La 1ère partie de la vie du Cheikh al-Alawi par lui-même

NdE : Ce texte reprend la traduction de Martin Lings mais en remettant l'autobiographie partielle du cheikh dans l'ordre original qui est le sien, et en complétant avec les passages non traduits par Lings, dont certains sont très importants. Quelques corrections ont été faites au passage, mais la traduction n'a pas été révisée en profondeur. (note du traducteur anonyme).


Pour ce qui est d’apprendre à écrire, je n’ai jamais fait grand effort en ce sens et je ne suis jamais allé à l’école coranique, pas même un seul jour. Ma seule instruction fut ce que j’appris de mon père, à la maison, au cours des leçons de Coran qu’il avait l’habitude de me donner, et mon écriture est encore tout à fait maladroite. J’appris, par cœur, le Livre de Dieu, jusqu’à la sourate al-Rahmân et je m’en tins là, en raison des diverses occupations vers lesquelles je dus me tourner par suite d’extrême nécessité. Ma famille n’avait pas assez pour vivre, bien qu’on ne s’en fût pas douté, car mon père était très digne au point de ne jamais laisser paraître sur son visage ce qui était dans sa pensée, de sorte que personne n’aurait pu conclure de signes extérieurs qu’il avait besoin de quoi que ce fût. J’hésitais entre plusieurs métiers, et finalement je choisis celui de savetier, j’y devins tout à fait habile et notre situation s’en trouva améliorée. Je restai savetier quelques années, puis j’entrai dans le commerce, et je perdis mon père alors que j’avais à peine seize ans. Malgré mon jeune âge, j’avais fait pour lui toutes sortes de choses, n’ayant jamais rien tant recherché que de lui faire plaisir. Il avait pour moi un amour débordant et je ne me souviens pas qu’il m’ait jamais réprimandé ou battu, si ce n’est lorsqu’il me donnait des leçons, et c’était alors parce que je me montrais paresseux pour apprendre le Coran. Quant à ma mère, elle était encore plus prodigue dans son affection, et se tourmenta plus que lui à mon sujet. En effet, après la mort de mon père, elle employa tous les moyens, tels que remontrances, coups, porte fermée et ainsi de suite pour m’empêcher de sortir le soir. J’avais un très grand désir de la satisfaire, mais je ne pouvais me résoudre à cesser d’assister à des enseignements qui étaient donnés le soir, et à des réunions pour le Dhikr. La cause de son inquiétude était la situation de notre maison hors de la ville, sur une route que l’on pouvait bien redouter de parcourir seul la nuit ; elle persévéra dans ses efforts pour me retenir et moi je continuai à assister à ces réunions jusqu’à ce qu’enfin, par la grâce de Dieu, elle donnât son plein consentement, et rien ne troubla plus notre mutuelle affection, qui resta sans nuage jusqu’au jour de sa mort, en 1332, alors que j’avais quarante-six ans. Pendant toutes ces années, j’ai fait tout ce que je pouvais pour m’occuper d’elle au mieux : louange à Dieu, Il est le maître de la grâce !
 
Quant à mon assistance aux enseignements, elle ne fut pas bien considérable, car elle n’était possible que de temps en temps, entre mes occupations ; si je n’avais eu une certaine aptitude et une certaine intelligence naturelles, je n’aurais rien gagné qui vaille la peine d’en parler. Mais je m’adonnais beaucoup à l’étude et je me plongeais dans les livres, parfois la nuit entière ; j’étais aidé dans ce travail nocturne par un cheikh que j’avais l’habitude d’amener chez nous. Lorsque cela eut duré quelques mois, ma femme en prit ombrage et demanda le divorce en donnant pour raison que je ne lui accordais pas ce qui lui était dû et elle avait, en fait, quelque motif de se plaindre.

Mon assistance aux enseignements, en tout cas, ne dura pas deux ans ; cela me permit néanmoins, en plus de ce que je gagnai dans le sens de la discipline mentale, de saisir quelques points de doctrine. Mais ce ne fut que lorsque je m’intéressai à la doctrine des hommes de Dieu et que je vins à fréquenter les maîtres de cet art, que mon esprit s’ouvrit et que je commençai à posséder une certaine étendue de savoir et de compréhension.

A cet endroit, la personne à qui il dictait ces paroles lui demanda comment il était entré en contact la première fois avec ceux qui suivent la Voie.

Ma première tendance en ce sens fut marquée par mon attachement à l’un des maîtres de la tarîqa ‘Isâwiyya ; son détachement à l’égard du monde et son évidente piété m’avaient frappé. Je m’efforçai de remplir les conditions de cet ordre et j’y parvins très facilement à cause de ma jeunesse et de l’attirance instinctive, inhérente à la nature humaine, pour les prodiges et les merveilles. Je devins alors très fort en ces pratiques et je gagnai l’estime des membres de l’ordre ; je croyais, dans mon ignorance, que ce que nous faisions était, purement et simplement, un moyen d’approcher de Dieu. Pendant une de nos réunions, Dieu voulut un jour que je fusse inspiré de la vérité ; en levant les yeux, j’aperçus sur le mur un papier où je vis une formule qui était attribuée au Prophète. Ce que j’appris par elle me détermina à abandonner ce que j’avais fait en vue d’accomplir des prodiges et je décidai de me limiter, dans les pratiques de l’ordre, aux litanies, invocations et oraisons. A partir de ce jour, je commençai à me retirer et à m’excuser auprès de mes frères jusqu’à ce qu’enfin je vinsse à abandonner complètement toutes les autres pratiques. Je désirais en détourner aussi toute la confrérie, mais ce ne fut pas possible. Quant à moi, je rompis, selon mon intention, et je conservai seulement de ce contact la pratique de charmer les serpents. Je persévérai en cette pratique, seul ou avec quelques-uns de mes amis, jusqu’au jour où je rencontrai cheikh Sîdî Muhammad al-Bûzîdî.

Un jour qu’il était avec nous, dans notre boutique, le cheikh me dit : «J’ai entendu dire que tu sais charmer les serpents et que tu ne crains pas d’être mordu.» Comme j’acquiesçai, il reprit : «Peux-tu m’en apporter un maintenant et le charmer ici, devant nous ?» Je répondis que c’était possible et, sortant de la ville, je cherchai pendant la moitié de la journée mais n’en trouvai qu’un petit, long d’environ la moitié du bras. Je le rapportai et, le posant devant lui, je commençai à le manier selon mon habitude, tandis qu’il était assis à m’observer. «Pourrais-tu charmer un serpent plus grand que celui-ci ?» demanda-t-il. Je répondis que la taille n’avait pas d’importance pour moi. Alors il dit : «Je veux t’en montrer un, plus grand que celui-ci et bien plus venimeux, et, si tu es capable de le maîtriser, tu es un vrai sage.» Je lui demandai de m’indiquer où il se trouvait ; il dit : «Je veux parler de ton âme qui se trouve entre les deux côtés de ton corps. Son poison est plus mortel que celui d’un serpent et, si tu es capable de la maîtriser et d’en faire ce qu’il te plaît, tu es, comme je l’ai dit, un sage assurément.» Puis il ajouta : «Va, fais de ce petit serpent ce que tu as l’habitude de faire d’eux et ne retourne jamais à de telles pratiques.» Je sortis, m’interrogeant sur l’âme et me demandant comment son poison pouvait être plus mortel que celui d’un serpent.

Quant à ma rencontre avec ce cheikh, de quelque façon que je la considère, elle me semble avoir été une pure grâce de Dieu, car, bien que nous fussions vivement désireux de trouver quelqu’un qui pût nous prendre par la main et nous guider, nous n’allâmes pas à la recherche du cheikh al-Bûzîdî, chez lui, mais ce fut lui qui vint à nous, chez nous, de façon tout à fait inattendue. Avec mon défunt frère le moqaddem al-Hâjj Ben’Awdah — avec qui je partageais mon commerce — nous parlions tout le temps des justes et des états spirituels des saints, nous considérions qu’il était absolument nécessaire de prendre un guide modèle dans la voie, conformément à cette exigence bien établie par les gens de cet art, tout en pensant qu’il était peu probable de rencontrer ce genre de personne que l’on doit suivre. Cela ne nous empêchait pas de le chercher, jusqu’au jour où Dieu nous accorda cette grâce. Un jour mon ami me dit : «Je connais un cheikh nommé Sîdî Hamû, de la famille du Prophète. Il a quitté son foyer et vécu au Maroc plusieurs années ; lorsqu’il est revenu, beaucoup de gens se sont rattachés à lui. Il parlait de la voie des hommes de Dieu, mais, pour l’éprouver, Dieu a envoyé contre lui un homme qui lui a fait si grand tort qu’il se trouva en butte à toutes sortes de difficultés ; et maintenant, il est aussi effacé qu’un simple lettré, sans aucune trace de son activité spirituelle passée. Pourtant, je pense que c’est quelqu’un à qui l’on pourrait s’en remettre comme guide dans la voie. Aucun vrai guide spirituel n’est jamais apparu sans que Dieu l’ait éprouvé par quelqu’un qui lui faisait du tort, soit ouvertement, soit à son insu. »

C’est là l’essentiel de ce qu’il avait dit et, immédiatement, j’avais décidé d’aller voir ce cheikh, confiant dans le récit de mon ami. Je ne connaissais moi-même rien de lui, si ce n’est qu’une fois, étant enfant, j’avais entendu prononcer son nom un jour où j’étais malade. On m’avait apporté une amulette en disant : «Ceci vient de Sîdî Hamû, cheikh Bûzîdî.» Je l’avais utilisée et fus guéri.

Mon ami et moi étions ensemble au travail quelques jours après cette conversation, quand, soudain, mon ami s’écria : «Regarde, voici ce cheikh qui vient de la route.» Il s’avança alors vers lui et le pria d’entrer ; le cheikh accepta et ils s’entretinrent pendant un moment, mais j’étais trop occupé par mon travail pour pouvoir faire attention à ce qu’ils disaient. Quand il se leva pour partir, mon ami demanda au cheikh de ne pas cesser de nous rendre visite. Celui-ci salua et sortit et je demandai à mon ami quelle impression il avait eue ; il me répondit : «Sa conversation est bien au-dessus de ce qu’on trouve dans les livres.» Il revint nous voir de temps en temps, et c’était mon ami qui lui parlait et l’assaillait de nombreuses questions, tandis que j’étais plus ou moins muet, en partie par déférence pour lui et en partie parce que mon travail ne me laissait guère le temps de parler.

Un autre jour, durant cette période où le cheikh avait l’habitude de venir nous voir, il fixa sur moi son regard et dit à mon ami : «Ce garçon est qualifié pour recevoir l’éducation spirituelle (tarbiyya) avec profit» ou quelque remarque semblable ; en une autre occasion, il trouva dans ma main un papier sur lequel était écrit quelque chose à la louange de cheikh Sîdî Muhammad ibn ‘Isâ ; après l’avoir regardé, il me dit : «Si nous vivons assez longtemps, tu seras, si Dieu veut, comme cheikh Sîdî Muhammad ibn ‘Isâ» ou «Tu parviendras à son rang spirituel», j’ai oublié ses termes exacts. Cela me parut une possibilité très lointaine mais je répondis : «Si Dieu veut» ; peu de temps après, je fus rattaché à son ordre et le pris comme guide pour m’éclairer sur le sentier de Dieu. Mon ami avait déjà été reçu dans l’ordre, environ deux mois auparavant, mais il ne m’en avait rien dit et ne m’en informa qu’après mon propre rattachement. Je ne compris pas, alors, la raison de ce secret.

Après que le cheikh m’eut transmis les litanies à réciter matin et soir, il me dit de n’en parler à personne — «jusqu’à ce que je te le permette», dit-il. Puis, moins d’une semaine après, il m’appela auprès de lui et commença à m’entretenir du nom suprême et de la méthode pour l’invoquer. Il me dit de me consacrer au Dhikr Allah selon la manière généralement pratiquée à cette époque, où il n’y avait pas de cellule de retraite spéciale pour le Dhikr. De ce fait, je n’arrivais pas à trouver un endroit où je pusse être seul et tranquille. Lorsque je m’en plaignis à lui, il me dit : «II n’y a pas d’endroit meilleur pour être seul que le cimetière.» J’y allais donc seul, chaque nuit, mais cela ne m’était pas facile. J’étais tellement rempli de crainte que je ne pouvais me concentrer sur le Dhikr malgré mes efforts répétés durant bien des nuits.

Je me plaignis de nouveau au cheikh et il me répondit : «Je ne t’ai pas donné d’ordre absolu. J’ai seulement dit qu’il n’est pas de meilleur endroit que le cimetière pour être seul.» Puis il me conseilla de limiter mon Dhikr au derniers tiers de la nuit et, ainsi, j’invoquais la nuit et je le rencontrais pendant le jour. Il venait chez moi ou j’allais chez lui, bien que sa maison ne fût pas toujours un endroit favorable pour se rencontrer à cause des enfants et pour d’autres raisons. En outre, à midi, je continuais à suivre les enseignements de théologie que j’avais déjà suivis auparavant. Un jour, il me demanda : «Quels sont ces enseignements que je te vois suivre ?» Je répondis : «Ce sont des enseignements sur la doctrine de l’Unicité (al-tawhîd) et j’en suis maintenant à ‘la réalisation des preuves’.» Il dit : «Sîdî Untel l’appelait ‘la doctrine de l’embourbement’ (al-tawhîl).» Puis il ajouta : «Tu ferais mieux de t’occuper maintenant de purifier le fond de ton âme jusqu’à ce que les lumières de ton Seigneur se lèvent en elle et que tu arrives à connaître la signification réelle de l’Unicité. Mais, pour ce qui est de la théologie scolastique, elle ne servira qu’à accroître tes doutes et à accumuler illusion sur illusion.» Il dit enfin : «Tu ferais mieux de laisser le reste de ces leçons jusqu’à ce que tu en aies terminé avec ton devoir présent, car c’est une obligation de faire passer ce qui est le plus important avant ce qui l’est moins.»

Aucun des ordres qu’il m’en avait donnés, jamais ne me fut aussi dur à exécuter que celui-là. J’avais pris grand goût à ces enseignements et j’étais arrivé à compter tellement sur eux pour ma compréhension de la doctrine que je fus sur le point de lui désobéir. Mais Dieu mit dans mon cœur cette question : «Comment sais-tu si ce que tu reçois du cheikh Bûzîdî n’est pas le genre de connaissance que tu cherches en réalité ou même quelque chose d’encore plus élevé ?» Deuxièmement, je me consolai à la pensée que l’interdiction n’était pas définitive ; troisièmement, je me souvins que j’avais fait serment de lui obéir et, quatrièmement, je me dis que peut-être il voulait me mettre à l’épreuve, comme le font les cheikhs. Mais tous ces arguments ne supprimèrent pas la douleur du chagrin que j’éprouvais intérieurement. Ce qui la dissipa, ce fut de passer en invocation solitaire les heures précédemment consacrées à la lecture ; surtout après que j’eus commencé à ressentir les effets de cette invocation.

Quant à la manière dont le cheikh guidait ses disciples d’étape en étape, elle était variable. A certains, il parlait de la forme dans laquelle Adam fut créé, à d’autres des réalités spirituelles ; à d’autres encore, il parlait des actes divins, mais chacune de ces conversations avait une saveur particulière qui était comme sa marque.

Quant à la méthode habituelle qu’il faisait suivre au disciple, et que nous avons également adoptée après lui, elle consiste à invoquer le Nom en imaginant ses lettres, jusqu’à ce qu’elles s’impriment dans l'imagination. Puis il doit les étendre et les agrandir jusqu’au point où elles emplissent l’horizon. Il poursuit alors l’invocation de cette façon jusqu’à ce que ces lettres se transforment, comme une sorte de lumière. Puis il indiquait au disciple la façon de sortir de cette forme de contemplation, d’une manière qu’il est difficile d’expliquer. L’esprit du disciple arrivait rapidement, grâce à ces indications, à s’extraire du monde manifesté, à condition qu’il ait eu pour cela une certaine prédisposition. Dans le cas contraire, il lui fallait plus de travail sur lui et d’efforts. Ces indications permettaient au disciple de distinguer entre l’Absolu et le relatif, et cette existence lui apparaissait à la façon d’un globe ou d’une lampe suspendue dans un vide sans commencement ni fin. Puis cette vision allait s’affaiblissant, tout en maintenant une invocation mêlée de réflexion, jusqu’au point où elle n’était plus qu’une trace après avoir été une vision présente ; puis enfin, la trace elle-même disparaissait, et le disciple restait ainsi jusqu’à ce qu’il plonge dans le monde de l’Absolu (itlâq), et que sa certitude (yaqîn) se stabilise dans cette lumière incorporelle.

Pendant tout ce processus, le cheikh veillait sur le disciple, l’interrogeait sur ses états et le fortifiait dans le Dhikr de degré en degré, jusqu’à ce que, finalement, il parvînt à un terme où il fût conscient de ce qu’il voyait par son propre pouvoir et sans l’aide d’autrui. Le cheikh n’était pas satisfait tant que ce point n’était pas atteint et il avait l’habitude de citer les paroles de Dieu qui concernent Celui que son Seigneur a rendu certain et dont II a fait suivre la certitude d’une évidence directe. Quand le disciple avait atteint ce degré de vision indépendante, qui était puissant ou faible selon sa capacité, le cheikh le ramenait vers le monde des formes extérieures qu’il avait quitté et celui-ci lui apparaissait comme l’inverse de ce qu’il était avant, simplement parce que la lumière de son œil intérieur avait lui. Il le voyait comme «Lumière sur Lumière» et ainsi qu’il était avant, en réalité.

A ce degré, le disciple peut confondre la corde avec la flèche ainsi qu’il est arrivé à nombre de ceux qui cheminent vers Dieu, et il peut dire, comme plus d’un l’ont fait : «Je suis Celui que j’aime et Celui que j’aime est moi» et autres choses semblables, suffisantes pour que celui qui n’a aucune connaissance des états spirituels et n’est pas familiarisé avec leurs exclamations lui jette la première chose sur laquelle il puisse mettre la main. Mais celui qui est maître de ce degré parvient bientôt à distinguer entre les points de vue spirituels, à accorder à chacun des différents degrés de l’existence ce qui lui est dû et à chacune des stations spirituelles ce qui lui appartient réellement. Cette station s’empara de moi et elle fut ma demeure pendant bien des années ; j’y suis devenu, en quelque sorte, expert ; j’en ai fait connaître les obligations et les disciples ont lu ce que j’écrivis à son sujet quand j’étais au début de son emprise ; certains d’entre eux ont maintenant connaissance de ses obligations et d’autres sont au-dessous de cette connaissance. L’acuité de cet état me revient encore parfois, mais elle ne me contraint pas à écrire sur ce sujet. A dire vrai, elle m’incite à en parler, mais il m’est plus facile qu’alors de vivre avec cela ; c’est quelque chose que je sens, plutôt que quelque chose qui me submerge.

Cette voie que je viens de décrire comme étant celle de mon Maître est la seule que j’ai moi-même suivie dans l’exercice de ma direction spirituelle, y conduisant la plupart de mes disciples, car j’ai trouvé qu’elle était la plus directe des voies qui mènent à Dieu.

Quand j’eus recueilli le fruit du Dhikr — et son fruit n’est rien de moins que la connaissance de Dieu par la voie de la contemplation —, je vis clairement la minceur de tout ce que j’avais appris sur la doctrine de l’Unicité divine et je compris le sens des paroles de mon Maître à ce sujet. Il me dit alors d’assister une fois encore aux enseignements que j’avais suivis antérieurement, et, lorsque je le fis, je me trouvai doué d’une compréhension totalement différente de ce qu’elle était avant. Je comprenais maintenant les choses par anticipation, avant que le cheikh qui nous enseignait eût fini de les exposer. Un autre effet de l’invocation fut que je comprenais plus que le sens littéral du texte. En un mot, ma compréhension antérieure ne pouvait être comparée à celle dont j’étais maintenant doué, et la profondeur de celle-ci s’accrut au point que, si quelqu’un récitait un passage du Livre de Dieu, mon esprit s’élançait pour percer le mystère de sa signification, avec une surprenante rapidité, à l’instant même de la récitation. Mais lorsque cet état s’empara de moi et devint presque une seconde nature, je craignis de tomber tout à fait sous le pouvoir de son impérieuse et persistante impulsion ; je me mis donc à écrire ce que mes réflexions intérieures me dictaient comme interprétation du Livre de Dieu et j’étais tellement sous son empire que je les exprimai en une forme étrange et abstruse. Cela m’amena à commencer mon commentaire sur Al-Murshîd al-Mu‘în en m’efforçant d’éviter ainsi de tomber en une forme d’expression encore plus abstruse. Grâce à Dieu, cela m’aida effectivement à résister aux assauts de ce flot de pensées que j’avais vainement tenté d’endiguer par tous les moyens, et mon esprit parvint presque à trouver le repos. C’était exactement le même genre de difficulté qui m’avait précédemment conduit à rédiger mon livre sur l’astronomie, intitulé Miftâh al-Shuhûd. J’étais, pour certaines raisons, préoccupé de façon absorbante du mouvement des corps célestes, et la flèche de mes pensées était partie de travers. Pour abréger une longue histoire — j’ai déjà fait allusion à cette question dans le livre lui-même —, quand je constatai que j’étais dans l’impossibilité de résister à ce flot de pensées, je m’en plaignis à mon Maître qui me dit : «Retire-les de ton cerveau et mets-les dans un livre ; elles te laisseront tranquille.» Il en fut comme il l’avait dit. Mais je n’ai pu encore me décider à permettre que le livre soit publié, et Dieu seul sait ce qu’il en sera dans le futur.

Pour en revenir à ce que je disais, lorsque, après de longs jours, je fus libéré de l’obligation de me consacrer exclusivement au nom divin, mon Maître me dit : «Maintenant, il te faut parler et guider les hommes vers cette voie ; puisque maintenant tu sais avec certitude où tu te trouves.» Jadis : «Crois-tu qu’ils m’écouteront ?» et il répondit : «Tu seras comme un lion : tout ce sur quoi tu mettras la main, tu en seras le maître.» Il en fut comme il l’avait affirmé : chaque fois que je parlais à quelqu’un dans l’intention de le conduire vers la voie, il était guidé par mes paroles et suivait le chemin que je lui indiquais ; ainsi, grâce à Dieu, cette confrérie s’accrut.

Je demandai à mon Maître pourquoi il m’avait donné l’ordre de parler après m’avoir d’abord imposé le silence. Il répondit : «Quand je revins du Maroc, j’enseignai notre art comme je l’avais enseigné là-bas. Puis, quand je me trouvai en butte à l’opposition, je vis le Prophète de Dieu pendant mon sommeil et il m’ordonna de rester silencieux. Depuis ce moment, je m’imposai une telle contrainte du silence que j’avais parfois l’impression que j’allais brusquement prendre feu. Alors, juste avant de te rencontrer, j’eus une autre vision dans laquelle je vis une assemblée de fuqarâ’  et chacun d’eux portait au cou mon rosaire. Quand je m’éveillai, je pris ce que j’avais vu comme un signe favorable d’activité dans l’avenir. C’est pourquoi je veux que tu appelles publiquement les gens à Dieu, car autrement, je n’aurais pas osé te permettre de te manifester extérieurement. De plus, j’ai vu tout dernièrement quelqu’un qui m’a dit : «Parle aux hommes ; il n’y a pas de mal à cela.» Par «quelqu’un m’a dit» il désignait sans aucun doute le Prophète, mais Dieu est plus savant !

Tels furent mes débuts ; je demeurai auprès de lui pendant quinze ans, faisant tout ce que je pouvais pour notre ordre. Bien d’autres m’aidèrent en cela, mais des anciens il ne reste plus maintenant qu’une dizaine — Dieu veuille prolonger leur vie et montrer envers eux une croissante sollicitude !

Quant à moi, je fus pendant tout ce temps tellement absorbé par le service du cheikh et l’aide à apporter au développement de notre ordre, que je négligeai les exigences de ma propre subsistance et, sans l’amitié de Sîdî al-Hajj Ben-’Awdah, qui prit soin de mes finances et tint mes affaires en ordre, mon commerce eût été complètement ruiné. J’étais si occupé par le service de l’ordre que notre boutique ressemblait plus à une zaouïa qu’à tout autre chose, tant à cause de l’enseignement le soir que par le Dhikr durant le jour — tout cela, grâce à Dieu, sans aucune perte d’argent ni amoindrissement du commerce.

Alors, peu de temps avant la mort de mon Maître, Dieu mit dans mon cœur le désir d’émigrer. J’étais tellement heurté par la corruption morale de mon pays que je commençai à prendre toutes les dispositions possibles pour m’en aller plus à l’est, et certains de mes amis avaient la même intention ; tout en sachant parfaitement que mon Maître ne me permettrait pas de quitter le pays à moins qu’il ne vînt avec nous, j’étais conduit par toutes sortes de motifs plausibles. Cependant, après que j’eus réellement commencé le déménagement — c’était quelques jours avant sa mort —, que je me fus libéré de toute obligation commerciale, que j’eus vendu mes biens, hypothéqué ce qui, étant immeuble, était difficile à vendre, avec l’intention de le faire vendre par quelqu’un d’autre après mon départ ; après que mes cousins furent déjà partis devant moi et comme j’étais moi-même sur le point de m’en aller, l’état de mon Maître, qui était malade, empira brusquement et l’on pouvait voir les signes d’une mort prochaine. Je ne pus me résoudre à le quitter dans cet état et d’ailleurs mes amis ne m’auraient pas permis de le faire. Sa langue était paralysée de telle sorte qu’il ne pouvait parler, mais il comprenait tout.

Ce qui m’était particulièrement pénible, c’était de me sentir tiré en différentes directions, pour faire des choses bien difficilement conciliables : d’une part, il y avait la maladie de mon Maître qui m’obligeait à rester avec lui et, d’autre part, j’avais, pour ma famille et moi, une autorisation de voyager qui devait expirer à une certaine date ; et ce qui aggravait les choses, c’était qu’à ce moment-là il était difficile d’obtenir une autorisation. De plus, j’avais encore la charge de liquider mon commerce et de vendre mes meubles. J’avais envoyé ma femme dans sa famille, à Tlemcen, pour qu’elle pût faire ses adieux. C’était donc comme si je n’étais déjà plus dans mon propre pays. Néanmoins, je jugeai qu’il ne m’était pas possible de quitter mon Maître juste au moment où il allait mourir et de m’en aller après avoir passé quinze ans auprès de lui, ayant fait tout ce que je pouvais pour le servir et ne l’ayant pas une seule fois contrarié, même sur la plus petite chose. C’était peu de jours avant qu’il ne fût remis à la miséricorde de Dieu. Il laissait un seul fils, Sîdî Mustafâ, qui avait quelque chose du fou de Dieu ; il laissait aussi une femme et deux frères dont l’un, Sîdî al-Hajj Ahmad, est mort maintenant, tandis que l’autre, Sîdî ‘Abd al-Qâdir, est encore dans les liens de la vie. Le cheikh aimait beaucoup sa famille, en particulier son fils, Sîdî Mustafâ. Juste avant sa mort, je le vis jeter un long regard sur celui-ci ; il était clair qu’il pensait à son état de simplicité et qu’il craignait qu’on ne le négligeât après sa mort ; quand je compris cela, je lui dis : «Sîdî, agis en notre faveur et prend soin de nos intérêts devant Dieu dans l’autre monde, et j’agirai en ta faveur en ce monde et prendrai soin de Sîdî Mustafâ.» Son visage s’illumina de joie, et j’ai tenu ma promesse en faisant tout ce que j’ai pu pour son fils, jusqu’au jour de sa mort. Je n’ai jamais été gêné le moins du monde par son état mental que d’autres trouvaient si fastidieux. Je pris soin également de la fille du cheikh — il n’en avait qu’une — jusqu’à ce qu’elle se marie avec l’un des disciples, Sîdî Untel, que Dieu lui inspire de bien s’occuper d’elle et de lui témoigner les marques d’honneur auxquelles elle a droit. Quant à nous, nous n’avons pas cessé de la respecter, que Dieu nous inspire à nous et aux frères, un excellent comportement à son égard. Quant à sa femme, elle s’est remariée mais ça ne m’empêche pas d’éprouver en moi-même du respect et de la considération à son égard. Que Dieu favorise tous les membres de sa famille !

Après que nous eûmes fait nos adieux, certains d’entre nous le préparèrent en vue de la sépulture et il fut enterré dans sa zaouïa quand j’eus récité sur lui les prières des funérailles — que Dieu répande sur lui miséricorde et bénédictions ! Quelques jours plus tard, des nouvelles me parvinrent de Tlemcen : «Ta femme est très gravement malade.» J’allai donc à Tlemcen et, quand j’arrivai, je trouvai ma femme qui était si profondément religieuse, si pleine de bonté et de si aimable compagnie, presque à son dernier soupir. Je demeurai trois jours avec elle, puis elle mourut et s’en alla, témoin de Dieu, vers la miséricorde divine ; je retournai à Mostaganem, ayant perdu mon Maître et ma femme, sans foyer, sans moyens de subsistance et même sans mon autorisation de voyager, qui était expirée. Je me rendis auprès de l’administration pour la faire renouveler ; on me renvoya plusieurs fois. Puis on me promit de me donner une autorisation pour moi seul, sans ma famille.

Cependant, tandis que j’attendais qu’elle me soit délivrée, les membres de notre ordre tenaient conseil pour savoir qui prendrait la charge des fuqarâ’. Je n’étais pas présent moi-même à leur délibération, étant décidé à accepter leur choix. De plus, je ne m’étais pas du tout résigné à l’idée de rester dans le pays, aussi je leur dis : «C’est à vous de désigner qui vous voulez pour remplir cette fonction et je vous approuverai.» Je savais, en effet, qu’il y avait parmi eux des gens qui en étaient capables. Mais cette assemblée de fuqarâ’ s’avérait quelque peu indécise, car, bien qu’ils fussent tous d’accord pour me choisir, ils savaient que j’étais décidé à partir : chacun proposait donc la solution qui lui semblait la meilleure, et il y avait grande divergence d’opinions. Le moqaddem, Sîdî al-Hâjj Ben-’Awdah, dit : «Nous ferions mieux de lais­ser cette question pour le moment et de nous réunir de nouveau la semaine prochaine. Pendant ce temps, si quelqu’un a une vision, qu’il nous en fasse part.» Tous approuvèrent cette suggestion et, avant le jour fixé, de nombreuses visions s’étaient produites — elles furent toutes notées par écrit sur le moment — et chacune d’elles était une claire indication que la fonction en question m’était dévolue. Les fuqarâ’ furent donc renforcés dans leur résolution de me faire rester avec eux pour leur servir de guide dans le souvenir.

 Comme ils savaient bien qu’on ne pouvait pas me détourner de mon intention de partir, ils m’obligèrent à prendre charge d’eux, au moins pendant que j’attendais mon autorisation de voyager, bien que leur dessein fût de me faire renoncer à mon voyage par tous les moyens possibles. Un de ceux qui furent les plus acharnés à me faire rester fut mon cher ami Sîdî Ahmad Ben Thurayyâ ; il n’épargna aucun effort possible pour y parvenir, et toujours pour des motifs purement spirituels. Un de ses stratagèmes fut de me marier à sa fille sans m’imposer aucune condition, en dépit de ce qu’il me savait déterminé à partir. J’acceptai son offre avec grande joie et donnai à celle-ci le peu que je pus comme dot. Malheureusement, elle ne parvint pas à vivre en bons termes avec ma mère. A mesure que le temps passait, mon dilemme devenait de plus en plus grave. Je me sentais tenu de faire tout ce que je pouvais pour ma mère et, déjà, j’avais pris son parti dans plus d’une situation de ce genre ; mais une séparation qui avait été relativement facile pour moi, dans le cas d’autres épouses, semblait très difficile dans le cas de cette dernière. Quant à une possibilité quelconque de réconciliation entre elles deux, elle était visiblement infime, à vrai dire ; lorsque mon beau-père vit le dilemme où je me trouvais, il suggéra le divorce et même le demanda avec une certaine insistance, disant : «C’est ton devoir de prendre soin des droits de ta mère. Quant aux droits de ta femme ils sont garantis par ces paroles : Si les deux se séparent, Dieu les enrichira tous deux de son abondance, et tout cela, si Dieu veut, n’affectera en rien notre amitié.» Il ne cessait de répéter cette suggestion et je le savais sincère, bien que mes propres sentiments y fussent tout à fait opposés ; quand Dieu la réalisa, contre le gré des deux parties, j’en fus plein de regret et mon beau-père autant que moi. Mais il n’y avait rien à faire qu’à nous résigner à ce qui semblait clairement être la volonté de Dieu. Notre amitié, cependant, resta intacte et ce saint homme continua à m’être toujours aussi dévoué jusqu’à l’extrême fin de sa vie, grâce à la qualité de son affection qui était si parfaitement intégrée à la voie spirituelle.

« II se produisit à peu près la même chose entre le connaissant par Dieu Hammâdî ibn Qârâ Mustafâ et moi : j’eus à divorcer d’avec une femme qui était membre de sa famille et dont il était tuteur ; Dieu est témoin qu’aussi bien en ma présence qu’en mon absence — à en juger par ce que j’ai entendu dire de lui —, son attitude fut très semblable à celle de Sîdî Ahmad Ben Thurayyâ, et nous sommes encore les meilleurs amis. Quant à la cause de ce divorce, c’était l’état de préoccupation où je me trouvais alors, à cause de mon investissement (ishtighâl), tout d’abord dans l’étude et ensuite dans le Dhikr. Pendant ce temps, les droits de ma femme étaient négligés comme l’étaient, presque de même, ceux de toute ma famille. Ainsi, d’une manière ou d’une autre, il a été dans mon destin de divorcer d’avec quatre femmes. Mais ce ne fut pas du fait de mauvais traitements de ma part, et c’est pourquoi mes beaux-pères ne l’ont pas mal pris. En fait, ils sont encore pour moi des beaux-pères et, ce qui est plus surprenant, certaines de mes femmes renoncèrent au restant de leur dot après que nous fûmes séparés. En un mot, quelques manquements qu’il y ait eu, ils furent de mon côté, mais ils ne furent pas volontaires.

Lorsque les fuqarâ’ eurent pris la décision de ne pas me laisser partir, les circonstances étant tout en leur faveur, ils décidèrent de faire une réunion générale, dans la zaouïa de notre Maître. La réunion eut lieu en présence des fuqarâ’ les plus importants, et le connaissant par Dieu, le cheikh al-Hajj Muhammad ibn Yallas al-Tilimsânî, aujourd’hui émigré à Damas en Syrie, était de leur nombre : il se chargea de faire un discours où il précisait les qualités attendues de celui qui méritait  d’être désigné comme successeur, puis ils firent tous (jamî‘an) serment d’allégeance (bay‘a) envers moi, par la parole ; ce serment continua à être fait de cette manière par les fuqarâ’ les plus importants, tandis que, par la suite, tous les débutants le firent par le contact des mains. Quant aux membres de l’ordre qui étaient en dehors de Mostaganem, je n’écrivis à aucun d’eux et ne leur fis aucune obligation de venir à moi. Mais il ne fallut pas long­temps pour que les premiers groupes de fuqarâ’, de leur propre et libre volonté, vinssent à moi pour me reconnaître, témoignant de leurs convictions personnelles, racontant ce qu’ils avaient entendu dire à mon sujet par notre Maître ou ce qui leur était venu par voie d’intuition ou d’inspiration. Cela continua ainsi, jusqu’à ce que tous les membres de l’ordre fussent réunis, sauf deux ou trois. Cette union des fuqarâ’ fut considérée par nous comme une miraculeuse grâce de Dieu, car je n’avais aucun moyen extérieur de soumettre à mon influence des personnes de tant de lieux différents ; ce fut leur certitude absolue, rien d’autre, de ma complète conformité à notre Maître en ce domaine. De plus, la formation qu’ils avaient reçue de lui, pour discerner la vérité et l’admettre quelle qu’elle fût, était fermement enracinée en eux, car il n’avait cessé de les y entraîner jusqu’à ce que, grâce à Dieu, ce fût devenu pour eux une seconde nature.

Je reçus leur serment d’allégeance et leur donnai des conseils ; je dépensai pour ceux qui me rendirent visite, à ce moment-là, une partie de ce que j’avais en main pour mon émigration et je ne leur demandai rien car je ne me suis jamais senti a l’aise pour demander de l’argent.

En conclusion de tout cela, je restai perplexe, ne sachant que faire ni où se trouvait la volonté de Dieu. Devais-je partir, ainsi que j’en sentais l’impérieuse nécessité, ou devais-je abandonner toute idée de départ et me consacrer à remplir auprès des fuqarâ’  la fonction de celui qui «guide dans le souvenir», comme cela semblait être déjà mon destin ? J’étais encore dans l’hésitation quand vint le moment qui avait été arrêté par Dieu pour me faire visiter le siège du califat. Un jour, II mit dans mon âme un sentiment de constriction si persistant que je me mis à chercher un moyen de l’alléger et il me vint à l’idée de rendre visite à quelques-uns des fuqarâ’  qui se trouvaient hors de la ville. J’emmenai avec moi un disci­ple qui demeurait avec nous, cheikh Muhammad ibn Qâsim al-Bâdisî, et nous partîmes avec la bénédiction de Dieu. Quand nous eûmes atteint notre destination, il nous vint à l’idée que nous pourrions aussi bien rendre visite à des fuqarâ’ de Relizane, ce que nous fîmes et, après que nous fûmes restés environ deux jours avec eux, mon compagnon me dit : «Si seulement nous pouvions aller jusqu’à Alger ! J’ai là un ami et, de plus, nous aurions la possibilité d’aller chez quelques éditeurs ; ce contact pourrait amener à faire imprimer plus tôt Al-Minah al-quddûsiyya.» Nous avions alors le manuscrit de ce livre avec nous, je le laissai donc faire à sa guise. Nous n’avions aucun de nos fuqarâ’  à Alger et, quand nous arrivâmes, mon compagnon se mit en devoir de rechercher son ami, sans être toutefois très désireux de cette rencontre. A ce propos, il me dit : «Les lieux où il n’y a pas de fuqarâ’ sont vides.» Telle était son expérience de leur amabilité et de leur cordialité.

Après avoir pris contact avec un éditeur, nous eûmes l’impression que, pour des raisons diverses, aucune firme d’Alger ne serait vraisemblablement disposée à accepter mon livre, aussi mon compagnon me dit : «Si seulement nous pouvions aller jusqu’à Tunis, tout cela serait très simple.» Pour moi, j’étais occupé à réviser mon livre (ce que je pouvais aussi bien faire n’importe où) entre les visites de l’éditeur et d’autres sorties ; je le laissai donc, encore une fois, faire à sa guise et nous voyageâmes de ville en ville jusqu’à Tunis. Le seul homme pratiquant le souvenir (dhâkir) que j’y connusse était un aveugle qui savait par cœur le Livre de Dieu : il s’appelait al-Hâjj al-‘Id. Il avait l’habitude de venir nous voir à Mostaganem quand il y passait pour aller faire visite à son Maître, au Maroc. J’y connaissais également un éminent savant tunisien, Sîdî Sâlih al-Sharîf, que j’avais rencontré lors de mon premier voyage à Tunis, dans l’imprimerie d’un journaliste, et aussi Sîdî Hasan b. ‘Uthmân, le directeur du journal al-Râshidiyya : j’avais connu ce dernier à l’époque parce que je venais lui proposer d’éditer mon ouvrage Miftâh al-shuhûd, livre qui l’avait beaucoup intéressé. Quant au cheikh Sîdî Sâlih, il avait quitté le pays.

Quant à mes nombreux compatriotes établis à Tunis, il n’y en avait aucun que j’eusse désiré rencontrer ; nous entrâmes donc dans la ville incognito et nous trouvâmes des chambres. Je m’obligeai à y demeurer jusqu’à la venue de quelque dhâkir avec qui il nous serait possible de sortir. Cela, à cause d’une vision que j’avais eue, dans laquelle des hommes, membres de confréries soufies, étaient venus dans la maison où je me trouvais et m’avait emmené à leur lieu de réunion. Quand j’expliquai cela à mon compagnon, c’en fut trop pour lui et il s’écria : «Je ne suis pas venu ici pour rester enfermé entre ces quatre murs.» Il allait donc faire diverses courses et parcourait certaines parties de la ville puis revenait ; après que nous eûmes passé quatre jours dans cette maison, le groupe de jeunes gens que j’avais vu dans ma vision vint à nous. Ces jeunes gens faisaient partie des disciples de cheikh Sîdî Sâdiq al-Sahrâwî qui était mort seulement quelques mois auparavant. La lignée spirituelle de ce saint homme remontait par Sîdî Muhammad Zâfir et le père de celui-ci, Sîdî Muhammad al-Madanî, jusqu’au cheikh Sîdî Moulay al-’Arabî ad-Darqâwî, que Dieu soit satisfait d’eux tous.

Toute l’assemblée s’assit et nous eûmes un long entretien ; je voyais la lumière de leur amour pour Dieu briller sur leurs fronts. Ils me demandèrent d’aller avec eux, en un endroit qu’ils avaient en tête, et ne cessèrent d’insister jusqu’à ce qu’ils m’eussent emmené et logé dans la demeure de l’un de leurs amis. Puis, l’un après l’autre, les fuqarâ’  vinrent nous rendre visite, pleins d’ardeur. Telles furent leur hospitalité envers moi et les marques d’honneur que je reçus d’eux — Dieu veuille les récompenser !

Pendant mon séjour à Tunis, j’avais continuellement la visite de juristes (fuqahâ’) et d’autres hommes éminents. A ces occasions, il y eut à plusieurs reprises des mudhâkarât et des discussions explicatives. Parmi ceux des fuqahâ’ dont je me rappelle le nom, il y avait l’excellent muhaddith, le cheikh Sîdî Lakhdar b. al-Husayn, l’excellent cheikh Sîdî ‘Abd al-Rahmân al-Bannânî et son frère, l’excellent professeur, le cheikh Sîdî Sâlih al-Qusaybî, ainsi que le professeur, le cheikh Sîdî Hasûna al-Jazâ’irî. Avec eux venaient un certain nombre de leurs étudiants, certains diplômés du tatwî‘ et d’autres n’ayant pas encore fini leur cursus. Parmi ces derniers, plusieurs entrèrent dans la voie. Un des étudiants avait suggéré que je leur fasse une leçon sur Al-Murshîd al-Mu‘în et que je leur en dise quelque chose du point de vue de l’allusion spirituelle. C’était à propos du vers :

Son existence est prouvée par un argument définitif :

Toute chose crée requiert un créateur.

Ce que je dis alors eut la faveur de mes auditeurs et amena certains étudiants à se faire initier dans l’ordre. C’est ainsi que nous passâmes notre temps, alternant le Dhikr (invocation) et le tadhkîr (enseignement spirituel), et certains en tirèrent profit. Dieu soit loué pour cette visite !

Quant à la question de faire imprimer Al-Minah al-Quddûsiyya, nous fîmes un contrat avec le propriétaire d’une presse, Sîdî al-Bashîr al-Fûrtî par l’entremise d’un ami à lui, Sîdî Muhammad al-Ja‘âbî. Ils nous plaisaient réellement beaucoup tous les deux et c’est ce qui nous poussa à faire le contrat en dépit de l’équipement imparfait de cette presse-là. Il en résulta que le livre ne parut pas à la date promise et je dus partir, le laissant derrière moi, sous la surveillance de quelqu’un d’autre.

J’avais décidé de continuer vers Tripoli, afin de voir mes cousins qui avaient quitté Mostaganem pour s’établir là, ainsi que je l’ai déjà mentionné. Puisque j’avais une autorisation de voyager, je pensai qu’il valait mieux profiter de cette occasion. J’étais aussi poussé par l’idée de visiter la Maison sacrée de Dieu et la tombe du Prophète, mais, malheureusement, je reçus une lettre de Mostaganem m’informant que le pèlerinage était interdit cette année-là et me prévenant d’éviter la station sur Arafat, de peur d’encourir l’amende.

En tout cas, je m’embarquai pour Tripoli — tout seul — et je souffris quelque peu des rigueurs du voyage en cette saison. En fait, je n’eus qu’une journée de soulagement : tandis que je réfléchissais sur la foule des gens — hommes de Djerba et autres — qui emplissaient le bateau, me demandant s’il y avait parmi ces hommes un dhâkir, un des passagers s’arrêta près de moi et me regarda fixement comme s’il s’agissait de lire sur mon visage. Puis il dit : «N’es-tu pas cheikh Ahmad Ben ‘Aliwah ?» «Qui te l’a dit ?» répondis-je. «J’ai toujours entendu parler de toi, dit-il, et juste à l’instant, en te regardant comme je le faisais depuis un moment, j’ai tout à coup réalisé que tu devais être le cheikh lui-même.» Je dis que je l’étais en effet, puis je m’en allai avec lui sur une autre partie du bateau et, lui ayant demandé son nom, j’appris qu’il était Al-Hâjj Ma‘tûq ; dès que nous commençâmes à converser, je compris que c’était un connaissant. Je lui demandai s’il trouvait quelque aide spirituelle auprès de ses compatriotes et il me dit : «Je suis le seul homme de cet art dans tout Djerba.» Dès l’instant de ma rencontre avec lui le temps passa aussi agréablement qu’on pouvait le désirer jusqu’à l’arrivée à Djerba où il débarqua ainsi que ceux qui voyageaient avec lui ; alors, une fois encore, je fus aux prises avec la solitude et les inévitables rigueurs du voyage en hiver, jusqu’au moment où je débarquai moi-même à Tripoli.

« Mes cousins m’attendaient au port. Nous désirions nous revoir avec d’autant plus d’impatience que notre séparation avait été forcée. A peine arrivés chez eux et assis, nous discutions déjà la question de l’émigration et tous les problèmes qui s’y rapportaient ; ils me dirent qu’ils étaient matériellement dans l’aisance, grâce à la sauvegarde de Dieu. Quant au pays, il me sembla, autant que je pouvais m’en rendre compte, un bon endroit pour immigrer, puisque la population était aussi semblable que possible à celle de notre pays, tant par la langue que par les mœurs.

Vers le coucher du soleil, je demandai à mes cousins s’ils ne connaissaient point quelque dhâkir ou quelque cheikh connaissant ; ils me dirent qu’ils connaissaient seulement un cheikh turc, appelé cheikh Ahmad, homme de la plus évidente piété, qui était à la tête d’un service du gouvernement. Je demandai s’il nous serait possible de le rencontrer le lendemain et, tandis que nous examinions cela, on frappa à la porte ; l’un de mes cousins sortit et revint en disant : «Ce cheikh lui-même est à la porte, demandant s’il peut entrer.» Il ne leur avait encore jamais fait de visite. Je leur dit de l’introduire et il entra ; c’était un homme grand, avec une longue barbe, entièrement vêtu à la mode turque.

Nous nous saluâmes et quand il se fut assis il dit : «Un homme de l’Occident — il voulait dire Shustarî — dit de la manifestation divine : “Mon bien-aimé embrasse toute existence et apparaît en noir et en blanc à la fois”.» Je répondis : « Laisse les propos d’Occident aux gens de l’Occident et dis-nous quelque chose de l’Orient. » Il répliqua : «Le poète dit : “Embrasse toute existence et ne spécifie pas d’Occident ou d’Orient”.» Je reconnus à cela qu’il était absorbé par cet art auquel il faisait allusion. Il resta avec nous, ce soir-là, pendant une heure ou deux, très ardent, écoutant de toutes ses facultés et, ainsi que je le remarquais, captivé par l’attention. Puis il prit congé de nous, non sans nous avoir fait promettre de lui rendre visite à son bureau le lendemain. Nous allâmes donc le lendemain matin au lieu de son travail — le service des douanes maritimes, dont il était directeur. Il nous reçut avec la plus vive joie, donna des ordres pour cesser le travail et accorda congé à son personnel bien qu’il y eût beaucoup de travail à faire. Puis nous partîmes avec lui seul ; il serait trop long de raconter tout notre entretien concernant la science des hommes de Dieu, mais je puis mentionner qu’il me dit : «Si tu veux rester dans notre pays, cette zaouïa que voici est à toi ainsi que toutes les dépendances qui vont avec elle et je serai ton serviteur.» Je savais qu’il disait tout cela avec une parfaite sincérité et je lui répondis que je quitterais volontiers ma demeure pour m’établir là. Je fis une courte promenade dans les alentours et je me sentis très attiré par ces parages, comme s’ils correspondaient à quelque chose de ma nature.

Ce jour-là, je visitai des compatriotes émigrés (muhâjirûna) de Tlemcen qui s’étaient installés là. Ils n’avaient plus les ressources qu’ils avaient à Tlemcen, et ne recevaient sur place aucune assistance. Nous passâmes un moment presque comme en famille, car notre rencontre leur faisait oublier un moment leur situation difficile.

Pendant ma troisième journée à Tripoli, j’entendis un crieur public annonçant : «Qui veut aller à Istanbul peut avoir un billet pour fort peu, et il ajouta que le bateau devait partir tout de suite. Immédiatement, j’éprouvai l’impérieux désir de visiter la capitale du califat et je pensai que j’y pourrais peut-être trouver la science exotérique (‘ilm) dont j’éprouvais le besoin. Je demandai donc à l’un de mes cousins de venir avec moi ; il accepta, mais la vue de la mer en furie et le fracas des vagues l’arrêtèrent. Ce n’était assurément pas un temps pour une traversée. Qu’il suffise de dire que nous atteignîmes l’autre côté ! Ne me demande pas de détails sur notre embarquement ! Une fois que j’eus trouvé une place sur le pont, je commençai à me demander où je pourrais m’adresser pour avoir aide et refuge durant mon voyage et je ne trouvais de réconfort que dans la confiance en Dieu.

Quand nous atteignîmes Istanbul j’étais presque mort de mal de mer ; ce qui aggravait encore mon état c’était que, à ce moment-là, je n’avais pas un seul ami à Istanbul pour me prendre en main, et j’étais si ignorant de la langue turque que je me trouvais très embarrassé pour dire la chose la plus simple.

Un jour après mon arrivée, je me promenais dans les faubourgs de la ville quand soudain un homme prit ma main, me salua en excellent arabe, me demanda mon nom et d’où je venais. Je lui dis qui j’étais ; lui n’était autre qu’une autorité en droit islamique d’Alger, un homme de la famille du Prophète. A ce moment-là, j’avais le très vif désir de visiter la capitale du califat, je me mis donc entre ses mains et il m’aida beaucoup en me montrant ce que je désirais voir. Mais je ne pus satisfaire complètement ma soif à cause des insurrections dans lesquelles le califat se trouva engagé et des troubles qui devaient bientôt éclater entre le peuple turc et leur prétendue «Jeunesse de la renaissance» ou «Jeunesse réformiste». Ce mouvement était dirigé par de nombreux individus que le gouvernement avait bannis et qui s’étaient, par conséquent, disséminés à travers différents pays d’Europe où ils avaient lancé des journaux et des revues dans la seule intention de critiquer le gouvernement et d’exposer ses faiblesses aux yeux des puissances étrangères ; des arrivistes trouvèrent dans ce mouvement subversif des meurtrières et des portes par lesquelles ils se frayèrent un chemin et parvinrent à leurs fins. C’est ainsi que le califat fut condamné à voir son souverain arrêté et jeté en prison, tandis que la «Jeunesse de la renaissance» entreprenait un peu partout son œuvre, avec une brutalité absolument sans borne, jusqu’à ce qu’à la fin elle fût parvenue à accomplir ses desseins ; la signification de leurs «renaissance», «patriotisme», «réforme» devint alors aussi claire que le jour pour quiconque avait des yeux pour voir. Mais je ne veux pas en dire plus : ce que les kémalistes ont fait me dispense de retracer pas à pas cet avilissement.

Je fus convaincu que le séjour que j’avais espéré faire en ces lieux n’était pas réalisable pour diverses raisons dont la principale était que je sentais l’imminente transformation du royaume en république et de la république en tyrannie sans principes. Je retournai donc en Algérie, avec le sentiment que mon retour était le fruit suffisant de mes voyages, même si je n’avais rien obtenu d’autre, et, en vérité, je n’eus l’âme en paix que le jour où je mis le pied sur le sol algérien ; je louai Dieu pour le comportement de mon peuple, pour sa constance dans la foi de ses pères et de ses aïeux et parce qu’il marchait sur les traces des hommes pieux.

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