Cheikh Alawi - décoré de l’ordre royal de l’Étoile d’Anjouan (1927)

Le 21 aout 1927, le journal algérien "L'Écho d'Oran" ensuite "L’Union" annoncent que Cheikh Ben Alioua Ahmed, plus connu sous le nom de Cheikh Alawi, vient d’être élevé au grade d’officier de l’ordre royal de l’Étoile d’Anjouan. Derrière ce fait divers administratif se cache un événement significatif : la reconnaissance officielle, par les autorités coloniales françaises, de l’influence religieuse, sociale et intellectuelle d’un des plus grands maîtres soufis du Maghreb contemporain. Cette distinction, certes honorifique, pose des questions sur les rapports entre spiritualité musulmane, pouvoir colonial et stratégies d’influence dans l’Algérie des années 1920.

L’ordre royal de l’Étoile d’Anjouan créé en 1874 par le sultanat d’Anjouan (Comores), cet ordre est intégré au système des distinctions honorifiques françaises à partir de 1896, après la mise sous protectorat des Comores. Il est alors utilisé comme décoration coloniale pour récompenser les services civils ou militaires rendus à la France dans ses territoires d’outre-mer. Le grade d’officier représente un niveau élevé de distinction, supérieur à celui de chevalier. Décorer un dignitaire musulman d’un tel ordre revient donc à reconnaître officiellement sa contribution « utile » au regard des intérêts du pouvoir colonial.

Cheikh Ahmed Alawi, né en 1874 à Mostaganem, il est le fondateur de la confrérie soufie Alaouia, rattachée à la lignée Chadhilia-Darqaouia. Il est considéré comme l’un des plus grands maîtres spirituels du XXe siècle, reconnu non seulement en Algérie, mais aussi au Maroc, en Syrie, au Liban, en Égypte, en Indonésie, et même en Europe (notamment en France et en Angleterre). Il est un réformateur du soufisme, attaché à la fois à la tradition spirituelle intérieure et à l'engagement dans les enjeux sociaux. Un penseur prolifique, auteur de nombreux traités, poèmes, lettres et des deux  journaux (Lissane Eddine et El Balagh El Jazaïri). Un acteur moral dans la société coloniale, intervenant sur des questions comme l’alcoolisme, l’éducation, la morale publique ou le dialogue interreligieux.

Dans cet événement relayé, on apprend que Cheikh Ben Alioua a été nommé officier de l’ordre royal de l’Étoile d’Anjouan. La décoration du Cheikh, témoigne l'estime que lui portaient de nombreux cercles, y compris officiels. Cette reconnaissance s'inscrit dans une logique de mise en valeur de certaines élites musulmanes perçues comme "modérées" ou "constructives" dans le contexte colonial. Donc pourquoi cette décoration ?

La reconnaissance du rôle pacificateur du Cheikh ; puisqu'à l'époque, et dans un contexte marqué par la méfiance envers les mouvements politiques musulmans naissants (comme le réformisme des Oulémas ou le nationalisme naissant), le pouvoir colonial cherchait à s’allier les figures spirituelles non subversives. Cheikh Alawi, bien qu’indépendant dans ses pensées, prônait la réforme intérieure, la moralité et le dialogue, et refusait les appels à la violence ou à la rupture brutale avec les autorités.

Le rayonnement international du Cheikh ; qui avait déjà des disciples jusqu'en France métropolitaine (notamment parmi les travailleurs nord-africains) et dans le monde musulman. Le décorer, c’était aussi pour les autorités françaises tenter de capter son prestige pour renforcer leur influence culturelle et religieuse dans l’empire colonial.

La cooptation symbolique d’un leader religieux ; et cette décoration pouvait aussi être vue comme une tentative de neutraliser politiquement l’influence d’un leader indépendant, en lui offrant une reconnaissance flatteuse, mais ambiguë. C’était une méthode classique de la politique coloniale : valoriser certaines figures religieuses pour affaiblir les mouvements plus revendicatifs.

La décoration a sans doute été reçue avec des sentiments partagés ; entre réception et ambivalence. Certains membres de la confrérie ou figures proches du pouvoir colonial ont pu y voir une reconnaissance méritée de la stature spirituelle du Cheikh. D’autres, plus critiques du pouvoir colonial, ont pu y voir une tentative de récupération ou de compromission. Le Cheikh lui-même, selon ses écrits, ne recherchait pas les honneurs, mais il ne les rejetait pas frontalement si cela permettait de préserver son indépendance et de renforcer son rayonnement.

Un refus de la distinction selon certaines rumeurs ? On a pu constater le positionnement spirituel du Cheikh Alawi face aux honneurs coloniaux par un silence symbolique, car si la décoration fut bien annoncée dans le journal "L'Écho d'Oran", puis "L’Union", aucune trace n’existe dans les écrits du Cheikh lui-même pour signaler qu’il l’aurait reçue, mentionnée ou acceptée publiquement. Cette absence est éloquente, surtout venant d’un homme qui consignait soigneusement ses correspondances, ses positions publiques et ses critiques dans ses écrits ou dans son journal. 

Certaines sources proches de la confrérie affirment même que le Cheikh l’aurait explicitement refusée, jugeant que ce type d’honneur risquait de compromettre son indépendance spirituelle ou d’être interprété comme un signe de complaisance envers l’administration coloniale. Pourquoi refuser un honneur si prestigieux ? Le Cheikh n’était pas insensible à la reconnaissance, mais il était profondément vigilant à la nature de celle-ci pour plusieurs raisons possibles :

I. Préserver la neutralité spirituelle : le Cheikh Alawi se voulait au-dessus des divisions politiques, centré sur la réforme morale et spirituelle. Accepter une décoration issue d’un système colonial aurait pu brouiller son image auprès de ses disciples, et le faire passer pour un "Cheikh officiel" ou instrumentalisé, ce qu’il a toujours évité.

II. Ne pas cautionner l’ordre colonial : bien qu’il ait évité l’opposition frontale au pouvoir colonial, le Cheikh ne le soutenait pas non plus. Son silence ou son rejet discret face à cette décoration peut être lu comme un refus de légitimer un système oppressif, tout en conservant une posture pacifique.

III. Fidélité à l’humilité soufie : dans la tradition soufie, l’effacement (fanā’) et l’humilité (tawādu‘) sont des vertus cardinales. Accepter une médaille, qui attire l’attention du monde extérieur, pouvait être perçu comme une entrave à la sincérité spirituelle, ou même comme une tentation du nafs (ego).

Cela pourrait être un refus cohérent avec sa ligne de conduite. D'autres exemples illustrent cette cohérence chez le Cheikh : Il déclina à plusieurs reprises des invitations officielles de hauts responsables coloniaux. Il refusa toute affiliation politique ou récupération par les mouvements modernistes ou nationalistes, bien qu’il ait entretenu des relations respectueuses avec certains de leurs membres. Il écrivit des critiques subtiles de l’Occident et du matérialisme moderne dans ses poèmes et traités, tout en dialoguant avec des intellectuels européens.

Une distinction restée lettre morte ? Il est donc tout à fait plausible que cette décoration n’ait jamais été physiquement remise au Cheikh, ou qu’il l’ait tout simplement ignorée, sans réponse ni réception formelle. Le journal L’Union a peut-être relayé l’annonce officielle comme un fait accompli, sans savoir que le Cheikh lui-même n’en voulait pas. Ce refus, loin d’être un simple geste, devient un acte spirituel fort, exprimé avec la pudeur et la discrétion qui caractérisaient sa démarche.

L’annonce de sa décoration par l’ordre royal de l’Étoile d’Anjouan en 1927 semble avoir été une initiative unilatérale des autorités coloniales, désireuses de reconnaître un homme d’influence. Mais le silence du Cheikh, ou son probable refus, en dit long sur sa posture indépendante, éthique et spirituelle. Ce geste discret, dans un contexte où tant d’élites cherchaient à plaire ou à composer avec le pouvoir, confirme que Cheikh Alawi restait fidèle à sa voie : celle de la sincérité intérieure, de la liberté d’âme, et de la fidélité à Dieu seul.

La nomination de Cheikh Ahmed Alawi comme officier de l’ordre royal de l’Étoile d’Anjouan en 1927 n’est pas un simple fait honorifique. Elle s’inscrit dans une stratégie coloniale de reconnaissance et de contrôle symbolique des élites religieuses, tout en illustrant la haute estime intellectuelle et morale dont jouissait le Cheikh bien au-delà des cercles soufis. Ce moment marque aussi la visibilité croissante d’un islam spirituel, réformateur et influent dans l’espace public, à la veille des grands bouleversements que connaîtra l’Algérie coloniale dans les décennies suivantes.

Derwish Alawi


L'Union : journal républicain d'union franco-musulmane du 01/09/1927


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