenir l’ordre dans les
rangs de l’armée coloniale, composée en grande partie de soldats issus
d’Afrique du Nord.
Pour les autorités françaises, cette restriction visait à
préserver la « discipline » et à respecter, au moins en apparence, la
sensibilité religieuse des troupes musulmanes.
Le Cheikh Alawi, fondateur de la confrérie Alawiyya et figure spirituelle influente, ne reste pas silencieux face à cette mesure. Il envoie un télégramme à Clémenceau, exprimant sa satisfaction en ces termes :
« En mon nom personnel et au nom des musulmans d’Algérie,
nous vous félicitons pour votre prohibition des boissons alcoolisées, dans
l’espoir que votre gouvernement étendra cette mesure à toute la population dans
un avenir proche ».
Ce geste symbolique est riche de sens. D’une part, il témoigne de la vigilance morale du Cheikh face aux problèmes sociaux affectant sa communauté. D’autre part, il révèle une stratégie non conflictuelle : au lieu d’adopter une posture de confrontation, le Cheikh choisit une voie de dialogue avec l’autorité coloniale.
À travers ce télégramme se dessine en creux une critique implicite : si l’alcool est interdit aux musulmans pour des raisons morales ou disciplinaires, pourquoi ne pas appliquer cette mesure à l’ensemble de la société, y compris les colons européens ? La demande du Cheikh est ainsi fondée sur un double principe :
- Moralité universelle : l’alcool étant un mal, il devrait être combattu sans distinction de religion ou d’origine.
- Équité sociale : la justice ne peut être sélective ; une interdiction morale ne saurait être réservée à une seule catégorie de la population.
- Le Cheikh engage donc une critique douce mais claire de la hiérarchie morale imposée par le système colonial.
Ce court épisode, à première vue anecdotique, illustre la finesse avec laquelle certains leaders spirituels musulmans ont navigué dans le contexte oppressant de la colonisation. Le Cheikh Alawi, en saluant publiquement une décision du gouvernement français, ne se compromet pas : il affirme au contraire son autorité morale et son souci du bien commun. Sa démarche relève d’une forme de diplomatie religieuse, où la foi sert de levier pour peser, même modestement, sur l’ordre établi.
En cela, le télégramme adressé à Clémenceau dépasse le simple geste de courtoisie : il devient un acte politique subtil, porteur d’une critique morale, d’une aspiration à l’équité, et d’un appel à la réforme profonde de la société.
Derwish Alawi
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