Ahmed Benalioua (Ben 'Aliwa) dit (al-'Alawî)

C'est à Tijditt (Tigditt), faubourg de Mostaganem en 1869 (voir lien) que naquit Ahmed Benalioua, plus connu sous le nom d'al-Alawi, il avait deux sœurs, sa mère Fatima était une femme pieuse, son père Mustapha par fierté ne laissait lire ou deviner sur ses traits les moindres séquelles du besoins dans lesquelles se débattait sa famille. N'ayant jamais envoyé son fils unique au Kûttab (ne fut-ce qu'un seul jour), il s'occupa lui-même de son instruction, à la maison, il lui apprit à lire et surtout le Coran jusqu'à la Sourate ar-Rahman.

Mais le père mourut en 1886, alors que son fils consommait ses dix septième années. La nécessité se fit plus urgente au sein de l’humble famille, le jeune Ahmed vibrant de tout son être au malheur des siens, dut remplacer le père disparu et exercer divers métiers, ce fut surtout celui de cordonnier qu’il maîtrisa le mieux et qu’il lui permit d’assurer une certaine aisance matérielle.

Plusieurs années durant, la maroquinerie l’occupa, puis il s’adonna au commerce, déjà une soif ardente de connaissances spirituelles s’était irrésistiblement emparé de lui. Elle était loin d’être assouvie, en raison de ses occupations profanes; "Si je n’avais eu un certain don et une certaine intelligence native, je n’aurai probablement rien appris qui vaille la peine d’en parler…".

Il se rattrapait surtout la nuit, aidé en cela par quelques Cheikhs qu’il invitait chez lui, s’adonnant à l’étude avec frénésie, il dévorait livre sur livre et cela l’absorbait des nuits entières, à tel enseigne que son épouse en prit ombrage et finit par demander le divorce, trouvant qu’il n’accomplissait pas ses devoirs conjugaux; "elle avait en vérité, quelques raison de se plaindre de moi…".

Cette assiduité aux enseignements (sous les chapelets) des Cheikhs de fortune, permit au jeune Ahmed de cultiver une certaine ascèse mentale, d’appréhender quelques subtilités de doctrine et d’élargir progressivement les horizons de ses connaissances, d’autant plus facilement qu’il était porté sur la science des soufis (‘ilm al-Qawm), à qui désormais il ne faussa presque plus compagnie.

La nécessité de travailler de jour ne faisait que rendre cette soif de connaissances encore plus lancinante, c’était donc de nuit que, quittant son logis, il allait assistait aux enseignements et participer aux séances de remémorations (Dhikr), sa mère se tourmentait d’autant plus pour lui, que la maison familiale, située hors de la ville, était isolée et périlleux le chemin, aussi se dressait-elle contre son fils, employant tous les moyens pour le détourner, mais en vain.

Le ‘Issawi virtuose et inspiré (1886 - 1894)

De 1886 à 1894, il fut incontestablement marqué par la confrérie ‘Issawi, dont l’un des Maîtres, par sa pureté, sa droiture, sa piété sans équivoque, l’avait conquit. S’étant scrupuleusement conformé aux préceptes de la confrérie en question, il acquit très vite une telle adresse dans l’accomplissement des pratiques ‘Issawi, que tous ses confrères en devinrent à l’admirer, une auréole de prestige l’enveloppait, il acquit la réputation d’un ‘Issawi accompli, capable d’exécuter sans défaillir tous les actes prodigieux dont s’enorgueillirent les membres de la confrérie, "dans mon ignorance, je pensais que les prouesses, les exhibitions, les prodiges (qu’on cherchait à accomplir), était réellement des modes de me rapprocher d’Allah.".

Ayant vu un jour, une feuille de papier accrochée à mur, il lu une formule qui y était imprimée et qu’on attribuait au prophète, il ne lui en fallut pas d’avantage pour le détourner des pratiques (hétérodoxes), se contentant désormais de s’adonner au prières libres, aux invocations et aux litanies. Non seulement il se retira de la confrérie, mais il en arriva à pouvoir provoquer la défection des frères et à détourner même toute la confrérie, peine perdue. Il rompit donc, de ces contacts, il ne réussit pas encore à désapprendre la pratique de charmer les serpents et les vipères, seul ou en présence de quelques amis.

Le premier tournant, ou la connaissance du Cheikh Muhammad al-Bûzîdî (1894)

Désorienté, parce que désormais sans guide spirituel, Ahmed al-Alawi s’en était ouvert à son ami et associé en matière de commerce, Ben Sliman Ben ‘awda (Benslimane Benaouda ou Benouda), celui-ci lui parla longuement et avec une emphase sincère d’un certain Cheikh, homme pieux, rentré du Maroc, Hammû al Cheikh al-Bûzîdî. Celui-ci vivait certes effacé, mais sa droiture d’âme, ses vastes connaissances sur le plan soufique, sa douceur malgré les adversités, tout semblait le désigner comme seul guide spirituel valable dans Mostaganem, c’est du moins ce que pensait Ben Sliman Ben‘awda, l’ami de Ahmed al-Alawi.

Ces propos laissèrent un profond échos chez ce dernier avide d’idéal spirituel, aussi décida-il de faire sa connaissance. Le destin s’en chargea, quelques temps après l’arrêt de cette décision, alors que les deux amis et associés étaient dans leurs boutique, voilà que Hammû Cheikh al-Bûzîdî passait, Ben Sliman Ben ‘awda s’avança vers lui, l’invita à entrer dans la boutique et à s’asseoir, le Cheikh ayant accepté l’invitation, ils s’entretinrent un moment, tandis qu’al-Alawi était absorbé par son travail. Al-Cheikh al-Bûzîdî, ayant manifesté le désir de prendre congé, fut prié de retourner auprès des deux amis et de ne plus interrompre ses visites. "Ses propos sont d’une teneur plus élevées que ce qu’on lit dans les livres", fit remarquer Ben Sliman Ben ‘awda.

Le Cheikh revint voir les deux amis assez fréquemment, il avait tout naturellement fini par savoir qu’Ahmed al-Alawi était passé maître dans l’art de charmer les serpents. "Peux-tu m’apporter une vipère et la charmer ici devant nous ?" lui demanda al-Bûzîdî. Hors des murs de la ville, le jeune charmeur, n’en ayant trouvé qu’une assez petite, longue seulement d’un demi bras, la rapporta et se mit à la charmer, comme il l’avait apprit au contact des ‘Issawi. "Mais peux-tu en charmer une autre plus grande que celle-ci ?" demanda le Cheikh, "elles sont toutes pareilles pour moi" répondit al-Alawi, "eh bien! Je vais t’en montrer une plus grande, plus dangereuse, si tu arrive à la dompter, alors tu seras vraiment un sage!", "mais ou donc est-elle ?" demanda al-Alawi, "c’est ton âme (nafsûk) logée entre tes côtes, son venin est plus puissant que celui de la vipère, tu seras réellement un sage, si tu peux faire d’elle ce que tu fais de la gent vipérine…ne répète plus ces expériences…".

L’âme pouvait-elle être plus mortelle que le venin d’une vipère ? Cette question de l’âme venimeuse obsédait le jeune homme, très vite, le Cheikh décela chez lui les qualités requises non seulement pour recevoir l'enseignement, mais aussi le diffuser à grande échelle, et il n'hésita pas à lui promettre un rang spirituel très élevé, "s'il vivait assez longtemps et si Allah le voulait". Peu de temps après, Ahmed al-Alawi ayant prit le Cheikh al-Bûzîdî pour guide spirituel, fut affilié à la confrérie Darqâwie.

La reprise de l'éducation spirituelle sous le chapelet Darqâwi du Cheikh Muhammad al-Bûzîdî (1894 - 1909)

Deux mois auparavant, Ben Sliman Ben ‘awda était déjà reçu dans la confrérie, il n'en souffla pas un mot à son ami, lequel n'apprit la chose qu'après avoir été initié à son tour. Le Cheikh al-Bûzîdî lui révéla alors les types de litanies (Awrad) propres à la Darqâwiya et lui recommanda de les réciter après la prière du matin et après celle du soir.

Une semaine s'écoula et voilà que le Cheikh s'entretint avec son disciple du Nom Suprême (Al Ism Al 'Azam) et de la manière dont il fallait le prononcer, le cultiver, il lui ordonna, à cette fin, de s'y consacrer, mais faute de retraite spirituelle (khalwa), il était malaisé au disciple de pratique l'invocation du Nom Suprême, il chercha vainement un local ou il put s'adonner à cette initiation spéciale, il s'en plaignit à son Cheikh qui jugeât que le meilleur endroit pour s'isoler était assurément le cimetière.

Mais dans la cité funéraire inquiétante le disciple malgré toute sa bonne volonté, ne put pratiquer son (Dhikr khass), s'en étant de nouveau ouvert au Maître, celui-ci lui fit remarquer qu'il ne l'avait aucunement obligé à se rendre au cimetière de nuit, comme il avait tenté de le faire, il lui ordonna de se contenter, pour le Dhikr, du dernier tiers de la nuit. "Ainsi je pus pratiquer le Dhikr de nuit et rencontrer mon Maître de jour, tantôt chez moi, tantôt chez lui...parallèlement, je continuais à assister à des cours de sciences religieuses qui se donnaient au milieu de la journée et que j'avais déjà suivi auparavant...un jour, il m'interrogea pour connaître la nature des cours auxquels je tenais beaucoup...je lui appris qu'ils portaient sur l'unicité (at-Tawhid). "Sidi un tel , dit-il, avait baptisé ces cours (at-Tawhil) l'enlisement... le mieux pour toi, poursuivit-il, serait que tu te préoccupes maintenant de la purification de ton for interne (batinika) jusqu'à ce qu'il soit irradié de la lumière de ton seigneur, c'est alors seulement que tu connaîtras le sens de l'unicité...quant à la théologie ('ilmou-l-kalam), seuls en profiteraient en vérité, les doutes et illusions accumulées...tu ferais mieux d'interrompre provisoirement ces cours, jusqu'à ce que tu finisses avec ton initiation du moment, car c'est un devoir que de privilégier l'important par rapport aux choses secondaires"...il m'était très pénible de me dispenser de ces enseignements, j'en fus très attristé, mais ma tristesse se dissipa aussitôt que j'eus troqué mes heures de lectures contre le Dhikr, d'autant plus que les résultats de celui-ci ne tardèrent pas à se manifester...".

Durant cette période d'approfondissement de son expérience soufique, Ahmed al-Alawi, sous l'emprise de puissantes charges spirituelles, "pour endiguer les offensives de ce courant", écrivit "(al-Minah al-qûddûssiya) Les dons sanctifiés" et (Miftah a-Shûhûd fi madhahir al-wûjûd).

Quand il fut libéré du devoir de s’absorber dans le Nom Suprême, le Cheikh al-Bûzîdî lui permit de guider les hommes vers la voie Darqâwiya. Effrayé, Ahmed al-Alawi demanda au Maître : « mais, m’écouteront-ils ? » il lui répondit : « tu seras semblable à un lion, pour peu que tu mettes la main sur quelques chose, tu le maîtriseras et il sera entièrement à toi » « et il en fut ainsi toute les fois que je parlais avec quelqu’un et que je décidais de le guider vers la voie, je le trouvais docile, obéissant, malléable…de sorte que la confrérie étendit son audience, louange à Allah… ». Il est très vraisemblable qu’Ahmed al-Alawi ne resta pas longtemps effacé, nous pensons en effet qu’en moins d’une année, il s’attira la confiance totale de son Maître, en raison de son aptitude foncière à appréhender les subtilités du soufisme, de la sincérité de ses sentiments, de la solidité de sa foi, de sa réalisation spirituelle précoce « tahaqqaqa ».

Il ne serait donc pas étonnant de le voir désigner comme Mûqaddam (délégué) du Cheikh al-Bûzîdî à l’age de 25 ans (1894). Ce qui nous confirme dans cette idée, c’est cette phrase du même fragment autobiographique, citée juste après qu’il eut parlé de sa réalisation spirituelle. « Puis je suis resté 15 ans en sa compagnie, faisant tout ce qui était en mon pouvoir, afin que la voie Darqawiya triomphât… ».

La boutique des deux amis revêtait plus le cachet d’une zawiya que celui d’un lieu de commerce, de nuit le Cheikh al-Bûzîdî prodiguait des enseignements aux disciples qui affluaient de plus en plus nombreux. De jour, on s’y adonnait au dhikr, « durant cette période, je négligeais mes intérêts tant et si bien que, n’eût été mon frère sidi Ben Sliman Ben ‘awda, qui en avait prit grand soin, j’eusse à coup sûr fais faillite, le contraire se produisit et notre capital ne diminua guère… ».

La vacance de la maîtrise spirituelle et le choix du successeur (10/1909)

Le Cheikh al-Bûzîdî n’avait jamais désigné expressément quelqu’un pour lui succéder à la tête de la confrérie, à l’un de ses disciples assez infatué de lui-même, qui s’imaginait être qualifié pour guider les frères, après le Maître, celui-ci avait dit (car la question avait été plus d’une fois évoquée par le présomptueux) qu’il été pareil à quelqu’un qui habitait une maison, avec la permission du propriétaire, que c’était à lui donc qu’il se devait d’en remettre les clefs, une fois qu’il se verrait appeler à quitter la demeure et que lui seul été habilité à les remettre à qui il voulait… ».

Les Fûqaras ne savaient plus à quel saint se vouer, pour résorber le désarroi dans lequel les avait jeté la disparition du Maître. Certes un très grand nombre d’entre eux, étaient tous disposés à prêter serment d’allégeance à Ahmed al-Alawi du fait qu’il avait remplacé son Cheikh de son vivant jusqu’à encadrer des disciples au terme de leur réalisation spirituelle, il avait été donc plus qu’un Mûqaddam ordinaire, mais on le savait décidé à émigrer au Proche orient (la France préparait la conquête du Maroc, pour échapper à la conscription éventuelle, beaucoup d’Algériens pieux préférèrent émigrer au Mashriq, c’était l’exode de Tlemcen ou les émigrants de la foi, Muhammad Ben Yallis (Benyelles) et Muhammad Ben al-Hashemi en faisaient partie).

Les divergences d’opinions étaient trop prononcées pour que l’assemblée des Fûqaras prenne une décision quant au successeur éventuel de leur Cheikh. Enfin, sur l’avis du Mûqaddam Ben sliman Ben ‘awda, les délibérations furent reportées à la semaine suivante, dans l’espoir évident que des visions viendraient, entre-temps, guider les frères dans le choix du nouveau Mûrshid (guide).

Mais voilà que, bien avant le délai fixé, de nombreuses visions se produisirent, qui ne laissèrent plus aucun doute sur la personne qui devrait présider à la destinée de la confrérie, notées à chaud, ces visions indiquaient clairement que la fonction du Maître devrait être dévolue à Ahmed al-Alawi. (Lui même avait vu avant la mort de son Maître quelques jours avant, le Prophète (§), lui annoncer qu'il serait le successeur du Roi de l'Orient (Sultan al-Machriq) et qu'il serait son principal soutiens). Plus que jamais, Ahmed al-Alawi s’était mit en tête de partir pour le Mashriq, il avait déjà liquidé presque tous ses biens, meubles et hypothéqué ceux qu’il n’avait pu vendre, à charge pour ses amis de les liquider à son absence.

Certains frères le supplièrent de les prendre en charge, au moins pendant qu’il attendait que l’administration lui délivrât l’autorisation de voyager, leur dessein était de faire en sorte qu’il fût détourné de ce voyage, son ami Muhammad Ben Thuriyya (Bentria), pour parvenir à cette fin, usa d’un stratagème ; il lui proposa de le marier à sa fille sans condition aucune ; ce qu’il accepta.

Entre-temps, les Fûqaras résolurent de tenir une assemblée générale, dans la zawiya du Maître défunt. Tous firent serment d’allégeance à Ahmed al-Alawi, les membres de la confrérie Darqawiya, qui habitaient hors de Mostaganem, ne tardèrent pas à affluer par petits groupes pour témoigner au nouveau Maître leur rattachement et le reconnaître comme tel. « J’avais interprété cette union spontanée des Fûqara autour de ma personne comme un prodige (Karama), car je n’avais aucun moyen extérieur de soumettre à mon influence des hommes si différents, c’était leurs conviction absolue de ma conformité aux enseignements du maître qui les détermina à venir à moi…seuls deux ou trois ne vinrent pas… », il agréa leur serment d’allégeance.

L’émigration, ou la veine recherche d’une seconde patrie (mi-novembre / fin décembre 1909)

Le désir d’émigrer était tenace, il le tenaillait bien avant la mort du Cheikh Muhammad Ben al-Habîb al-Bûzîdî, l’Orient l’attirait, d’autant que « je voyais la patrie sombrer dans la corruption morale, un groupe de mes amis avaient également l’intention d’émigrer… ». Ses deux cousins, Abdalqadir et Muhammad Ben ‘Aliwa étaient déjà partis pour Tripoli, quelques semaines avant le décès du Cheikh Muhammad al-Bûzîdî. Quant à lui, il était perplexe, tiraillé entre la nécessité de partir et le devoir de guider dans le dhikr. L’hésitation ne dura pas longtemps, visiter le siège du Khalifat Ottoman était trop impérieux pour qu’il y opposât quelque résistance que ce fût.

Accompagné d’un disciple, Muhammad Ben Qasim al-Badissi, il rendit des visites à des Fûqaras de Relizane ou son séjour ne dura guère plus de deux jours, puis les deux compagnons se dirigèrent vers Alger dans l’intention de faire imprimer (al-Minah al-qûdûssiya) , mais aucun éditeur Algérois n’étant disposer à imprimer le manuscrit, ils poussèrent jusqu’à Tunis. « Nous avions loué un logement et je pris le parti de ne le quitter que lorsque viendrait chez nous l’une des personnes pratiquant la remémoration ou le (dhikr) (ahad mina ad-dakirin) avec laquelle nous pourrions sortir, cette décision s’expliquait par la vision que j’avais eue, un groupe de frères venaient chez nous et me conduisirent à leur lieu de réunion… ».

Alors que son compagnon allait faire diverses courses, Ahmed al-Alawi restait à réviser son manuscrit, cela dura quatre jours, puis « vint ce même groupe de frères que j’avais vus dans ma vision, ils étaient les disciples du Cheikh sidi Sadiq as-Sahrawi (sa lignée spirituelle remonte par Muhammad Zafir, le père de ce dernier Muhammad al-Madani, jusqu’à al-‘Arbi ad-Darqawi) décédé seulement quelques mois auparavant».

Les Fûqaras Madani insistèrent auprès des deux compagnons tant et si bien qu’ils finirent par les accompagner, ils les logèrent chez l’un d’entre eux, leurs visites « pleines d’amour fraternel » et de courtoisie étaient fréquentes. Celles de jurisconsultes (fûqahas), de spécialistes de hadith (mûhadithûns), ne l’étaient pas moins, « sidi al-Akhdar Ben Hassin, sidi ‘Abdarrahman al-Bannani…le grand professeur sidi Salih khalifa al-Qûssaybi de (Qûssaybat al-madiyûni)… ».

Enfin plusieurs groupes d’étudiants de la Zaytûna ne se faisaient pas faute d’accompagner leurs professeurs ou de venir séparément discuter avec « celui qu’on disait très versé dans la science des sûfis (‘ilm al-Qawm), certains parmi eux (le jeune Muhammad Ben Khalifa al-Madani était justement parmi ces groupes d’étudiants) lui proposèrent de les entretenir du ( al-Mûrshid al-mû’iin ). « Mes propos les conquirent et certains étudiant commencèrent à s’affilier à la confrérie ».

Après avoir mit au point les modalités d’édition de "(al-Minah al-qûddûssiya) Les dons sanctifiés" , Ahmed al-Alawi décida d’aller trouver ses cousins à Tripoli. Il projetait d’aller visiter la maison sacrée d’Allah et la noble tombe du prophète. Mais une lettre de Mostaganem le prévint que cette année là, le pèlerinage (qui coïncidait avec le 22 décembre 1909), était interdit par les autorités françaises et que toutes infractions était sanctionnée par une forte pénalité pécuniaire, sans doute y avait-il eu épidémie, comme il s’en déclarait souvent dans des rassemblement pareils et l’administration coloniale voulait-elle en limitait la propagation.

Toujours est-il qu’Ahmed al-Alawi s’embarqua pour Tripoli, sachant qu’il n’irait pas au hauts lieux de l’Islam. « Quant au pays (la Libye échappait encore à la domination étrangère), il me sembla, autant que je pouvais m’en rendre compte, un bon endroit pour immigrer, puisque la population était aussi semblable que possible à celle de notre pays, tant par la langue que par les mœurs. ».

Au bout de la troisième journée passée à Tripoli, il s’embarqua pour Istanbûl. Mais là, il fut amèrement déçu par les grands bouleversements qui secouaient le Khalifat. Il retourna aussitôt en Algérie… « En vérité, je n’eus l’âme en paix que le jour où je mis le pied sur le sol Algérien. ».

Le retour au bercail ; les premières difficultés du nouveau Cheikh Darqawi (1909 / 1914)

Depuis Mostaganem, al-Alawi résolu de combattre pour sa foi, mais il était démuni, ayant vendu presque ses biens pour payer son voyage, et le peu qu’il lui en restait, il le dépensait dans la propagation de la voie Darqawiya, car il avait résolu de ne pas se ménager pour faire triompher le parti d’Allah. Il se rebiffa contre certaines pratiques qui constituaient pour ses disciples à vouloir seulement se réunir, chaque jeudi, autour de la tombe du Cheikh al-Bûzîdî, brûlant du parfum, récitant des prières en chantant.

Les semaines passaient semblables les unes aux autres. N’y tenant plus, Ahmed Al-Alawi assura que ces réunion ressemblaient à celles que tenaient les vielles femmes. « Je ne crois pas que sidi Hammû Cheikh al-Bûzîdî nous ait donné de sa science pour que nous restions à le remplacer. Au contraire, il nous a laissés comme les rejetons d’un vieil arbre ; l’arbre a fini son temps, mais les rejetons sont la pour donner leurs fruits. Et si les fruits ne se vendent pas au pied de l’arbre, on doit aller les porter au marché…nous devons faire connaître ce que nous avons et non pas le tenir caché, car c’est utile à nos frères, les hommes. ».

Cheikh Ahmed Al-Alawi dit à ce propos dans sa Qasîda :  


(Al-Bûzîdî) nous a fait hériter des sciences
Car nous en sommes dignes de les préserver,
Et lorsque le temps nous affectionnera,
Il nous est tenu de les manifester

Se dépensant dans une activité prosélytique débordante, il finit par dépenser le reliquat de ses biens meubles, aux disciples, il ne demandait jamais rien, « car, je ne me suis jamais senti à l’aise pour demander de l’argent ». Ces difficultés pécuniaires passèrent le cap critique. Ahmed al-Alawi dut hypothéquer sa maison, la seule solution qui lui restait était donc la mise en gages du seul bien immeuble qui lui resta.

En réalité, la charge assez lourde des disciples dont le nombre croissait rapidement, l’avait empêcher de résorber ses dettes. Par ailleurs, certains Cheikhs Mûqadams Darqawis, tant à Mostaganem que dans la région Oranaise, jaloux de l’audience grandissante du nouveau Maître, ne ménagèrent pas leurs efforts pour l’entraver dans son prosélytisme, par leurs intrigues, leurs calomnies, leurs provocations. Les autorités coloniales ne restaient pas passives, en raison des fréquentes résistances que les Darqawis avaient à leur actif dans un passé encore récent, aussi malmenaient-elles tout particulièrement les adeptes du nouveau Cheikh, en qui ces même autorités voyait un ennemi en puissance. Un groupe de Fûqaras de Tlemcen, après avoir rendu visite au Cheikh Ahmed al-Alawi, à peine descendu du train, était cueilli par une brigade de policiers, à la question : « es-tu Darqawi ? » posée aux Fûqaras séparément, (on savait que quiconque se reconnaissait comme tel, risquait d’être arrêté et mit en prison) tous nièrent leur rattachement à la Tariqa, à l’exception du Mûqaddam sidi al-‘Arbi a-Shawwâr…qui, non seulement reconnut être affilié à la confrérie, mais encore affirma aux agents de police que pour elle, il vivait et que pour elle il mourrait, conduit aux locaux de force de l’ordre public, il y fut détenu mais aussitôt, il ne tarda pas à être relâché.

L’autonomie, ou la fondation de la confrérie Alawiya

L’animosité des chefs Darqawis voisins se mesurait à l’extension de l’aire géographique de l’influence de Ahmed al-Alawi, or celui-ci atteignait même des douars (petits villages) réputés jusque-là réfractaires à tout prosélytisme religieux. Bientôt l’animosité se mua en haine implacable, lorsque le Cheikh se décida à prendre son autonomie vis-à-vis de la zawiya mère des Darqawis de Béni-Zarwal au Maroc, en 1914 la confrérie prends le nom de a-Tariqa al-Alawiyya ad-Darqawiyya a-Shadhûliyya.

Le Cheikh sentait la nécessité de faire de la pratique de la retraite spirituelle (khalwa) un axe de sa méthode. D’occasionnelle chez les Chadhûlis qui la pratiquaient, du reste, des solitudes naturelles, la khalwa allait faire partie intégrante de la méthode Alawi. Cette nécessité était rendue d’autant plus urgente que le Cheikh en avait tiré grand profit, alors qu’il n’avait même pas de local approprié pour s’y adonner.

La rage de ses rivaux ne fit qu’augmenter, pour eux, l’introduction systématique de la retraite était une innovation blâmable (bid’a). leur hostilité atteignit son paroxysme, tous les moyens furent utilisés pour détourner du Cheikh les anciens disciples du Cheikh al-Bûzîdî, ils réussirent certes à détacher de lui quelques-uns d’entre eux, mais par centaines de nouveaux aspirants (Mûridûn) affluaient de tous les horizons. « Il y eut même un ou deux chefs de zawiya avec tous leurs disciples ». Le rattachement de Muhammad Ben Tayyib ad-Darqawi, l’arrière petit fils de Moulay al-'Arabi Ben Ahmad ad-Darqâwi lui-même, jeta le désarroi parmi les rangs des adversaires du Cheikh, tous furent déconcertés.

Dans la lettre de Muhammad Ben Tayyib ad-Darqawi, citée dans le livre de Muhammad Ben ‘abdalbâri al-Hûsni, (al-Shahâïd wal-fatawi fima sahha ladl-oulama min amr al-Cheikh al-Alawi) on peut lire: « Ce que je constatais chez le Cheikh…me poussa à m’attacher à lui, dans le désir brûlant de réussir à ouvrir mon œil intérieur, je lui demandais la permission d’invoquer le Nom Suprême (al-Ism al-‘Azam). Jusqu’alors je n’avais été qu’un membre commun de la confrérie, mais j’avais entendu dire que mes ancêtres considéraient la voie plus comme un moyen de réalisation directe que comme un simple rattachement à une chaîne spirituelle. Quand j(eus pratiqué l’invocation du Nom Suprême, selon les directives du Cheikh, peu de temps après, j’obtins la connaissance directe de Dieu (al-‘ilm al-laddûni)… »

Le Maître spirituel (1914 / 1934)

a) Le dynamisme débordant

L’hostilité des Darqawis rivaux ne tarda pas à s’éteindre comme feu de paille, devant le dynamisme débordant du Cheikh. Il était partout et partout ou il allait il gagnait des centaines de nouveaux disciples, des tribus entières quelques fois se rattachèrent à lui, à sa confrérie, à ses enseignements.

Un jour qu’il se trouvait à Alger, alors qu’il se dirigeait vers la grande Mosquée, il fut suivi en chemin par une centaine de personnes qui n’étaient musulmans que par naissance, ai seuil de la Mosquée, le Cheikh leur proposa d’entrer avec lui, ce qu’ils firent non sans hésitation. A peine entrés, ils furent invités par lui à s’asseoir, s’étant mit lui-même au milieu d’eux, il se mit derechef à les instruire. La leçon terminée, ils se tournèrent vers la Qibla avec repentir, puis prêtant serment au Cheikh, ils jurèrent de ne plus désobéir à la loi de Dieu.

On pouvait voir assis devant lui…des milliers de gens, baissant la tête comme si des oiseaux se posaient sur eux, les cœurs remplis d’une piété respectueuse, les larmes coulant des yeux, buvant ses paroles avec une attention assoiffée. Comment expliquer ce phénomène, si ce n’est par le fait que le Cheikh, en s’adressant aux gens, leur parlait dans un langage limpide, convaincant, d’autant plus qu’il jaillissait d’un cœur purifié des scories d’un Islam littéraire, pointilleux, desséchant prôné par les autorités exotériques, un langage droit, jaillissant d’un cœur droit, ne pouvait que pénétrer droit chez les auditeurs du Maître.

Le récit suivant est édifiant à plus d’un titre sur la conception du Cheikh quant à la manière de guider dans la voie ; «j’allais trouver un Cheikh à Bougie (Bejaia à l’est de l’Algérie), et je reçus de lui l’initiation après qu’il m’eut prescrit, comme condition, la récitation quotidienne d’un nombre considérable de litanies. J’eus la persévérance de les réciter régulièrement, et après un certain temps, il m’ordonna de jeûner chaque jour en ne mangeant que du pain d’orge trempé dans de l’eau. J’observais aussi cette règle, alors il me transmit les sept Noms spécialement utilisées pour l’invocation dans cette Tariqa…Au bout de quelques jours, il me donna l’ordre de partir pour servir de guide à d’autres. En attendant cela, je fus aussitôt accablé de découragement et de déception, car je savais que ce n’était pas là ce que j’étais venu chercher. J’avais seulement reçu de lui quelques vagues indications dont je n’avais pas saisi le sens et lorsque je lui en fis part, il m’interdit sévèrement de renouveler un tel aveu devant lui ou devant mes condisciples, de crainte de susciter en eux des doutes… Je quittai ce Cheikh et me mis en quête d’un autre qui fût plus digne d’attachement, jusqu’au jour ou, par la grâce de Dieu, j’entrai en contact avec le Suprême Maître, al-Cheikh sidi Ahmed al-Alawi, par l’intermédiaire d’un de ses disciples, ce Mûqaddam Alawi, Hassan at-Tarâbûlsi, me prépara en me donnant à lire "(al-Minah al-qûddûssiya) Les dons sanctifiés". Puis, quand le Maître lui-même vint en notre province (le Constantinois) en 1919, je renouvelai avec lui mon pacte d’allégeance initiatique, il me transmit alors l’invocation du Nom Suprême telle qu’elle était pratiquée par ses disciples et me dit que je pouvais faire cette invocation partout ou cela était possible, dans le secret de la solitude ou bien ouvertement avec d’autres. Il resta treize jours dans notre pays et pendant ce temps prés de deux milles personnes, hommes, femmes et adolescents entrèrent dans la Tariqa. Après qu’il fut retourné à Mostaganem, je me rendis auprès de lui et il me mit en retraite spirituelle (khalwa). J’y restai six jours et j’obtins là tout ce que j’avais antérieurement souhaité. ».

Le Cheikh procédait par étapes, il visait d’abord la purification de l’âme du novice, quand l’âme était purifiée, que l’œil intérieur s’ouvrait à la lumière Divine, alors il autorisait certains de ses disciples, parvenus à cette station, à en guider d’autres. Nombreux étaient ceux qui avaient reçu cette autorisation de guide spirituel.

Il tenait à ce que ses délégués fussent d’une intégrité irréprochable, à ses Mûqaddams qu’il envoyait, par exemple, prêcher dans des tribus de certaines contrées déshéritées, il interdisait strictement d’accepter des victuailles, à moins de nécessité absolue. Il ne leur permettait de ne demander rien que de l’eau pour leur ablution.

Cette période (1914 / 1934), vit la fondation d’un véritable réseau de zawiyas, au Maghreb, au Proche-orient, en Europe. La zawiya mère de Mostaganem vibrait toute entière d’ivresse spirituelle.

Des voyages étaient nécessaires pour la diffusion, l’implantation de zawiyas, l’initiation de disciples aux enseignement de la Tariqa, ainsi le Cheikh en entreprit-il beaucoup, non content de sillonner l’Algérie, il alla de nouveau en Tunisie, notamment dans le Sahel, ou il visita l’un de ses disciples les plus favoris, le Cheikh Muhammad al-Madani, ce fut en 1915, puis en 1918 qu’il se rendit à Q ûssaybat al-Madiyûni, il discuta avec les Ulémas diplômés de la Zaytûna et il rentra auréolé plus que jamais tant le niveau des discutions était élevé, ce fut probablement en 1924 qu’il se rendit au Maroc pour la première fois, en 1928 on le vit à Fès discourir avec certains de ses savants formés de la Qarawiyyin, au printemps de 1930, il fit le pèlerinage à la Mecque, visita Médine, Jérusalem, al-Khalil, Damas, Beyrouth d’où il rentra en Algérie.

Fonder des zawiyas là ou il se rendait n’était pas suffisant, il fallait veiller à ce que ces centre de rayonnement spirituel fussent bien entretenus, pour cela al-Cheikh al-Alawi fonda, fin des années vingt, l’association de l’éclairement (Jam’iyat at-tanwir), elle avait pour mission de faire en sorte que les Mosquées et zawiyas Alawiya ne manquassent de rien ; éclairage, couvertures de sol, badigeonnage, assurer la maintenance des édifices, les restaurer, au besoin, voilà le but réel et avoué de l’association dont les sections se multiplièrent très vite.

Pour que le Cheikh fut omniprésent, que ses idées fussent connues simultanément en Algérie, au Maroc, en Tunisie et au Proche-orient, il fallait que la confrérie possédât sa propre imprimerie, ce fut le 22 novembre 1924, que, par le truchement de son cousin ‘Abdalaqadir et de Salah Bendimred , il acheta une imprimerie. Auparavant, à Alger, l’hebdomadaire (Lissan ad-Din) fondé en Janvier 1923 par le Cheikh ne fit pas long feu et n’alla au-delà de 25 numéros, ce fut donc aussi pour combler cette lacune dans le domaine de l’impression que l’on acquit l’imprimerie. Ainsi le Maître eut le loisir de fonder un autre hebdomadaire (al-Balagh al-Jazaïri) en 1926.

Sur un autre plan, le Cheikh al-Alawi ne cessa pas de publier des traités pour le développement, l’explication et l’apologie du soufisme, la période 1914 / 1934, fut incontestablement la période la plus féconde à cet égard.

b) Le défenseur de la Religion

Le souci de garder l’Islam des multiples dangers qui le menaçaient de le désintégrer obsédait continuellement le Cheikh. Il fallait s’attaquer d’abord aux pires ennemis de la Religion ; ceux qui parlaient en son nom ; les marabouts cupides, aux appétits insatiables qui exploitaient la naïveté du petit peuple, constituèrent une cible de choix pour (al-Balagh al-Jazaïri), d’autant plus qu’ils cultivaient sciemment chez les masse ignorantes les germes de basses superstitions maraboutiques et certains usages qui avaient lentement enveloppé la foi de véritables scories pagano islamiques telles que la dévotion aux tombaux « coutumes stupide et ante-musulmane .».

L’occidentalisation, avec tous les aspects négatifs qu’elle véhiculait, n’échappait pas non plus à ses attaques véhémentes. La naturalisation représentait un danger réel, une perte certaine de l’identité musulmane, car elle portait atteinte aux croyances, au statut personnel des indigènes qui, à partir du moment ou il jouissaient du statut de naturalisé Français, échappait automatiquement à la loi musulmane (Shari’a), pour relever de la juridiction française en plus d’un point contradictoire avec la juridiction islamique. Les articles du (Balagh) revêtaient très souvent une tunique littéraire qu’on pouvait dire endeuillée, le style incisif, réveillait et stimulait les sentiments quelque peu mis en veilleuse… « Ô peuple, n’ont jamais trahis le pacte qu’ils ont conclu avec Dieu. Tu as toujours respecté ce dépôt sacré. Peux-tu sacrifier ton passé, faire bon marché de tant de vertus ou permettre à des parvenus, guider par l’intérêt de le faire ? ».

L’alcoolisme était un autre fléau social, la société Algérienne était minée, et quand le ministre de la guerre promulgua un arrêté interdisant la consommation de boissons alcoolisées aux soldats indigènes, le Cheikh al-Alawi n’hésita pas à lui télégraphier, tant cette question l’obnubilait ; « En mon nom personnel et au nom des musulmans d’Algérie, nous vous félicitons pour votre prohibition (des boissons alcoolisées), dans l’espoir que votre gouvernement étendra cette mesure à toute la population dans un avenir proche. ».

C’est qu’en réalité la gangrène de l’alcoolisme n’était qu’une des formes multiples que revêtait le mimétisme (borné), une des milles et une facettes de l’occidentalisation des esprits, des mœurs, des habitudes de penser, de sentir, de voir. Aussi se répandait-il contre le port du chapeau, du pantalon ; la façon de se vêtir était symptomatique de la personnalité, il est évident que délaisser les vêtements traditionnels, qui rappellent l’environnement psychologique, pour en adopter d’autres, l’habillement moderne signifiait un certain reniement de l’identité culturelle, ou tout simplement à se départir d’une partie quelconque de son patrimoine historico-culturel.

La lutte contre ces tendances centrifuges passait forcément par la défense de l’Islam, le Cheikh n’avait de cesse d’exalter le retour à un Islam des compagnons, « à un Islam tout chaud de la révélation prophétique, non encore sclérosé par le travail des Fûqahas postérieurs. » Mais la langue arabe était reléguée au dernier plan dans le système pédagogique colonial, le Cheikh al-Alawi fut l’un des premiers à en prêcher la rénovation ; pour bien comprendre le Qoran et les livres des Hadiths, la connaissance de la langue arabe s’imposait, al-Balagh s’y attela avec d’autant plus d’énergie que l’on en déplorait la décadence et que certains groupements idéologiques indigènes réclamaient l’assimilation à la mère patrie, leur chef incontesté » était Farhat ‘Abbas.

De là à conclure que le Cheikh al-Alawi était obscurantiste, réactionnaire, il n’y avait qu’à faire un pas. D’aucuns le franchirent prestement. En fait, Ahmed al-Alawi était trop ouvert pour prôner l’obscurantisme.

c) Le Cheikh moderniste

Tout musulman pensait-il, devait être littéral, recommander l’instruction, encourager les sciences. Les musulmans des premiers temps s’étaient largement intéressés aux civilisations anciennes, grecque et persane notamment, « pourquoi voulez-vous que nous, qui somme contemporains de la civilisation européenne ne nous intéressions pas à cette merveilleuse civilisation ? Pour ma part, il n’y a pas un jour qui ne passe sans que je recommande à mes adeptes d’envoyer leurs enfants à l’école pour y apprendre la langue française….Apprendre à conduire une auto…assimiler les merveilleux travaux de la mécanique n’est pas incompatible avec la religion. Elle n’empêche pas l’homme d’atteindre les plus hautes cimes de la science. Elle est un guide qui s’efforce de rendre l’homme meilleur en détruisant chez lui les mauvais instincts. Nous ne faisons que rendre trop vivaces chez l’homme les préceptes d’Abraham, Salomon, Jésus et Muhammad ».

Son modernisme religieux fut d’une hardiesse qui déconcerte tous ses coreligionnaires ; en effet, alors qu’al-Azhar, de furieuses polémiques accueillirent la traduction du Qoran en langue turque, qu’une commission spéciale dUlémas fut désignée, à seule fin d’élucider ce problème épineux, qu’après de longues discussions, cette commission spéciale émit l’avis que « la traduction explicative du sens du Qoran était permise, à la condition expresse que cette traduction ne prit pas le nom du Qoran tout court…et que la reproduction du Qoran, mot pour mot, n’était pas permise… ».

Le Cheikh, en 1930, déjà un an avant la décision (historique) tronquée de l’université du Caire, avouait n’avoir aucun inconvénient à la traduction du Qoran en français ou bien en berbère. Il n’était pas sans savoir que toute une science réglait la lecture du livre sacré, la science de la récitation et de la psalmodie réglait parfaitement en effet, l’articulation vocalique et consonantique, le rôle du gutturales, aussi bien que celui des nasales et des labiales, la durée de la pause après chaque verset etc...Mais pour la diffusion la plus large des paroles divines, il transgressait la lettre pour en garder l'esprit, il rallait que chaque homme doué de raison eût la chance d'avoir un contact direct avec le livre et n'en fût pas privé du fait qu'il ignorait l'arabe. Mieux encore, il poussa son audace plus loin et admit, contrairement à l'opinion de tous les Fûqahas classiques, que la Chahada (la profession de foi) "à défaut de l'arabe, pouvait être dite dans une autre langue, car le but en cela est la reconnaissance de l'unité de Dieu et de la mission de Muhammad".

d) Le Cheikh et la fondation de l'association des Ulémas musulmans d'Algérie

Diffuser l'Islam, lui redonner la place qu'il occupait dans le cœur du peuple, par le passé, le revaloriser, nécessitait la conjugaison des efforts de tous les hommes de bonne volonté, soucieux de défendre leur identité culturelle, de préserver leur personnalité de la désintégration que faisaient peser sur la communauté algérienne les autorités coloniales et les partisans de l'assimiliationnisme. ce fut ainsi que naquit l'association des Ulémas musulmans algériens. Ce que tous les historiens d'Algérie contoporaine ignoraient pratiquement, c'est que quand l'idée germe germe dans l'esprit de ce riche bourgeois d'Alger d'origine Kabyle, Omar Ismail, celui-ci s'en ouvrit au rédacteur d'al-Balagh al-Jazaïri, Muhammad al-Mahdi qui, de son côté, en fit part au Cheikh al-Alawi, ce dernier ayant jugé l'idée bonne y adhéra. ce fut alors que l'hebdomadaire Alawi mena une vaste compagne en vue de mieux faire connaître le projet. "al-Balagh était donc le seul journal algérien qui avait loué les conséquences bénéfiques de la fondation d'une association de cette nature...Jusqu'à ce qu'un groupe d'Ulémas répondit à ses exhortations...".

Les Ulémas, cependant étaient inquiets sur le sort de l'association future, ils craignaient qu'elle ne fut un instrument entre les mains des Cheikhs de zawiyas, aussi lors de l'assemblée constitutive, s'arrangèrent-ils pour être plus nombreux que les chefs de zawiya. Si al-Bachir al-Ibrahimi, al-'Amûdi, al-'ûqbi, az-Zahiri, az-Zwawi étaient présents en revanche, Abdalhamid Ben-Badis s'était absenté "pour raison de maladie", mais à peine fut-il désigné par l'association comme président, "qu'il fut guéri de sa maladie". Du côté des Cheikh spirituels, seul trois hommes, jusque-là méconnus, négligés par les historiens, étaient présents à l'assemblée constitutive de l'association des Ulémas musulmans algériens, Ahmed al-Alawi, Muhammad al-Mahdi et Adda Bentounès . "Il fut clair qu'à partir de ce jour l'association passait aux mains des réformistes (al-Islahiyyûn) non des Ulémas...et chaque jour elle revêtit une parure nouvelle du réformisme au point qu'elle devint une association (néo) Wahhabite a cent pour cent...".

Cette expérience de conjugaison d'efforts entre les différents groupement idéologiques musulmans ayant avorté, le Cheikh al-Alawi ne s'avouait pas vaincu pour autant, il disposait de l'hebdomadaire dont on se flattait qu'il avait le plus fort tirage en Algérie et qu'il était lu partout.

e) Initiatives extra-limes

L'islam comme par le passé, devait se maintenir en Europe et se propager, non par la force des épées, mais par la douceur, la bonne parole qui ressemble à un arbre "aux racines bien profondes et au feuillage altier", récupérer d'abord les musulmans émigrés travaillant en France dans des conditions susceptibles de les éloigner non seulement de leur religion, mais de la leur faire oublier, voilà le but immédiat que le Cheikh al-Alawi s'était proposer de réaliser.

Dans les années vingt, un musulman mort en France devait y être inhumé, car sa famille n'avait aucunement le droit de rapatrier la dépouille mortelle de l'un des siens, cela poussa le Cheikh al-Alawi à solliciter un cimetière musulman, le cimetière franco-musulman vit donc le jour. La troisième initiative du Cheikh fut d'amener les autorités françaises à fonder, au bénéfice des émigrés, l'Hospital franco-musulman.

Déjà, en 1924, le nombre d'adeptes Alawis travaillant sur les chantiers de construction du Métropolitain était considérable, dans un procès-verbal de la chambre des députés, on pouvait lire "que les adeptes de Monsieur le Cheikh al-Alawi, sont des gens propres, qu'ils mènent une vie saine, qu'ils sont courtois, que leur éducation appelle à l'amour d'autrui...". Comme ces gens-là demandaient un lieu de réunion, encouragés certainement par leurs Mûqaddams, le rapport de la chambre abondait dans ce sens, ainsi débutèrent les premiers travaux de construction de la Mosquée de Paris, elle fut inaugurée par le Cheikh al-Alawi en Juillet 1926, qu'il fit le premier prêche.

Par ailleurs, des Mûqaddams européens initiés aux enseignements de la confrérie Alawie eurent pour mission de jeter la lumière en Europe sur l'Islam, que certains esprits mal intentionnés décrivaient comme une religion fanatique, sanguinaire. Ces Mûqaddams devaient parler à tous, sans distinction de race, de sexe, de rang social, parler de l'Islam "dans les peuples de toutes origines".

f) Concilier Islam et Europe

Certes les missionnaires d'Afrique du Nord (les pères blancs), par leur prosélytisme plus ou moins heureux dans la Kabylie, représentaient un danger réel pour l'identité islamique des berbères, et si le Cheikh al-Alawi à travers al-Balagh s'était attaqué à ces vecteurs de germes de désintégration spirituelle de l'identité spirituelle des Kabyles, il n'en restait pas moins qu'il les défendait, quant la nécessité s'en faisait sentir, il faisait observer, en effet, que la majorité d'entre eux n'étaient pas forcément les instruments politiques de leurs gouvernements respectifs et que, loin d'approuver cette politique de colonisation à outrance, ils exhortaient, bien au contraire, leurs pays à sacrifier leurs intérêts strictement matériels, pour s'occuper, avec plus de sérieux, des problèmes moraux qui se posaient aux peuples dominés.

Loin d'être nourri d'opinions fanatiques, de véhiculer des préjugés défavorables aux chrétiens, le Cheikh cherchait leur amitié, "si je trouvais un groupe qui soit mon interprète auprès du monde d'Europe, on serait étonné de voir, que rien ne divise l'Occident de l'Islam...".

Non qu'il désirât un syncrétisme Islamo-chrétien, comme l'écrivait Prost-biraben en affirmant qu'il étudiait avec un prêtre catholique de Géryville les moyens pratiques de mettre en harmonie les volontés chrétiennes et musulmanes, mais ayant un profond respect pour les Gens du livre (Ahl al-Kitab), il cherchait, l'entente entre français catholiques et musulmans, en amenant les premiers à "renoncer au mystère de la trinité et à celui de l'incarnation, alors, plus rien ne nous séparera". Cette discution entre le Cheikh et le père Giacobetti avait lieu sur le pont d'un bateau au mois de juillet 1926, alors que l'un était appelé à assister à l'inauguration de la Mosquée de Paris et que l'autre à faire, à Louvain, une conférence sur les confréries religieuses musulmanes.

"Assis sur une peau de mouton, le Cheikh se reposait sur le pont des secousses du bateau qui nous transportait à Marseille...Je (le père Giacobetti) répondis à Ben Aliwa (al-Alawi), que s'il voulait avoir cette paix avec les Chrétiens, il n'avait pas à leur demander de se suicider, car c'est cesser d'être Chrétien que de renoncer aux deux principaux mystères de leur religion...Nous nous quittâmes bons amis.".

g) Les dernières années ou la lente consomption du Cheikh (1932 / 1934)

Le Cheikh se nourrissait à peine. D'habitude il se nourrissait d'un litre de lait et de quelques dattes sèches, désormais il ne s'y résolvait que pour la nécessité la plus pressante, il se trouvait si peu disposé à manger. De surcroît "manger de la chair est un meurtre. Et le végétarisme est lui-même un attentat contre la vie. Il faut étendre la fraternité humaine aux animaux et aux plantes. C'est une horrible nécessité de ne pouvoir vivre qu'aux dépens des choses vivantes...Cueillir une fleur est un comble de cruauté...". Au crépuscule de sa vie, le Cheikh était parvenu à une sorte de Tolstoïsme, ou la résignation au mal se teintait de miséricorde...d'une tendre sollicitude envers le prochain...qui était aussi la bête, le végétal...".

Il s'absorbait de plus en plus dans le Nom Divin et ne se nourrissait plus pour ainsi dire, malgré les objurgations du médecin. Il savait que le moment approchait, pourtant, malgré sa sénilité croissante, son anémie chronique, son asthme incurable, il continuait à initier ses disciples, à s'entretenir avec eux, seulement force lui était d'abréger sa présence parmi eux, son cœur faiblissant, ses pulsations devenaient irrégulières. Au cours de l'année 1932, il sombra dans une demi-syncope.

Lorsque le médecin Marcel Carret arriva en toute hâte, le pouls était imperceptible. Après cette alerte, il y eut beaucoup d'autres. Durant "les accalmies cardiaques", le Cheikh reprenait ses enseignements, sa direction spirituelle. "Il semblait cependant aspirer vers la fin, mais l'attendait avec impatience. Toute sa vie intérieure intense ne se manifester que dans son regard. Le corps ne semblait plus qu'un support usé qu'il allait s'effriter d'un moment à l'autre. Un matin, il me fit appeler. Il ne paraissait pas être dans un état plus alarmant que les jours précédents, mais il me dit: "C'est pour aujourd'hui. Promettez-moi de ne rien faire et de laisser s'accomplir les choses.". Je lui fis remarquer qu'il ne me paraissait pas plus mal que la veille. Mais il insista: "Je sais que c'est pour aujourd'hui. Et il faut me laisser retourner dans le sein d'Allah.". Je le quittai, impressionné, mais un peu sceptique. Je l'avais vu tant de fois, la vie suspendue à un fil, sans que le fil se rompit. Il en serait ainsi ce jour-là comme tant d'autres fois. Deux heures après la visite du médecin, le Cheikh "reposa dans le sein d'Allah", le chandelier avait consommé jusqu'à la dernière goutte d'huile, la lumière s'éteignit, c'était le samedi matin 14 juillet 1934.

Portrait du Cheikh al-Alawi

"Vêtu d'une djellaba brune et coiffé d'un turban blanc, avec sa barbe argentée, ses yeux de visionnaire et ses longues mains dont les gestes semblaient alourdies par le flux de sa barakah".

"Il était d'apparence chétive".

"j'ajouterai que je trouvais sa maigreur alarmante".

"sa voix était douce, un peu voilée, il parlait peu, en phrases courtes...d'une voix de cristal fêlé laissant tomber ses paroles, goutte à goutte, il y avait un ton résigné et détaché dans cette voix et il semblait que les pensées qu'elle transmettait n'étaient plus que des extériorisations très fragiles, très transparentes...".

"il parlait à chacun selon sa capacité intellectuelle et sa disposition particulière et lorsqu'il s'entretenait avec quelqu'un, il semblait que cette personne fut la seule au monde qu'il aimât...pourtant il semblait presque négligent, comme s'il avait compté sur quelques aide extérieure et en même temps, il maîtrisait les cœurs et leur imposait son point de vue".

"n'émettant jamais de paroles inutiles".

"il émanait de lui un rayonnement extraordinaire, un irrésistible magnétisme personnel. son regard agile, lucide, d'une singulière attirance, décelait l'habileté du manieur d'âmes et la force...sûre d'elle même. Très affable, courtois, en retrait, tout de nuances et d'attitude volontiers conciliante, il réalisait à merveille le type du Marabout déjà évolué. On sentait en lui une volonté tenace, une ardeur subtile qui, en quelques instants, consumait son objet...s'il suscita des enthousiasmes délirant, ce fut moins par sa théodicée que par son irradiation personnelle".

"bref, le rayonnement de sa présence était tel que, lorsqu'il sortait, il était capable d'entraîner irrésistiblement les êtres à sa suite, dans la rue".

"Déjà, à cette époque, il avait cessé d’avoir recours pour me parler, à l’entremise de Sidi Muhammad. Celui-ci était néanmoins presque toujours présent à nos entretiens. Le plus souvent nos conversations avaient lieu en français et Sidi Muhammad n’intervenait que dans le cas ou le Cheikh estimait ne pouvoir exprimer exactement sa pensée en notre langue".

"Sa curiosité intellectuelle s'aiguisait chaque jour et jusqu'à son dernier souffle, il resta un fervent de l'investigation métaphysique...il est peu de problèmes qu'il n'ait abordés...agile et légère, sa dialectique, renouvelait les problèmes, les avivait au passage d'un brillant trait de pourpre. Il platonisait avec une grâce élégante. Son imagination primesautière, chatoyante, infiniment nuancée, s'installait d'un coup d'aile dans les systèmes les plus abrupts. Et son amitiés des idées était si passionnée, qu'il les apaisait, les réconciliait, les fondait dans une large synthèse".

"En possession d'un vaste savoir, d'une éloquence singulière et percutante".

"Il gagna même les observateurs qui prirent son contact, afin de le surveiller de prés, ils revinrent éblouis, catéchisés, entraînés, eux aussi, par ce vestige de l'esprit et de l'âme dont le Cheikh avait emporté le secret".

Le témoignage irrécusable du père Giacobetti, ayant trait entre autres, à la façon dont le Cheikh al-Alawi était assis, cadrait parfaitement avec le dépouillement relatif du cadre dans lequel le Cheikh passait le plus clair de sa vie quinquagénaire et dont le docteur M. Marcel Carret nous fit une description minutieuse..."La salle ou l’on me fit entrer était, comme toutes les pièces des demeures musulmanes dépourvues de meubles, il ne s’y trouvait que deux coffres, que j’ai su plus tard renfermer des livres et des manuscrits. Mais le parquet était couvert de bout en bout, de tapis et de nattes d’alfa. Dans un coin un matelas, recouvert d’une couverture".

De cette retraite jaillissaient, à profusion, d'immenses jets d'amour qui atteignaient d'abord les Fûqaras. Un jour que le Cheikh lisait paisiblement, voilà qu'un de ses adeptes vint lui rapporter qu'un frère venait de commettre une faute grave...mais le Cheikh continua à lire comme si de rien n'était, l'adepte insista : "Sidi, un tel a fauté!", le Cheikh continua à lire, mais le disciple s'obstina à le mettre au courant de l'agissement répréhensible du fauteur, alors, brusquement, Ahmed al-Alawi posa le livre sur ses genoux, quitta ses lunettes et regardant son disciple, il l'interrogea : "lorsque, sur le bord du chemin, ton frère s'est endormi, que le vent soulève sa chemise jusqu'à le mettre à nu, est-ce que tu rabaisses la chemise ou bien tu la soulève ?", "sidi, je la rabaisse" répondit l'adepte honteux. "Eh bien alors couvre! couvre ton frère! couvre le!".

Ses adversaires, voir même ses ennemis se voyaient gratifiés, malgré eux, de cet amour foncier. Le rédacteur en chef d'al-Chihâb, abdalhamid Ben-Badis, ne l'avait pas ménagé dans son journal, il ne ratait pratiquement jamais l'occasion de critiquer le Cheikh al-Alawi, car pour Ben-Badis, tous les chefs de confréries se valaient et séparer " le bon grain de l'ivraie" ne faisait pas partie de ses préoccupations majeures. Donc al-Chihâb décochait très souvent en direction de la zawiya de Mostaganem, des attaques d'une rare violence, ce qui poussait al-Balagh du Cheikh al-Alawi à parer ces offensives. Mais voilà que par une coïncidence toute fortuite, le Cheikh al-Alawi et Ben-Badis invités à des noces à Mostaganem, se trouvèrent face à face, c'était en 1931, le Cheikh al-Alawi invita son adversaire dans sa zawiya, l'invitation acceptée, on put lire dans al-Chihab qui suivit cette rencontre : "le Cheikh offrit un souper auquel assistèrent certaines personnalités de Mostaganem, ainsi que certains de ses disciples. Il se montra d'une cordialité et d'une amabilité extrêmes, au point de servir lui-même certains de ses invités...Après le repas, on récita des versets du Qoran, puis les disciples du Cheikh se mirent à chanter des odes...leurs chants était d'une telle beauté que l'assistance en fut extrêmement émus. L'agrément de cette soirée fut encore rehaussé par des intermèdes de discutions littéraires portant sur la signification de certains vers. Parmi les nombreuses marques de courtoisies que nous prodigua le Cheikh, notre hôte, je fus particulièrement sensible au fait que, pas une seule fois, il n'effleura un sujet de désaccord entre nous de la moindre allusion qui eût pu m'obliger à exprimer mon point de vue et à le défendre...".

Pour être mû par une pareille courtoisie, en face de l'un de ses adversaires les plus irréductibles, il fallait plus que la diplomatie, que le tact, que l'intelligence, il fallait être habité par le désir d'aimer, de montrer que ce n'était pas à la personne d'ibn-Badis qu'al-Balagh s'attaquait. Même aux non-musulmans, il témoignait cette amour, lorsque le docteur Carret alla chez le Cheikh pour la première fois, on lui servit du thé à la menthe et des gâteaux : "lorsque je portais le verre à mes lèvres, il prononça pour moi le "Bismillah" de par le Nom d'Allah". Demander à Dieu sa barakah (le flux divin) pour un non-musulman, n'était-ce pas là l'expression silencieuse d'un amour profondément sincère pour quelqu'un qu'il ne connaissait pas encore. D'aucuns diraient que c'était probablement par calcul que le Cheikh sollicitait la barakah pour celui qui allait le soignait, donc pour lui par ricochet. Mais le témoignage du docteur est formel : "Il m’avait fait venir, me dit-il, non pas pour que je lui prescrive des médicaments, il en prendrait certes si je jugeais que cela fut absolument indispensable et utile, mais il n’y tenait nullement. Il désirait simplement savoir si l’affection qu’il avait contractée depuis quelques jours était grave. Il comptait sur moi pour lui dire, en toute franchise et sans réticences, ce que je pensais de son état. Le reste importait peu.

J’étais de plus en plus intéressé et séduit, un malade qui n’a pas le fétichisme du médicament est déjà un phénomène rare, mais un malade qui se soucie peu de guérir et désire simplement savoir ou il en est, constitue une rareté encore plus grande." Cet amour excluait naturellement chez lui toutes formes de violence que, du reste, il haïssait.

"Ses yeux, deux lampes sépulcrales, ne paraissaient voir, sans s'arrêter à rien, qu'une seule et même réalité, celle de l'infini à travers les objets ou peut-être un seul et même néant dans l'écorce des choses. Regard droit, presque dur par son énigmatique immobilité et pourtant plein de bonté. Souvent, les longues fentes des yeux s'élargissent subitement comme par étonnement ou comme captées par un spectacle merveilleux. La cadence des chants, des danses, des incantations rituelles semblait se perpétuer en lui, par des vibrations sans fin. Sa tête se mouvait parfois dans un bercement mystique, pendant que Son âme était plongée dans les inépuisables mystères des noms divins, cachés dans le dhikr (le souvenir). Une impression d'irréalité se dégageait de sa personne, tant Il était lointain, fermé, insaisissable dans sa simplicité tout abstraite.".

"Nul ne saurait douter de sa sincérité, de sa probité spirituelle. Sa foi était débordante, communicative, toutes en lyrisme jaillissant...il appartenait à cette classe d'esprits si fréquents en Afrique du Nord, qui peuvent passer, sans transition, de la rêverie à l'action, de l'impondérable à la vie, des grand mouvement d'idées aux infini-tésimaux de la politique indigène.".

"Dés le premier contact j’eus l’impression d’être en présence d’une personnalité sortant de l’ordinaire...".

"On l'entourait de la vénération que l'on devait à la fois ou Saint... à un saint du moyen-âge ou à un patriarche sémitique".

"Sur ce matelas le dos appuyé contre des coussins, le torse droit, les jambes repliés, les mains posées sur les genoux, immobile, en une attitude hiératique mais que l’on sentait naturelle, était assis le Cheikh. Ce qui me frappa de suite, fut sa ressemblance avec le visage sous lequel on a coutume de représenter le Christ. Ses vêtements, si voisins, sinon identiques, de ceux que devait porter jésus, le voile de très fin tissu blanc qui encadrait ses traits, son attitude enfin tout concourait pour renforcer encore cette ressemblance. L’idée me vint à l’esprit que tel devrait être le Christ recevant ses disciples, lorsqu’il habitait chez Marthe et Marie...je me demandais si je n’avais pas été quelque peu victime de mon imagination. Cette figure du Christ, ce ton de voix paisible et doux, ces manières affables, pouvaient avoir exercer sur moi une influence favorable, propre à me laisser supposer une spiritualité qui n’existait peut-être pas. Son attitude pouvait n’être qu’une " pose " voulue et calculée, et sous cette apparence qui semblait recouvrir quelque chose, peut-être n’y avait-il rien. Cependant, il m’avait paru tellement simple et naturel que ma première impression persiste. Elle devait se confirmer par la suite.".

Cette impression était d'autant plus sincère que le médecin ignorait tout du personnage avant de l'avoir vu.

"Comment oublier cette apparition d'un anachronisme émouvant, ce vieillard fin et grave qui semblait être sorti de l'Ancien Testament ou du Qoran...et qui exaltait quelques choses de l'ambiance archaïque et pure des temps de Sidna Ibrahim al-Khalil".

Epilogue

Le Cheikh Ahmed al-Alawi fut un de ces rares esprits qui avaient atteint les plus hautes cimes de la connaissance spirituelle et de la sagesse, il y parvint par sa volonté et surtout par ses prédispositions naturelles, contrairement à l'assertion d'A Berque et à l'affirmation de Gardet et d'Anawati, le Cheikh ne fut jamais en Perse et encore moins en Inde, ce ne fut pas dans ces contrées lointaines qu'il s'initia à des formes de yoga et qu'il s'abreuva au réservoir de la sagesse. Ce fut à Mostaganem qu'il progressa, qu'il s'éleva dans la voie, car les quelques voyages qu'il fit ne lui permirent guère que de s'occuper surtout de l'implantation de ses zawiyas, de s'entretenir avec ses disciples, d'en recevoir des nouveaux initiés, ils ne durèrent, en tout cas, jamais assez pour lui permettre d'acquérir quelques connaissances que ce fût, le pèlerinage à la Mecque et le voyage qu'il entreprit au Machriq arabe ne dura pas plus de quatre mois, celui qu'il fit à Alger, Tunis, Tripoli, Istanbûl, à qûssaybat al-madiyûni, à Paris et Fès ne lui furent pas d'un immense profit, il durèrent quelques jours, quelques semaines tout au plus. Aucune période de sa vie ne nous est énigmatique, grâce aux différents témoignages, il nous a été loisible de reconstituer pratiquement tous les grands traits de sa biographie.

Tous les témoignages, émanant de surcroît, de personnalités indépendantes de la confrérie, s'accordent pour affirmer que le Cheikh n'était pas un imposteur, que son existence privée était irréprochable, sans le moindre luxe, presque humble, que son esprit large et sa tolérance surprenaient tous les visiteurs étrangers, il prêchait l'oubli des injures, la nécessité du pardon, l'amour entre musulmans, entre toute les races, que son "effusion confondait, dans un élan d'amour, l'homme, l'animal, le brin d'herbe", qu'il était parvenu à professer et surtout à pratiquer un amour cosmique universel.

Esprit vif, capable de jongler avec les subtilités les plus inaccessibles, sensible à la souffrance universelle, il faisait figure d'un véritable détenteur d'une étincelle de prophétie destinée à souder les brèches manifestées dans les murs de l'édifice cosmique. Nous n'exagérons certainement pas en affirmant que le Cheikh Ahmed al-‘Alawi fut l'un des plus grands hommes que le XXe siècle ait connu, par son impact sur la société, par son influence durable sur les esprits qui l'approchèrent, par ses enseignements pacifistes, par l’universalité de ses enseignements, il était l'un des plus grands apôtres de la paix entre toutes les créatures, de la fraternité agissante entre les êtres dont il percevait les souffrances les plus intimes qu'il s'ingénia, sa vie durant, à résorber, en appelant les hommes vers la voie de Dieu, vers Dieu, l'Ultime refuge.

Bref, à une époque ou le triomphe aveugle du matérialisme conduisait inéluctablement vers la destruction des espèces, le flambeau du savoir, de la connaissance, de la lumière était "ranimé et tenu d'une main ferme par...Cheikh Ahmed al-‘Alawi".


Auteur: Salah Khelifa
Alawisme et Madanisme, des origines immédiates aux années 50
Thèse pour l'obtention du Doctorat d'état en études Arabes & Islamiques
Université Jean Moulin Lyon III.


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