Conversions - L’Afrique du Nord illustrée du 27.09.1924

On a dit que l'Islam était la dernière des grandes religions méditerranéennes qui fut encore capable de gagner des âmes. Alors que le catholicisme et le protestantisme semblent être parvenus au point mort où l'on n'a plus de progrès à attendre, mais seulement des désaffectations à enregistrer. L’Islam est en train de se propage avec rapidité parmi les noirs de l'Afrique, il a rallie une bonne partie des peuples des îles malaises, entamé la Chine et arraché aux vieilles religions de l'Inde plus de cinquante millions d'adeptes.

Le catholicisme et le protestantisme n'obtiennent plus, dans de lointains pays et à grands frais, que de rares conversions. Ces différences dans la force d'expansion peuvent s'expliquer par plusieurs raisons. L'Islam, dernière venue des grandes religions monothéistes, plus jeune de six cents ans que le christianisme, posséderait encore toute sa force agissante ; ensuite, beaucoup plus simple, beaucoup plus facile, elle serait beaucoup plus accessible aux âmes simples, moins exigeante dans ses rites et d'une spiritualité plus humaine et courante que les enseignements de l’Évangile.

Dans l'Afrique du Nord, avec le cardinal Lavigerie, nous avons vu l'effort d'un prosélytisme chrétien se briser sur le bloc musulman ; la grande idée du grand politique rêvant de faciliter les rapprochements raciaux en uniformisant les âmes dans une même foi s'est révélée lettre morte et parait devoir être abandonnée, malgré les efforts valeureux auxquels s'acharnent encore les Pères Blancs. Et, dans le sens contraire, nous avons assisté à quelques reprises. Des Français et des Européens se sont faits musulmans.

Après la guerre, dans l'incertitude des temps que nous vivons, où sévit non seulement une crise économique, mais encore la plus grande crise d'idées et de sentiments qu'ait connue le monde, il est probable que nous verrons pas mal de gens s'en aller ainsi du difficile au simple, chercher le repos dans la contemplation, la paix, la certitude dans l'opinion, du mysticisme et la résignation qui découle de la croyance à la fatalité.

De ces conversions, quelques-unes nous laissent des souvenirs plutôt réjouissants. Les Algérois se souviendront sans aucun effort de Sidi Grenier, ce parlementaire français venu ici nous édifier. Vêtu de lin miraculé, des chapelets au tour du cou et ses pieds nus clans ses sandales, il processionnait gravement à travers nos rues, escorté par une armée de yaouleds moqueurs, génufléchissait, se jetait à plat ventre en pleine rue à l'heure de la prière. Une semaine, il nous fit ainsi juger de sa piété profonde, puis il reprit le bateau, fut battu aux élections qui eurent lieu quelques temps après et retourna à ses chères études sans doute dans quelque asile.

Mais entourée d'affectation, de gestes comiques, de parades et d'exhibitions, mais sincère et véritable fut la conversion d'Isabelle Eberhardt. Cette femme d'un si grand talent, d'âme si nostalgique et de perception si aiguë ne fit en somme que retrouver, dans l'Islam, sa patrie russe, le paganisme mystique mêlé de superstition et de sensualité qui forme depuis des siècles les foules orientales de la Russie à la poursuite du miracle impossible. Esprit vagabond, dévasté d'inquiétude et de fatigue, avide de souffrance et de mortification, son être intime déchiré par le perpétuel combat des inclinations et des penchants, elle vint se guérir ici ; sous des horizons de vastitude et de silence presque pareils à ceux qui avaient entouré son enfance, se laver des contradictions que lui avait infligées l'Europe, dans Genève, ville de Calvin et de Jean-Jacques, capitale des piétistes et métropole des hôteliers. Il n'apparaît du reste pas que la Slave errante et aberrante ait su trouver autant qu'elle le voulait, avec l'oubli du passé, cette paix intérieure et celte fixation de son idéal qu'elle poursuivait.

Nous avons aujourd'hui à relater une désertion pareille, triple cette fois, et dont nous sommes incapables d'apprécier la sincérité, de dire si elle constitue un jeu, une pure attitude extérieure ou si elle répond à un mouvement véritable de l'être intime.

La nouvelle nous parvient de la zaouïa El Allaouïa, proche de Mostaganem. Convertis depuis plusieurs années à l'Islam, trois de nos concitoyens viennent de se faire initier dans l'ordre maraboutique des Allaoui. On sait ce que sont ces confréries, ces ordres et sectes dont pullule l'Islam, produites par des marabouts sans liens officiels qui pratiquent les devoirs du sacerdoce, se consacrent à l'enseignement islamique dans des monastères ou zaouïa entretenus par la piété des fidèles et les offrandes des croyants. On connaît au surplus l'ensemble des règles imposées aux disciples et le dispositif du cérémonial : jeûne, retraite, prière et répétition d'invocations.

Voici, du reste, révélées par lui-même, dans une lettre qu'il signe « caricaturiste et fakir », quelques précisions fournies par l'un de ces néophytes :

Depuis quelques jours, je vis à la zaouïa des Allaouias : j'y suis venu en qualité d'adepte de la confrérie, dans l'intention d'y faire une retraite.

J'ai pour compagnons une Française et un Français-musulmans comme moi. Tous trois nous habitons le joli village de Sidi-bou-Saïd, aux environs de Tunis. Si nous sommes venus de si loin, c'est que nous savons que le cheikh Ahmed ben Alàoui est, dans toute l'Afrique du Nord, l'unique maître éducateur qui enseigne le çoufisme et guide ses disciples sur le « Tarika», le chemin de la sainteté.

Je continue à flâner parmi mes coreligionnaires : ils savent que, Français converti à l'Islam, je suis l'hôte du cheikh ; tous veulent m'embrasser : mes bons frères m'étouffent. Jamais mes lèvres ne se sont posées sur tant de barbes rudes, jamais mes joues n'ont été balisées par tant de bouches masculines. Mais ces étreintes sont tellement sincères, je me sens immergé dans tant d'amour que je n'éprouve aucun dégoût à serrer contre moi le burnous loqueteux d'un bédouin famélique, à rendre à celui qui le porte ses fraternelles accolades.

La nuit venue, les « fokaras » se groupent en une seule assemblée et entonnent leurs chants dont la plupart des refrains répètent inlassablement le message de notre Prophète « La ilaha ila Allah » (Rien n'existe : Allah seul est).

A la suite du Cheikh, nous faisons une trouée dans leur compacité : il nous faut enjamber des pieds, nous appuyer sur un genou ou sur une épaule : on en profite pour nous saisir et nous embrasser la main. Volontairement, nous laissons, sombrer nos personnalités dans l'âme collective : nous balançons le torse de gauche à droite et de droite à gauche pour suivre le rythme de la « kaçida » que, sur un mode aigu, braille un gosse d'une dizaine d'années et nous nous surprenons à chantonner le refrain clamé par deux mille gosiers.

Ah ! Que je suis loin de Paris, de ses boulevards, de ses coteries ! Voici douze années déjà que, pour la première fois, j'ai prononcé la Chahâda, mais jamais je n'ai senti aussi intensément l'orgueil et la joie d'appartenir à l'Islam.

El cela je ne l'aurais jamais éprouvé, si je ne m'étais affilié à la confrérie des Allaouia.

Abd-el-Karim Jossol, caricaturiste et fakir.
Elhamdoulillah !


Dans cent mille ans et quand des milliers de générations se seront usées à cette altitude, on peut se demander de quoi se sera enrichi le patrimoine humain ?

Psychose, névrose ? Il y a dans cet exposé de motifs, un singulier amalgame de véracité el d'affectation. Notre « fakir caricaturiste », comment se défendre de le tenir un peu, tout au moins à première vue et nous lui en demandons très humblement pardon, pour un musulman d'opéra-comique ? Nous en vîmes dernièrement d'identiques, au moins par l'apparence, dans Marouf, savetier du Caire.
 
Et la première impression reste que Si Ahdoul Krim Jossot s'amuse. C'est son droit. On voudrait bien ne pas se tromper.


JUAN GIROD


Conversions. Article tiré de L’Afrique du Nord illustrée du 27.09.1924

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