Récits - Cheikh Alawi et la "Lotfiyya"

La principale raison qui a incité le Cheikh Alawi à composer sa qasîda intitulée "Lotfiyya" et à en recommander ensuite 
aux fuqaras  sa récitation dans le cadre du wird de la tarîqa, deux versions s'interposent, dont voici:

1ère version :

Un certain Youssef Loukil (1889-1940), lettré, poète, dramaturge et résistant), était fonctionnaire à Alger, se présenta tard dans la nuit, redoutant que les autorités françaises n’apprennent sa démarche. Il venait annoncer au Cheikh Alawi une nouvelle des plus préoccupantes.

Cet homme, originaire de Mazouna, n’a rien d’ordinaire. Il incarne à la fois la sagesse d’Abderrahmane El Mejdoub, la profondeur d’Omar El Khayyâm et l’intellect de Malek Bennabi. Il est l’auteur, entre autres, d’un ouvrage sur l’histoire de sa ville natale, Mazouna, ainsi que de nombreux poèmes d’une grande finesse. Du côté de Abderrahmane El Mejdoub, on peut rapporter quelques anecdotes révélatrices de son esprit vif et de sa sagesse. Un jour, alors qu’il marchait dans un souk, une femme d’origine française lui écrasa accidentellement le pied. S’excusant aussitôt, elle lui demanda pardon. Loukil Youssef lui répondit calmement : « Je vous ai pardonné, madame, depuis 1830. » Dans une autre situation, alors qu’il se promenait en ville, tenant par la main un enfant algérien à la peau noire, un colon l’interpella sur un ton moqueur : « Oh ! Monsieur Loukil, combien vous a-t-il coûté, ce petit ? » Fidèle à son sens de la répartie, Loukil Youssef lui répondit aussitôt : « C’est un musulman, monsieur. Il n’a pas de prix, mais une grande valeur. »

Pour plus d'information sur Youcef Loukil : 
Loukil (Youcef), de Mazouna (Dép. d'Oran, Algérie). traducteur d'arabe en français. Trad. Poèmes de Kaddour El 'Alami, Maghrawi, etc, etc. 

Après ce petit détour, destiné à esquisser la stature de l’homme qui se tenait face au Cheikh Alawi, revenons à cette nuit-là. 

Vers trois heures du matin. Loukil Youssef frappa à la porte du Cheikh. Ce dernier, le connaissant bien, ne fut pas surpris de sa venue, mais il comprit aussitôt que l’heure était grave. À peine entrés dans la maison, Loukil Youssef s’adressa à lui en ces termes :
- "Sidi Cheikh Alawi, je n’ai que très peu de temps. Je viens expressément d’Alger pour te transmettre une nouvelle des plus inquiétantes, et je dois repartir sans tarder. Sidi... lorsque cette information m’est parvenue, j’ai su qu’aucun autre que toi ne pouvait m’aider… La France, Sidi... prépare un projet machiavélique visant à détourner les enfants algériens de l’apprentissage du Coran. Ils ont déclaré que tant que les Arabes resteront attachés à ce Livre, jamais ils ne pourront les dominer complètement, ni vivre en paix sur cette terre. Leur dessein est clair : extirper du cœur des musulmans leur trésor le plus précieux, leur unique source de lumière et de dignité, le Coran… Oh Cheikh, faites quelque chose ! Le moment est grave."

Dès que Loukil Youssef eut quitté le Cheikh Alawi, ce dernier, sans perdre un instant, se tourna d’abord vers son Seigneur. L’Homme de Dieu implora l’aide divine et composa aussitôt une qasîda, une mounajât (invocation intime), dans laquelle il supplia Allah de protéger le Coran et de préserver la Oumma. Par la suite, il recommanda à tous les fuqaras de la réciter chaque matin et chaque soir, afin de renforcer cette invocation collective et de faire front, par la prière et la foi, à ce péril menaçant.

2ème version:

D'après la deuxième version, dont la source est le professeur Nasser Eddine Mouhoub, qui est le moqaddem de la confrérie à Bordj-Bou-Arréridj, les faits sont les suivants :

Au cours de la période coloniale française (1830-1962), les zaouïas et, plus généralement, les institutions religieuses algériennes ont subi une forte répression. Elles représentaient un obstacle majeur à la francisation et à la christianisation de l'Algérie, ce qui a justifié une guerre menée par tous les moyens. En 1830, Alger comptait 166 mosquées et zaouïas. Au début du XXe siècle, il n'en restait même pas une dizaine. Les imams et les cheikhs des zaouïas furent persécutés par l'interdiction de leurs activités religieuses et culturelles, la prison, l'exil, ou la fermeture de leurs établissements, sous prétexte qu'ils ne disposaient pas d'autorisation administrative. Ils faisaient également l'objet d'une surveillance policière et judiciaire constante. Dans de nombreux cas, les autorités coloniales allaient jusqu'à détruire les zaouïas ou confisquer leurs biens. Malgré tout, ces institutions ont résisté. Elles ont continué, avec persévérance et même parfois avec entêtement, à remplir leurs missions éducatives et pédagogiques. Elles ont notamment enseigné le Coran, les sciences religieuses et la langue arabe à ceux qui en étaient dignes, et ce, grâce au soutien massif de la population. 

J'ai entendu à plusieurs reprises, de la bouche du Cheikh Tahar Bouzeraa "Ou-Saïdi", et du Cheikh Mohammed Saïd Artebas (qui était comme un oncle pour moi), ainsi que d'autres fidèles âgés encore en vie, qu'au début de la Première Guerre mondiale, entre 1915 et 1916, les autorités coloniales françaises en Algérie avait émis une décision de fermer toutes les zaouïas du pays. Un ordre secret avait aussi été donné de fermer toutes les zaouïas du Cheikh Ben Alioua (Alawi). 

Le gouverneur militaire d'Oran - dont on m'a donné le nom, mais que j'ai malheureusement oublié - a commencé par fermer la zaouïa Alawiya à Tlemcen. Cette zaouïa, dirigée par le moqaddem Cheikh Larbi Tchouar, enseignait le Coran aux jeunes et accueillait des centaines d'élèves matin et soir. Cette décision a été prise en raison de son rôle majeur dans l'éducation et la formation, non seulement dans la ville, mais aussi dans toute la région.

Deux jours après la fermeture, le Cheikh Ben Alioua, ignorant ce qui s'était passé, est arrivé dans la ville. Il a trouvé les fidèles en émoi et a demandé la raison. Quand ils lui ont expliqué ce qui était arrivé à la zaouïa, le Cheikh a été profondément troublé et très contrarié par cet acte ignoble. C'est dans la maison du moqaddem susmentionné qu'il a écrit un poème (prière) qui fut plus tard surnommé « El-Lotifiya ».

Une fois le poème terminé, le Cheikh a demandé à ses disciples de le réciter, seuls ou en groupe, durant leurs séances de dhikr. Quelques jours plus tard seulement, le gouverneur militaire d'Oran a reçu l'ordre de partir pour le front nord de la France, combattre les Allemands. L'ordre de fermeture a été annulé, et la zaouïa a pu rouvrir. Elle a depuis continué sa mission d'éducation et est toujours ouverte à ce jour. 

Depuis cet événement, les disciples de la confrérie Alawiya récitent la "Lotifiya". Cette récitation se fait notamment après la lecture du Coran, suivie d'une prière demandant à Dieu de l'accepter. Elle est également lue à la fin de chaque assemblée, aujourd'hui encore. La "Lotifiya" est aussi récitée lors d'occasions importantes, comme un mariage, un enterrement ou un voyage. Traditionnellement, la "Imara" ou la "Hdra" (les assemblées de dhikr des Alawis) se terminent par une prière sur le prophète (paix et bénédictions soient sur lui), suivie de la récitation par un chanteur d'un verset choisi du Coran. Ensuite, tous les fidèles récitent ensemble la "Lotifiya" sur un ton mélodieux. Un des cheikhs, imams ou hommes de vertu présents prononce une prière pour tous les participants, ainsi que pour les absents. Il demande aussi à Dieu de donner plus de pouvoir et de victoire au chef de la confrérie et de faire miséricorde à tous les cheikhs de la chaîne soufie, jusqu'au prophète (paix et bénédictions soient sur lui). Ces rituels sont maintenus par les disciples, comme le leur avait ordonné leur cheikh Alawi. 

Le poème est une supplication à Dieu, implorant la victoire de Son Livre Sacré. Le poète s'y adresse à Dieu par l'intermédiaire du Coran et de celui qui l'a reçu, le cher Prophète (paix et bénédictions soient sur lui), pour qu'Il ne permette pas que le Coran soit abandonné, mais qu'Il le préserve dans les cœurs. Le poème insiste sur le fait que le Coran est la religion, la foi, la loi, la vérité et le lien le plus solide. 

 

El-Lotfiyya
 
Toi, notre espoir ! Par Ta bienveillance
(Aya Rabbi bi lotfika ya Mortajâ)
Traducteur inconnu

***

Toi, notre espoir ! Par Ta bienveillance
Protège-nous, accorde-nous délivrance
Nous T'implorons, Seigneur, par le Saint Coran
Et tout ce qu'il contient, par les sept versets,

***

Par celui* qui l'a reçu et transmis.
Qui honora ses versets et l'aima.
Nous recommandant l'amour du Coran
Il nous fut alors plus doux que tout

***

Tu l'as révélé et ordonné sa compilation
Préserve-le, Seigneur, comme Tu l'as annoncé
Certains ont tramé pour sa disparition
Le permettras-Tu, Seigneur

***

Nous n'accepterons jamais de renoncer au Coran
Il est la Religion et la Foi
Sa valeur, pour nous rien, ne l'égal
Ni l'univers, ni ce qu'il contient

***

Le Coran est l'essence de la Réalité
Il est la Loi, le lien sûr.
Toi, Tu connais notre amour pour le Coran
Et Tu vois comment il habite notre cœur et notre langue.

***

Il est mêlé à notre sang, à notre chair,
A nos veines, nos os et tout ce qui est en nous.
Seigneur ! Par le Saint Coran, ne nous afflige pas
Ne nous éprouve pas dans notre religion.

***

Seigneur ! Accorde à Ta religion secours.
Elle se tient à Ta porte, pleine d'espoir.
Seigneur ! Unis aux siens celui qui en est séparé.
La séparation accable de souffrance ses amis.

***

Sauve-le, Seigneur, avant qu'il ne disparaisse
Prolonge sa vie pour nous.
Fais de nos demeures des lieux de paix
Gardes-nous de tout malheur, de toute épreuve.

***

Assiste-nous Seigneur, par Ton esprit
Aide-nous à observer Ton commandement.
Fais miséricorde, aux anciens d'entres-nous comme aux jeunes
Rassure-les, Toi, qui les vois inquiets.

***

Améliore notre vie matérielle et spirituelle.
Dissipe la peine de l'affligé et du pauvre.
Pardonne, Seigneur, à celui qui T'implore par notre prière
Et sois pour nous et tous nos intimes.

***

Élève-nous à la contemplation de la Beauté
Et aux secrets de sa perfection.
Prie, Seigneur, sur l’Élu* d'une prière digne de lui
Et étends-là à sa famille (spirituelle).

***

A ses compagnons, ses auxiliaires et ceux qui le suivent.
Louange à Dieu, Seigneur des mondes


Récit de Mohammed Sayeh (disciple du Cheikh Alawi), rapporté par son fils Ali.

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