Cheikh al-Alawî - Les dix reponses à l’Occident

Ces dix réponses constituent un document d’une importance capitale. Elles n’ont jamais été éditées jusqu’à présent, pas même en arabe. Les questions qui sont à l’origine de ce manuscrit avaient été posée au Cheikh al-Alawî en 1924 par M. Tapie, un libraire d’Oran (Algérie), homme cultivé et fin connaisseur de l’islam. Et cette longue réponse qu’y fait le Cheikh est vraiment un enseignement d’une richesse extraordinaire ; sa valeur pour les occidentaux ne peut être assez appréciée. Car on ne trouve guère de grands Soufis en ce siècle qui aient traité ces sujets. Le Cheikh y a répondu en détail, avec générosité, pourrait-on dire. Nul doute que tous les chercheurs occidentaux voudront prendre connaissance de ces réponses qui leur sont enfin accessibles après soixante années d’oubli.

Cette introduction constitue en elle-même une unité complète. Elle fait partie de ces réponses qui, sur le point de paraître, sont un rappel pour l'Occident désireux de découvrir une partie de l'enseignement de 'Isa (Jésus sur lui la Paix). II s'agit dans cette introduction, du problème essentiel de l'humanité, à savoir la nécessité où elle se trouve d'avoir pour guide une Loi divine. En effet, seule une religion authentique fondée sur l'Unité est capable de montrer le chemin du bonheur dans les deux mondes. Ce livre constitue essentiellement une réfutation des idéologues athées qui prétendent connaître les vérités métaphysiques par la simple raison. Voici une traduction inédite de l'introduction du livre inachevé du Cheikh al-Alawî (Les dix réponses à l’Occident) publiée sur le site Éditions La Caravane. Faute de reproduire, un lien envoie vers la source du texte proposé.


Dans sa Rawda l-saniyya, ch. Adda Bentounès explique que « parmi ces européens, l’enthousiasme de certains les conduisit à demander au Cheikh Alawî d’écrire un livre qui constituerait un appel de l’ensemble de l’Europe à embrasser la religion abrahamique pure et essentielle (milla hanafiyya samha) ; ils rédigèrent à cet effet dix questions auxquelles ils lui demandaient de répondre de façon très claire, afin que cela en facilite l’acceptation par celui qui lirait cet ouvrage. »

C’est en fait Abderrahmène (Eugène) Tapié, un libraire français musulman d’Oran, qui avait posé ces questions en français au cheikh, et ce dernier avait dû se les faire traduire pour être sûr de les avoir parfaitement comprises, comme il le dit lui-même. En voici le texte :

1. L’islam contient-il une menace pour les peuples non-musulmans, ou permet-il au contraire à ses adeptes de leur accorder confiance et amitié ?
2. Quelle considération le Coran lui-même accorde-t-il aux Évangiles actuellement reconnus par les chrétiens ?
3. Selon vous, les chrétiens sont-ils tenus d’embrasser l’Islam ?
4. Est-il possible d’appliquer les prescriptions islamiques dans le contexte de la civilisation contemporaine ?
5. L’application des principes islamiques comporte-elle des conséquences matérielles favorables en dehors de leur caractère d’adoration ?
6. Quelle est la conception islamique de Dieu? Quelles sont, d’après vous, les preuves de Son existence ?
7. Quelle est la position exacte du Prophète Muhammad en Islam et quelles sont les preuves de sa prophétie ?
8. Quels bienfaits retirerait le peuple français d’une adhésion à l’Islam ?
9. Existe-t-il en Islam une souplesse en rapport avec l’état de celui qui débuterait dans cette voie ?
10. Que doit dire ou faire quiconque désire embrasser l’Islam, et qui soit suffisant pour être musulman ?

Si le cheikh a rédigé une introduction à ses réponses, publiée en arabe après sa mort dans la Rawda al-saniyya, il n’a probablement pas répondu à toutes ces questions, même s’il existe cependant quatre manuscrits des Ajwiba l-‘ashara cités dans la thèse de S. Khelifa et qu’il a donc pu consulter, respectivement de 90, 92, 56 et 22 pages en format 22*17 cm.


Introduction

« Louange à Dieu, le Guide de qui le prend pour guide, et que la grâce et la paix soit sur celui après lequel il n’y aura plus d’autre prophète. » Il affirme que « ces questions sont d’une telle importance que c’est le monde tout entier qui devrait en chercher la réponse, et a fortiori le peuple français dont tu fais partie. Tu rends donc service à tes compatriotes. » Puis il entame une introduction à ces « Réponses à l’Occident » en vingt-cinq sections, dont voici une traduction assez « libre ». 

I

La société humaine, pour exister, a besoin de principes qui la régissent extérieurement et intérieurement. Les règles célestes sont là pour la diriger quant à l’intériorité de l’être humain, et elles constituent un garde-fou de ce point de vue. De même, les lois du pouvoir temporel préservent cette société quant au domaine physique et extérieur du monde humain et constituent son garde-fou. La religion (al-dîn) et le pouvoir temporel (sultân) vont de pair et sont toutes deux nécessaires pour garantir une action droite. Celui qui prétend que le pouvoir temporel peut se passer de la religion n’est pas en sûreté : l’écroulement de son organisation temporelle est à craindre, à plus ou moins brève échéance. En effet, les lois sont respectées extérieurement (par la contrainte), mais dès que l’individu n’a plus à craindre de contrainte extérieure, son absence de conviction quant à ces lois fait qu’il les enfreindra à la moindre occasion. En effet, les règles qui répriment sévèrement la transgression des interdits n’ont d’effet réel sur l’individu que si elles se justifient par des preuves bien évidentes auxquelles on puisse adhérer. Dans le cas contraire, elles ne dissuadent l’individu que lorsqu’il est sous le regard des autres. Qui pourrait l’empêcher de transgresser ces règles lorsque nul ne le voit et qu’il est à l’abri ? En réalité, seule la crainte de Dieu en tant que Maître de l’Univers peut faire effet sur l’individu en toute circonstance. C’est pourquoi celui qui prétend se passer des interdits divins a une conception bancale, car finalement il cautionne un système dans lequel on peut transgresser les interdits à la simple condition de ne pas être pris en faute. Un tel individu n’est civilisé qu’en société ; en privé et à l’abri du regard des autres, c’est un sauvage. Qu’on y réfléchisse donc. Et bien sûr je dis cela sans même prendre en considération les promesses et les avertissements formulés par les révélations célestes...

II

Lorsqu’on a reconnu la nécessité d’une autorité intérieure appuyée par un pouvoir extérieur, afin de garantir la liberté humaine quant aux personnes, aux biens et à leur dignité, au sens où l’individu soit protégé aussi bien quant à sa conscience que socialement, les choses ne doivent pas s’arrêter là car les règles divines ne se limitent pas à cet aspect politique. Celui qui pense que ces règles n’ont finalement pas d’autre but qu’une motivation sociale s’imagine avoir compris la raison de fond qui explique la règle religieuse. Son cas revient finalement au même que celui évoqué dans la section I quant aux risques encourus : l’individu qui raisonne ainsi peut très bien transgresser les interdits dès qu’il n’est plus sous le regard des autres, du fait même qu’il prétend avoir compris la raison d’être de la règle enfreinte. Seul s’affranchit de ce risque celui qui accepte intérieurement les mises en garde divines de la même façon qu’il accepte les règles établies par le pouvoir extérieur. Une fois qu’il en est là de sa réflexion, il entre alors dans la catégorie des gens qui « croient en Dieu et au jour dernier ». La nécessité de la foi que nous établissons ainsi ne s’oppose pas au sens commun, à tel point qu’on s’étonnerait de la voir intervenir dans le raisonnement, comme on va le voir.

III

Peut-être dira-t-on que ce respect des lois divines apportées par les envoyés divins auquel s’en tenaient tous les anciens était légitime du fait des conditions existant alors. Aujourd’hui, dira-t-on, les intelligences ont suffisamment progressé pour que les hommes légifèrent et s’autorégulent eux-mêmes sur les questions importantes. Afin d’évaluer la véracité d’une telle affirmation, il faut faire une distinction entre les règles d’origine divine et celles instaurées par les hommes. En effet, ces dernières ne sont nécessairement pas exemptes de traces d’intérêts ou d’objectifs particuliers, déjà dans une République et a fortiori dans une dictature. Cela est tellement vrai que la loi prend le nom de celui qui a piloté son élaboration. Mon opinion est que celui qui promeut une loi ne peut mettre entièrement de côté son intérêt propre : celui-ci visera tel avantage individuel ; celui-là tentera d’éviter une nuisance pour lui ; tel autre tentera d’en profiter pour s’opposer à ses adversaires politiques, tel autre… C’est la raison pour laquelle chaque changement de gouvernement se traduit par des lois qui prennent le contre-pied de celles du gouvernement précédent, ou qui les vident de toute substance en en neutralisant les effets… C’est ainsi que la communauté et en particulier les plus faibles pâtissent en permanence des effets de cette succession de lois qui se contredisent et ne font qu’opposer des intérêts particuliers à d’autres du même ordre. Au contraire, les lois divines s’appliquent à tous indistinctement ; elles s’appliquent aux dirigeants de la même façon qu’elles s’appliquent au peuple. Les vérités qu’elles expriment ne changent pas, et leur stabilité exclut toute mesure inverse. Celui qui se place sous leur protection est en sécurité quoi qu’il arrive, au contraire des autres qui sont sans arrêt ballottés, passant d’une loi votée en vue d’un intérêt particulier à l’autre.

IV

Certains disent que continuer à respecter les exigences des lois divines est rétrograde. Je répondrai qu’on n’a pas à tenir compte d’une telle affirmation si elle vise l’ensemble des lois divines, celles qui sont en vigueur tout comme celles qui ont été abrogées. En effet, certaines lois divines apportent des modifications qui visent à permettre le bien-être des hommes auxquelles elles sont destinées et répondent à leur besoin de prospérité. L’Histoire nous montre nombre d’exemples de peuples pour qui la législation révélée (sharî‘a) fut cause de progrès, de même qu’existent de nombreux cas où leur attachement à une législation a causé l’effet inverse : dans ce dernier cas, la raison en est que la législation en question avait fait son temps et n’était plus applicable : c’est ce qui a conduit certains peuples chrétiens d’Europe à abandonner certaines règles juridiques et à les remplacer par d’autres. Leur position est justifiée, bien que d’un autre côté, ils auraient dû s’intéresser aux autres livres célestes que ceux dont ils disposaient, afin de voir s’il n’y avait pas moyen d’y trouver une réponse aux problèmes qui les préoccupaient. Ils auraient ainsi trouvé une légitimité céleste à la mesure envisagée au lieu de se détourner de ces livres par principe. C’est ainsi que doit agir, en toute objectivité, celui qui entend se conformer aux ordres divins. C’est notamment ce que fit le Prophète « illettré », selon les récits authentiques, à savoir qu’il appliquait les règles des chrétiens et des juifs tant qu’il n’avait reçu aucune révélation particulière sur tel ou tel sujet. Pourquoi les chrétiens ne pourraient-ils pas intégrer, parmi les enseignements du Coran, ceux qui sont en plein accord avec leur civilisation actuelle ? En réalité, il répond parfaitement à leurs besoins, et l’on est donc en droit de se demander si leur indifférence à ces enseignements n’est que simple négligence ou s’il ne s’agirait pas d’autre chose : je n’irai pas plus loin concernant cette mystérieuse question.

V

C’est un malheur, mon ami, que l’Europe néglige un livre céleste adapté à sa civilisation actuelle et suivi par près du quart de la population mondiale, alors même que la plupart des Européens ne suivent aucune autre tradition : c’est dommage qu’ils se détournent de la vérité qui se présente à eux. Cela s’explique par l’absence de personnes qualifiées pour leur en exposer le message tel qu’il est réellement. S’ils en avaient compris le véritable message, nul doute qu’ils l’auraient reçu favorablement. Comment en serait-t-il autrement compte tenu du fait que la liberté les y incite et que l’Évangile y est favorable, pour ne pas dire qu’il les y pousse ? Si nous disons que la liberté les y incite, c’est parce que leur liberté sortirait renforcée de cet appui sur un support révélé, car il n’est pas de livre divin plus digne que le Coran à cet égard : en effet, si la liberté se définit par l’absence de limite, elle ne peut pourtant être plus « illimitée » que lui, car le Coran est « large » d’une façon absolue et par nature : Nous n’avons rien négligé dans le Livre. Et si nous disons que l’Évangile y est favorable, c’est pour des raisons qui seront détaillées plus loin.

VI

Mon ami, en quoi serait-il blâmable que les chrétiens accordent un tout petit peu d’attention à la mission de Muhammad, en réfléchissant au fait qu’elle est postérieure à celle du Messie, afin de vérifier s’il n’est pas effectivement celui que l’Évangile a annoncé ? Pourquoi n’accorderaient-ils pas d’importance à ces prophéties de l’Évangile et n’attendraient-ils pas qu’elles se réalisent ? N’accorderaient-ils donc pas de crédit à l’Évangile en plus de ne pas l’avoir mis en pratique ? Qu’attendent-ils donc ? Que Dieu apparaisse dans une nuée, entouré de Ses anges, au moment où tout est terminé ? Muhammad est venu environ cinq cents ans après la mission du Messie et a dit : « Je suis celui dont votre père Abraham souhaitait la venue et celui dont Jésus a prophétisé l’arrivée. » Certains chrétiens l’ont cru et d’autres non. Or ces derniers ne l’ont pas cru du fait qu’ils s’imaginaient qu’il n’était pas le prophète annoncé, mais aujourd’hui il est clair qu’il disait la vérité tout comme le Messie lorsqu’il annonçait sa venue. Il disait vrai tout simplement parce qu’il a dit qu’il était le prophète annoncé et qu’il a également affirmé explicitement qu’il n’y en aurait plus aucun autre après lui. Or, à l’époque, les contemporains pouvaient à la rigueur en douter mais entre temps, ce sont quatorze siècles qui se sont écoulés et il est bien plus normal d’en conclure qu’il disait vrai que l’inverse. Dix-neuf siècles après la naissance de Jésus, qu’en est-il advenu de cette annonce prophétique de Jésus ? Faut-il la considérer comme un conte du passé ? À Dieu ne plaise ! En définitive, ceux parmi les chrétiens qui ne reconnaissent pas que Muhammad est un prophète mettent en fait en doute l’annonce prophétique de Jésus lui-même : qu’ils y réfléchissent donc à deux fois !

VII

Si nous revenons à ce que nous disions précédemment de la nécessité d’une autorité intérieure spirituelle appuyant le pouvoir temporel pour protéger l’homme aussi bien dans le domaine social que dans la sphère privée, un tel constat nous conduit nécessairement à devoir respecter toutes les traditions révélées, et cela parce qu’il faut prendre en considération les besoins de toute société humaine. Quant à ce qui regarde l’individu personnellement, il lui est nécessaire de rechercher une tradition céleste qu’il puisse pratiquer une fois qu’il a une vision claire et une certitude intérieure sur les enseignements qu’elle contient. Et une telle certitude n’est pas facile à obtenir sans prendre en considération autant ses aspects religieux que ses aspects sociaux. Tout homme doit se préoccuper avant tout de son propre salut : Le jour où ni les biens ni les enfants ne serviront à rien, sauf à celui qui vient à Dieu avec un cœur sain, sans se laisser influencer par les préjugés de ses parents ou de ses aïeux et leurs convictions personnelles. Il est vraiment étonnant que les Européens négligent les recherches dans ce domaine, alors qu’ils investissent beaucoup dans la recherche de progrès dans tous les domaines. Est-ce par conformisme et suivisme à l’égard des positions de leurs ancêtres ? Est-ce par indifférence au jugement dernier ? Dans le premier cas, ils sont alors en contradiction avec leurs propres principes contemporains [de recherche], et dans le second, c’est de toute façon faire preuve d’une faiblesse dans la capacité de réflexion, car c’est ce qui l’attend qui doit retenir l’attention de l’être humain, et non le passé, car ce qui doit arriver arrivera.

VIII

Quand nous disons qu’il est nécessaire de respecter les règles religieuses qui encadrent la société humaine, nous faisons bien sûr abstraction du fait que la foi dans le jugement dernier s’impose pour d’autres raisons. Si l’on prend cette question en considération, la conclusion vient d’elle-même, car une telle foi sert les deux types d’objectifs, ceux de ce monde et ceux de l’autre. Tout tourne autour de la négation ou de l’affirmation de ce point d’une importance capitale : Afin que Dieu rétribue par Sa grâce ceux qui ont cru et bien agi. Il y a donc ici un but plus général que ce dont il était question précédemment, que nous pensions qu’il y a chez l’homme quelque chose d’éternel, au sens où l’homme n’est pas fait que de poussière terrestre, ou que nous en doutions. Nous pensons que l’homme a tout intérêt à considérer ce qu’il y a au-delà de cette vie, en faisant attention aux conséquences qui en résulteraient pour lui et en réfléchissant au fait que ce dont nous sommes avertis pourrait bien être vrai, ou a minima en se disant que c’est après tout une possibilité à ne pas écarter : ceci est déjà un pas en avant et c’est d’un certain point de vue déjà une façon de sortir d’une certaine angoisse. Quant à celui chez qui la certitude s’installe, c’est un homme foncièrement et non plus quelqu’un qui affecte de l’être.

IX

Il est possible qu’un homme ne se préoccupe pas de ce qu’il y a après la mort. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, c’est qu’il ne s’intéresse pas à ce dont parlent toutes les révélations divines ; s’il les considérait avec attention depuis l’aube de l’humanité, depuis l’époque d’Adam jusqu’à la mission de Muhammad, cela l’amènerait à coup sûr à prêter foi à l’Au-delà plutôt que l’inverse. En effet, toutes sont unanimes sur cette question de l’Heure [i.e. du jugement dernier] ; elles l’affirment aussi clairement et fermement que possible. Est-il logique que l’Europe se ligue pour traiter de mensonge ce message, alors même qu’il nous a été délivré par une multitude de prophètes, sans même parler du fait qu’il s’agissait d’hommes impeccables, dénués du moindre défaut et dont les contemporains ont attesté de la vertu, à toutes les époques. Pour le dire autrement, cette petite fraction de l’humanité qui ne compte pas sur la vie éternelle, et bien il ne faut pas non plus en tenir compte car elle est insignifiante en regard de l’immense majorité des habitants de la Terre. Qui plus est, bien que cette minorité soit numériquement très faible à l’échelle de l’humanité toute entière passée et présente, n’importe lequel de ses membres n’est pas à l’abri de devoir se demander si, après tout, ce dont on l’a averti ne serait pas finalement vrai. Sa conviction idéologique de négation de cette vérité n’est jamais définitivement établie en réalité, quand bien même il serait allé très loin dans sa libre pensée et sa revendication d’un affranchissement à l’égard de tous les dogmes. Toute personne sensée le ressent bien en elle-même, et les gens vraiment sincères parmi eux le reconnaissent. À supposer qu’il reste dans un tel état d’esprit, niant les avertissements des envoyés divins, quelle réaction sera la sienne le jour où l’homme, saisi par la terreur, serrera sa jambe contre l’autre, et c’est vers son Seigneur qu’il sera conduit ce jour-là : À ce moment-là, il réalisera qu’il est perdu. Quant à celui qui est certain de ce jugement dernier, il est en sécurité de ce point de vue quoiqu’il arrive. Qu’on y réfléchisse donc !

X

Mais le principe fondamental dont dérive tout ce que nous venons de dire à propos de la foi dans le Jour dernier est en fait l’affirmation de l’existence d’une puissance qui régit ce monde. Toutes les civilisations anciennes et récentes, quelles que soient leurs doctrines, et sur toute la surface de la Terre, se rejoignent sur cette affirmation fondamentale : louange à Dieu ! Quelles que soient les distinctions qu’on peut établir entre ces doctrines, elles affirment qu’il y a une réalité divine essentielle. La seule divergence réside dans la détermination de ce qu’est cette « réalité », c’est-à-dire sa nature et ses attributs. Chaque groupe se forge une doctrine qui est la résultante soit de son effort de réflexion soit du message de son prophète, et c’est ainsi que les religions se divisent et que les courants divergents se multiplient. Mais leur point commun à tous, c’est l’affirmation de cette réalité divine, et seule une infime minorité prétend le contraire, trouvant un autre responsable à l’existence des choses. Il est vraiment dommage qu’elle ne nous dise pas quoi ou qui est ce responsable, mais elle a oublié ce point. Quoi qu’il en soit, cette tendance doit être considérée comme allant totalement à l’encontre des convictions de l’humanité tout entière, et nul doute qu’elle en subira les conséquences dans ce monde et dans l’autre, car c’est la pire forme de mécréance, celle qui nie à Dieu Son attribut le plus essentiel. Or la mécréance à l’égard d’articles de foi plus spécifiques dérive directement de cette négation de principe : Et cela parce que Dieu est la référence de ceux qui croient. Quant aux mécréants, ils n’en ont aucune.

XI

Une autre forme de pensée qui cause beaucoup de tort aux partisans de l’Unité divine, c’est celle qui consiste à tellement exagérer l’importance de la partie pratique et légale de la religion que cette approche finit par conduire à nier que Dieu régit en permanence ce monde. C’est une façon de penser un peu présomptueuse, qui est le fait de gens qui s’imaginent avoir compris les conséquences du progrès des connaissances, mais ne se rendent pas compte que leur négation de la fonction [permanente] de divinité n’est qu’une forme de barbarie. Bien au contraire, leur conception mérite d’être considérée comme une déficience de la nature humaine, ou disons une caractéristique quasi-animale. En effet, certains anciens avaient déjà cette caractéristique, selon le Coran : Ils ont dit : il n’y a rien d’autre que cette vie en ce monde : nous mourrons et nous vivons ; seul le temps qui passe nous fait disparaître. C’est pourquoi ce genre d’idée n’a rien d’une originalité de notre époque, l’époque du progrès et des découvertes (istibsâr), puisque ce verset nous montre qu’une telle conception existait déjà dans les temps anciens et chez des communautés intellectuellement diminuées. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait affecté ces époques, selon ce que nous en dit le Coran : C’est à des bestiaux qu’ils ressemblent, ou encore plus égarés. Ce qui est étonnant, c’est qu’on puisse la trouver chez des gens qui font partie des principaux dirigeants actuels, car de leur état individuel dépend aujourd’hui l’état du monde tout entier : mais pour Dieu, cela n’est pas difficile.

XII

Peut-être diras-tu : « Mais si cette négation par les anciens de la fonction divine était peut-être due à un niveau limité de connaissances, comment expliquer que d’autres disent aujourd’hui la même chose, à une époque où les connaissances sont plus importantes ? » Cette question mérite effectivement une réponse. Quant à moi, j’y ai bien réfléchi, et je pense que l’explication unique de l’existence d’une telle mentalité réside dans un défaut préalable de conception de la notion même de divinité. Le philosophe, avant de se consacrer à l’étude de cette science qui le fait conclure à l’inexistence d’un principe régissant l’univers, avait peut-être la conception d’un Dieu unique, mais se le représentait sous une forme corporelle et occupant un lieu élevé dans l’espace, car c’est souvent ce que l’on trouve dans les doctrines des différentes religions, ce qui n’est pas le cas de l’islam. Une fois qu’il a étudié, et qu’il s’est convaincu de la réalité des postulats de l’astronomie, notamment du fait des découvertes relatives aux espaces célestes, et plus particulièrement aux corps célestes, il ne voit plus dans l’univers autre chose que des espaces qui forment un immense vide indéfini et sans terme, seulement occupé par des corps dont certains s’appellent des planètes, d’autres des étoiles et d’autres encore des satellites, qui sont innombrables et dont les mouvements mutuels dépendent des lois de la gravitation universelle et de la cosmologie. Il devient alors certain que les choses ne dépendent en fait que les unes des autres, selon la loi de causalité, que la nature est la seule cause efficiente de tout, et qu’il n’y a rien d’autre que cela. Il ne lui est plus possible de concevoir qu’il puisse y avoir autre chose que ce à quoi sa science l’a conduit. En effet, comment pourrait-il placer dans ce système un Dieu, dans la mesure où lui-même l’a préalablement défini, par sa propre conception mentale, comme une réalité corporelle se situant dans le ciel, [physiquement] assis sur un trône, ou quelque chose du même genre ? Il est évidemment impossible qu’il puisse trouver maintenant un Dieu de cette sorte ! Voilà ce qui explique pourquoi il nie Dieu, tout en ayant des connaissances. Dieu nous a déjà parlé de ce genre de personnes dans le Coran : As-tu vu celui qui a confondu Dieu avec ses idées illusoires [litt. : passion] et que Dieu a égaré malgré sa science ? C’est dommage : si seulement il avait quelques-unes de ces notions de doctrine musulmane dont nous allons dire un mot !

XIII

L’homme mérite parfois un éloge du fait de la qualité de sa libre pensée, mais il ne doit pas se croire à l’abri de l’erreur, car la liberté de conscience mène à des jugements arbitraires, et c’est ce que ces idéologues reconnaissent eux-mêmes lorsqu’ils disent : « Le libre penseur ne doit de comptes qu’à lui-même ». Ainsi, le point de départ [relativiste] de cette idéologie et son point d’arrivée coïncident, mais peut-être que la doctrine développée à partir d’un tel postulat sera pire que celui-ci. En effet, celui qui a développé librement sa théorie tout individuelle vivait au départ comme les autres dans un cadre collectif ne dépendant pas de lui et auquel il se conformait, mais lorsque sa doctrine obtient le succès, ce sont ses idées qui deviennent le cadre auxquels les autres se conforment, et il devient alors responsable de ceux qui l’appliquent et rentre dans la catégorie des fondateurs de courants qui l’ont précédé, qui encourent soit le blâme soit l’éloge. En résumé, l’athéisme lui-même n’est que l’aboutissement extrême de la liberté de conscience, et le produit de cette réflexion s’oppose à toutes les civilisations qui se sont succédé sur la terre, quelles qu’elles soient. On peut donc en déduire que cette idéologie se croit supérieure à tout ce qui la précède et son apparition au sein des sociétés humaines ne conduit qu’à les perturber, car toutes ces sociétés auparavant reposaient sur le principe fondamental d’un ordre divin dans l’univers. Encore une fois, la seule divergence résidait dans la détermination de la nature de ce principe organisateur, d’où la diversité des religions et des courants. Mais toutes avaient en commun d’avoir une croyance qui produisait [une cohésion sociale en ce sens qu’elle suscitait] en chaque individu une force qui, même à l’abri du regard des autres, l’empêchait de s’en prendre aux autres ou à leurs biens. Voilà pourquoi si je reconnais que la liberté de conscience est l’un des biens les plus précieux de l’humanité, je pense que cela n’est vrai qu’à condition de s’assurer qu’elle ne s’exerce que sous le contrôle d’une autorité extérieure à la conscience individuelle, qu’il n’est pas facile de connaître et qu’on appelle la réalité divine. Celui qui ne perçoit pas en lui-même cette autorité qui lui est extérieure n’est un homme qu’en apparence.

XIV

Toute personne faisant de l’athéisme, ou disons du « pharaonisme », son credo garde toujours en elle-même une part de doute, quelle que soit le caractère très fouillé de son raisonnement, car finalement elle ne se base que sur une opinion conjecturale individuelle, et la conjecture ne prévaut pas contre la vérité. C’est pourquoi l’on voit que la plupart des partisans de cette idéologie sont enclins, et particulièrement en cas de malheur, à confesser qu’ils reconnaissent [l’existence d’un principe divin régissant l’univers], par ce qu’ils ont appris et à l’expérience. La grande guerre nous en a donné beaucoup d’exemples instructifs, car cela a été l’occasion de nombreux discours dans lesquels transparaissait [la foi] en l’Unité divine, proportionnellement à la sincérité de chaque orateur, alors même que ceux-ci auparavant aurait considéré l’expression de telles idées comme une mise à nu en public. Or, de telles confessions publiques étaient le résultat de la pression exercée par la réalité divine sur ces peuples éprouvés par la guerre : Lorsqu’ils montent dans le bateau, ils implorent Dieu de les sauver, parfaitement sincères et dévoués, mais dès qu’ils ont touché terre et sont sauvés, ils recommencent à Lui trouver des associés. Les gens d’aujourd’hui sont pareils : lorsque la mort est à leurs trousses et qu’ils n’ont plus aucun recours, ils finissent par implorer Dieu : « Ô Seigneur ! » En un mot comme en cent, l’homme n’est qu’une créature sous la domination de Dieu, fondamentalement et originellement, que cela lui plaise ou non. Tout ce qui se trouve dans les cieux et sur la terre est au Miséricordieux ce que l’esclave est à son maître.

XV

Sache, Sîdî, que la négation de la fonction divine (ulâhiyya) n’est qu’une forme de barbarie. Ainsi, alors que nos contemporains pensent être à l’opposé de la barbarie, certains ne se rendent pas compte qu’ils y sont totalement plongés. Que peut-il y avoir de moins civilisé que de nier l’existence l’un principe régissant l’univers en pensant que son existence à soi est totalement indépendante et ne doit rien à une cause quelconque, dans un mouvement d’autosatisfaction à l’égard de ses propres idées individuelles, et alors même qu’hier l’on n’était rien et n’existait pas. À mon avis, une telle idée n’a pu naître qu’en raison de l’abondance des biens matériels et d’un certain bien-être : Non ! L’homme se montre rebelle, dès qu’il se sent riche et indépendant ! Nul doute que cette idéologie est celle du « pharaonisme », et non celle des gens modestes, et c’est pourquoi le Coran nous dit : Si Dieu donnait des biens en abondance à Ses serviteurs, ils commettraient l’injustice sur la terre. Or, c’est une injustice que d’agir contre une organisation sociale solidement ancrée dans la justice et œuvrant pour l’établissement de la sécurité et de la paix des personnes. Quant à se révolter contre Celui qui fait apparaître les êtres existenciés et prétendre exister dans Son univers de façon indépendante de Lui, c’est une forme d’injustice, car c’est un comportement à l’opposé de la gratitude requise en retour. Il n’y a d’ailleurs pas loin de la première de ces injustices à la seconde. Il est vraiment incroyable que l’existencié puisse prétendre s’opposer à Son existenciateur : L’homme ne voit-il pas que nous l’avons créé d’une simple goutte de sperme ? Et maintenant, le voilà qui se montre ouvertement querelleur ! Bref, même les animaux les plus féroces peuvent être attachés, mais cette sorte de créature dont nous parlons est totalement incontrôlable, car elle considère qu’il n’y a aucune puissance qui ait droit de regard sur elle. Une telle personne saura se tenir en public, mais agira comme bon lui semble dès qu’elle est seule : Ils se dérobent au regard des gens mais sont indifférents à celui de Dieu, alors qu’Il est avec eux.

XVI

Le mot « mécréance » signifie la négation de la vérité (al-haqq). Il a cependant plusieurs acceptions mais la mécréance la plus vile consiste à nier la fonction divine, car les preuves de son existence s’imposent presque d’elles-mêmes, si l’on considère l’unanimité des civilisations sur ce point et les preuves qu’en donne les signes divins [tout autour de nous]. C’est ainsi que celui qui nie l’existence de la réalité divine est un « mécréant » dans tous les sens du terme, conformément à ce que Dieu nous en dit : Et cela parce que Dieu est la référence de ceux qui croient. Quant aux mécréants, ils n’en ont aucune. Si nous disons « dans tous les sens du terme », c’est parce qu’un tel négateur nie également par voie de conséquence l’ensemble des révélations divines : c’est donc le degré le plus bas dans l’aveuglement dont Dieu puisse frapper un être. Ensuite, lorsque cette doctrine est bien implantée en lui, il perd toute retenue, renonce à toute dignité et méprise toutes les religions. Puis il fait propagande pour répandre sa doctrine parmi les gens, et Dieu lui accorde alors un surcroît de science et de bien-être, ce qui est une ruse pour l’égarer : Nous les égarerons petit à petit sans même qu’ils ne s’en rendent compte. Une fois qu’il s’est bien accoutumé à son existence agréable, et qu’il s’émerveille de son idéologie, c’est alors que Dieu se saisit violemment et puissamment de lui : Lorsqu’ils eurent oublié ce qui leur avait été rappelé, Nous leur donnâmes la clé de toutes choses. Puis, alors qu’ils se réjouissaient de ce bien-être dans lequel ils baignaient, Nous nous saisîmes d’eux soudainement, et ils furent alors dépités.

XVII

Nous avons déjà vu plus haut que si certains philosophes contemporains nient l’existence d’un principe régissant l’univers, c’est en raison d’un défaut préalable de conception de la notion même de divinité. Ces gens avaient une conception d’un Dieu du monde plus proche de la matière que du spirituel, se le représentant sous une forme corporelle, quelle que soit d’ailleurs l’excellence et les caractéristiques de cette forme. Une fois qu’il est arrivé là où en sont arrivés les Européens dans le domaine de l’astronomie, par le biais des découvertes modernes, il ne voit plus dans l’univers autre chose que des espaces qui forment un immense vide indéfini et sans terme, seulement occupé par des corps lumineux qui produisent la lumière qu’ils émettent ou reflètent celles des autres, dont les mouvements mutuels dépendent des lois de la gravitation universelle et plus généralement de lois scientifiques. Il devient alors clair pour lui que les choses ne dépendent que les unes des autres, même si sa conviction intérieure l’empêche d’exclure totalement la possibilité qu’on lui indiquerait, à savoir qu’il est, après tout, possible qu’il y ait là dans l’univers une puissance agissante trop immatérielle pour être perçue extérieurement. Mais il s’empresse pourtant de dire qu’il n’y a là rien d’autre que la « nature », quand bien même demeure au fond de lui la conjecture qu’une réalité agissante autre que la simple « nature » puisse exister : L’homme est foncièrement toujours pressé. Il aurait mieux valu ne pas aller trop vite en niant explicitement cette puissance divine, car en essayant de s’assurer de l’existence d’une telle réalité distincte de la « nature », il aurait peut-être abouti à une preuve décisive, qui lui aurait servi face aux autres, et là, de deux choses l’une : soit le résultat obtenu l’aurait conduit à affirmer la réalité de cette puissance divine, soit il aurait continué à la nier : ce dernier cas est bien sûr envisageable, mais il résulte d’une incapacité de perception, contrairement à l’autre cas : qu’on y réfléchisse !

XVIII

Il arrive que l’homme s’égare tout en ayant un raisonnement juste, ou disons qu’il tourne le dos à la vérité alors même qu’il est en train de la chercher. Il m’est arrivé une fois où je me trouvais dans le marché des parfumeurs à Tunis de sentir des odeurs de parfums exubérantes, dont celle du musc. Je me mis à chercher d’où provenaient ces senteurs, en suivant mon odorat, pensant que j’arriverais à trouver l’endroit sans avoir à demander mon chemin. Lorsque j’y arrivai, l’odeur avait complètement disparu. Je pensai alors m’être égaré et me mis à regarder de tous côtés. C’est alors que m’interpela un marchand depuis sa boutique, qui se trouvait juste à côté de moi : 

- Que cherches-tu, ô cheikh ?

- Le musc ! répondis-je.

- C’est ici que tu le trouveras.

- Montre-le-moi !, continuai-je.

Il m’en donna un morceau tout noir enveloppé dans du cuir. Je le humai, puis lui dit :

- Donne-moi quelque chose de mieux, ça n’a rien à voir avec du vrai musc !

Je lui rendis son morceau de musc et m’en allai. Juste après, je repartis à la recherche du musc mais cette fois-ci en me faisant assister par un guide. Or, quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’il me ramena dans la même boutique ! J’en conclus que si seulement j’avais été un peu connaisseur en matière de musc, je n’aurais pas laissé ce morceau de choix après avoir mis la main dessus. Cette parabole correspond très bien au cas du philosophe : il se peut qu’il tourne le dos à la vérité au moment même où il la recherche, sauf s’il a compris quelque chose de la doctrine de l’élite spirituelle, ce qui ne pourra que renforcer son degré de certitude, car ce n’est qu’en reconnaissant d’abord son incapacité à comprendre la vérité telle qu’elle est réellement qu’on trouve ensuite des réponses véritablement convaincantes. C’est ce qu’enseigne la doctrine de l’islam comme le disent cette maxime du calife Abû Bakr al-Siddîq : « Se savoir impuissant à Le percevoir, c’est déjà Le percevoir », et cette parole du Prophète : « Dieu Se voile à l’égard des intelligences, de même qu’Il Se voile aux regards, et l’Assemblée suprême Le cherche tout comme vous Le cherchez vous-mêmes. »

XIX

Si nous étudiions précisément le point de vue des athées contemporains, et si nous passions en revue très attentivement leur doctrine en les interrogeant dans le détail et en dialoguant avec eux de façon courtoise, nous verrions que leur rejet ne porte en général pas sur le véritable Dieu […] mais sur la conception courante de ce Dieu, qu’ils se représentent de façon anthropomorphique et conditionnée, par exemple placé dans le ciel sur un siège, qu’on pourrait presque toucher du doigt si l’on en avait les moyens, et qu’on peut a fortiori regarder de ses yeux. En vérité, un tel dieu ressemble à un introuvable phénix, et il n’y a vraiment nul besoin de nier une telle conception. Celui qui nie l’existence d’un tel Dieu ne fait que nier la représentation que les gens s’en font et non la réalité divine elle-même, mot qui ne fait qu’exprimer une réalité absolument non manifestée. À mon avis, si l’on disait à l’un de ces athées que « Dieu » est un mot qui désigne une puissance non manifestée dont la raison peut appréhender la présence dans ce monde, mais de façon indirecte, et que la vision spirituelle, sans même parler de la vue, ne peut réussir à percevoir que difficilement, ces gens ne ce précipiteraient peut-être pas autant pour nier ce Dieu-là qu’ils ne le faisaient avant, car ils peuvent eux-mêmes avoir une intuition de cet ordre, ne serait-ce que sous forme de doute ou de conjecture : Nous ne faisons que conjecturer, mais nous ne sommes sûrs de rien ! Cependant, il n’est pas impossible qu’à partir d’un simple doute, quelqu’un puisse évoluer après approfondissement vers une certitude, car il y a un cheminement entre les deux : qu’on y réfléchisse !

XX

Il m’est arrivé de rencontrer un éminent philosophe contemporain. Il considérait que la nature est l’explication nécessaire et suffisante de tout. « J’imagine que vous êtes arrivé au bout de ce raisonnement qui nie l’existence de Dieu de façon aussi indépendante que méthodique ? » lui demandai-je au bout d’un moment. « Effectivement, convint-il. » Puis je lui demandai si, malgré tout, il ne lui restait pas quelque doute sur la possibilité qu’il existe dans cet univers une force supranaturelle ou disons une force intérieure impossible à observer physiquement qui le contrôle et l’empêche de dégénérer et de se désintégrer. Il me répondit qu’effectivement il lui restait quelque doute à ce sujet. Je lui demandai alors s’il lui paraissait possible que ce qui était une simple supposition pour lui soit pour les autres une certitude absolue, les capacités de perception étant par nature variables, et l’homme étant en général plus enclin à l’ignorance qu’à la connaissance, et il en convint encore. « Quel nom, lui demandai-je, pouvons-nous assigner à une force aussi insaisissable, une force que tous tentent de cerner, ceux qui doutent, ceux qui conjecturent, ceux qui conceptualisent et ceux qui ont une certitude, tandis qu’elle les cerne tous, et Il embrasse toute chose ? quel nom qui soit conforme au niveau de réalité qu’il est censé exprimer ? » Il me dit qu’il n’en savait rien. Je lui dis alors que cette force est ce qu’on appelle la fonction divine (ulûhiyya). Il me répondit qu’étant incapable de se la représenter, il lui était encore moins possible de lui donner un nom. Je lui signalai que cette incapacité à se la représenter est justement la quintessence d’une juste conception doctrinale en ajoutant : « Maintiens-toi dans cette disposition jusqu’à ce que la certitude vienne la remplacer, car pour nous, le mot “Dieu” est l’expression d’une puissance non manifestée, dont la nature profonde reste mystérieuse et qui, de par sa subtilité même, reste imperceptible extérieurement : Les regards ne Le perçoivent pas, c’est Lui qui perçoit les regards. Il est le Subtil, l’Informé. Nul n’est semblable à Lui (42, 11). » Il répondit : « Si Dieu est le nom de cette puissance que tu décris, alors je suis croyant », ce à quoi j’ajoutai : « Louange à Dieu ! Les croyants sont frères. »

XXI

Récapitulons tout ce vient d’être dit : la philosophie perd son temps lorsqu’elle entend étudier la nature de Dieu, qui est l’un de ses domaines d’étude, parmi d’autres pour lesquels ses conceptions peuvent tomber juste en revanche. La cause de cet échec, alors qu’ailleurs elle réussit, est simplement qu’elle emploie la faculté rationnelle dans un domaine qui la dépasse largement : la raison ne peut être employée pour comprendre des réalités qui lui échappent, qui plus est sans aucune preuve [tirée de la Révélation] ni démonstration auxquelles on pourrait se raccrocher. Il est donc naturel qu’elle finisse par jeter l’éponge, tenue à distance et déçue (khâsi’an wa huwa khasîr). Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle batte en retraite face à ce qui est au-dessus de ses moyens, au sens où elle fait parfois erreur du simple fait de vouloir traiter ce sujet, et si elle ne faisait pas erreur, on ne verrait pas autant de divergences entre les systèmes rationnels élaborés par les philosophes. Bref, l’erreur s’infiltre dans toutes les perceptions humaines. Ne vois-tu pas que Dieu a établi les cinq sens comme contrôles des sensations correspondantes : l’odorat est une autorité légitime quant aux odeurs, et de même pour le goût, la vue, l’ouïe et le toucher quant aux sensations respectives. Mais comme ces sens peuvent se tromper dans les appréciations portant sur leur propre domaine, Dieu a fait de la raison une autorité qui les contrôle, dans le contrôle qu’ils exercent eux-mêmes dans leur domaine, afin qu’ils ne se trompent pas. N’arrive-t-il pas à la vue par exemple de voir dans certaines circonstances la mer et le ciel liés l’un à l’autre comme s’ils ne faisaient qu’un, idem avec des montagnes élevées lorsqu’on regarde de très loin ? […] Idem avec le goût qui est capable de ressentir de l’amertume dans un miel excellent, du simple fait que l’on est malade. Il en va de même pour tous les sens externes, mais également pour ce qu’on peut appeler le sens interne, c’est-à-dire les perceptions mentales. C’est pourquoi ces jugements que nous fournissent nos sens externes et internes ne sont pas infaillibles et ne se suffisent pas à eux-mêmes, du simple fait qu’ils laissent place à une possibilité d’erreur, et si l’erreur est possible en principe, alors elle se produira nécessairement en fait. Voilà pourquoi la réalité divine a instauré la Révélation comme autorité supérieure à ces facultés humaines, et il est donc nécessaire d’y avoir recours pour les choses importantes. En conclusion, celui qui évolue dans le domaine de la science de Dieu, qui est l’un des objets d’étude de la philosophie, mais qui s’appuie dans ce domaine sur une compréhension pénétrante, y excellera et sera utile aux autres. Dans le cas contraire, tout effort est voué à l’échec. Celui auquel Dieu n’a pas donné de lumière n’en a pas.

XXII

Comment la raison utiliserait-elle et s’exercerait-elle sur les sensations qu’elle perçoit et qui lui servent à aboutir à des jugements, si ce n’est par le biais d’outils qui sont précisément les sens ? L’ouïe est ainsi nécessaire pour porter par exemple un jugement sur les sons et les phonèmes qui, pris séparément, ne veulent rien dire, afin de distinguer la voix humaine des cris des animaux, du ruissellement de l’eau et du souffle du vent, etc. Il en va de même pour la vue avec les couleurs, et l’on peut raisonner par analogie. La raison n’a aucunement la capacité d’arriver à des conclusions sans le secours des sens sur lesquels elle s’appuie : Notre Seigneur est Celui qui a donné à chaque chose sa nature, autrement dit, elle ne peut s’affranchir des conditions d’exercice de son jugement qui lui sont consubstantielles. Une fois qu’on en déduit que l’on ne peut saisir par la raison ces objets d’un monde auquel nous-mêmes appartenons, objets aussi contingents que nous le sommes nous-mêmes, sans avoir recours à l’instrument correspondant établi à cet effet, il devient obligatoire d’utiliser cet instrument si l’on veut arriver à un résultat quelconque. Et y a-t-il un instrument dont son âme [individuelle] disposerait grâce auquel l’homme pourrait comprendre le mystère de son Seigneur et Le connaître tel qu’Il est réellement ? Non ! Ils ne peuvent rien saisir de Sa science, sauf ce qu’Il veut leur en faire découvrir. Qu’on me comprenne bien : je ne cautionne pas les erreurs que commet la raison dès qu’elle s’occupe de science divine, mais je ne nie pas non plus son privilège dans la plupart des autres domaines.

XXIII

Puisqu’il est certain que la raison ne peut s’exercer sur quelque objet que ce soit si ce n’est en ayant recours à un instrument, qu’il soit corporel comme les cinq organes sensoriels, ou psychique (nafsiyya) comme l’imagination, la réflexion et les autres organes internes de l’être humain ; puisqu’il est clair que les sens n’ont aucune connexion avec le domaine des réalités divines, et qu’il en va de même pour les facultés internes — car la réflexion ne peut conduire à un jugement vrai que si son objet tient dans les limites de son champ de réflexion, et quant à l’imagination, elle ne peut porter que sur un objet qui puisse s’inscrire dans son champ formel ; or quelle relation ces deux facultés pourraient-elles établir avec une réalité qui ne leur est absolument pas accessible du fait qu’elle transcende le cadre dans lequel elles s’exercent par nature ? —, alors il ne reste plus qu’à s’en remettre à une preuve externe, telle que l’un des Livres révélés par Dieu. Toute autre approche est risquée, car ce domaine est par nature propice aux erreurs et aux chutes, alors que le but même du Livre est de sauver l’homme : En vérité, ce Coran guide vers ce qu’il y a de plus droit.

XXIV

Il résulte de tout ce qui précède, depuis le début de cette introduction jusqu’à la précédente section, que l’homme doit nécessairement avoir une religion (dîn) qui le lie à son Seigneur. Ce mot désigne une institution divine qui garantit le bonheur humain dans ce monde et dans l’autre, par laquelle Dieu charge l’homme de suivre une voie d’élection, dont le point central est la connaissance de l’Unicité divine (tawhîd), puis l’obéissance à Dieu en qu’Il ordonne, interdit ou veut. Une fois définie ainsi, on voit que la substance de la religion ne change jamais, quelle que soit l’époque. La seule chose qui peut être changée voire inversée, ce sont les règles particulières, en fonction des nécessités de temps et de lieu, et cela à des fins d’adaptation aux nécessités des créatures. Le fond de la religion, lui, ne peut absolument pas changer. Il n’y a qu’une seule religion. Dieu a dit : Il vous a prescrit comme religion ce qu’il avait déjà prescrit à Noé, ce qu’Il t’a révélé, ce qu’Il avait prescrit à Abraham, Moïse et Jésus : « Suivez la religion et ne divergez pas en matière religieuse ! », et cela, alors même que les législations de ces envoyés divins étaient différentes. Dieu a dit : Pour chaque [peuple] parmi vous, nous avons établi une législation et une voie. En synthèse, la religion est unique mais ses règles ou législations sont différentes, car Dieu ne cherche que le bonheur de la société humaine, et qu’Il adapte donc les règles aux nécessités de chaque époque et de chaque moment.

XXV

S’il est clair que la religion est unique et que ses règles ne diffèrent que pour s’adapter aux nécessités de chaque époque, afin d’être le plus utile aux hommes, alors il n’y a aucune raison par exemple de rester attaché par conformisme aux règles de la Torah une fois que l’Évangile a été révélée, ou à l’Évangile une fois que le Coran a été révélé, puisque nous savons bien que toutes ces législations viennent de Dieu et qu’il nous faut pratiquer celle qui est la plus adaptée à l’époque dans laquelle nous vivons. C’est la seule façon d’être équitable, sincère et objectif, et que [notre] religion soit tout entière dédiée à Dieu. Si nous nous accrochons à des règles particulières, alors nous serons toujours suspects de ne pas suivre la religion uniquement pour Dieu [mais plus pour des raisons culturelles]. Les gens de la Torah ne seront pas quittes de ce point de vue, puisqu’ils délaissent l’Évangile, pas plus que les gens de l’Évangile, lorsqu’ils délaissent le Coran, ni les gens du Coran s’ils n’appellent pas les autres communautés à le prendre en considération tout en adaptant les règles coraniques aux exigences du temps présent : en effet, ce Livre est conçu pour servir jusqu’à la fin des temps, bien que tout le monde aujourd’hui ignore les objectifs de cette Révélation. En réalité, ce Coran nous parle et nous interpelle ainsi : « Y a-t-il quelqu’un aujourd’hui pour transmettre mon message ? » Dieu a dit : Nous avons rendu ce Coran facile à mentionner. Y a-t-il quelqu’un pour le mentionner ?



Note : Une traduction antérieure a déjà été faite par Pascale M Benouali-Rickenbacher sous le titre : Le livre des dix réponses : les préliminaires du Shaykh ahmad ibn mustafa al-alawi : présentation, traduction intégrale annotée (al-Ajwiba al-'Achra), mémoire présentée en vue de l'obtention de grade de licence en langue arabe, institut orientaliste, département en langue arabe et islamologie, Bruxelles, Aout 1987. (contenu de la mémoire : une synthèse sur la vie du Cheikh al-Alawi et ses œuvres, les détails du déplacement du cheikh al-Alawî à paris en vue d’inaugurer la mosquée de Paris en 07/1926 avec quelques corrections historiques, traduction de l'introduction des dix réponses et un résumé du contenu des quatre premières réponses seulement sans les avoir traduites intégralement). 


Autres titres : Manifestation des évidences à l'introduction aux liminaires, ou (tout simplement) les préliminaires. (Madhar al-Bayyinât fi tamhîd bil muqadimât).

Deux pages originales du manuscrit en question.

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