La Imara - la Hadra

L’origine de la danse spirituelle (la 'imara ou la Hadra) est décelée dans un Hadith rapporté par Aïcha, la femme du Prophète (§) et cité par Mouslim: «  un groupe de guerriers éthiopiens était venu un jour de fête à la mosquée (de Médine. Les hommes chantaient en exécutant des mouvements cadencés. Le Prophète (§) m’appela, je posai ma main sur son épaule et je suivis du regard leurs évolutions. Pendant ce temps, le Prophète (§) leur disait: continuez Beni-Arfada! »


Par ailleurs, on sait que Ja'far ibn abi-Tâlib, étant un jour aller voir le Prophète (§), celui-ci lui dit: « tu me ressembles à la fois par la physionomie et par le caractère. Ja'far, que ces mots avaient inondés de joie, se mit à danser devant le Prophète (§) qui ne lui en fit aucun blâme. » Rapporté par ibn-Hanbal.

L’origine de la danse se trouverait dans cet autre Hadith; «  D'après Anas ibn-Malik qui dit: nous étions chez le Prophète (§), lorsqu'il fut visite en esprit par l’ange Gabriel qui lui dit: ô Envoyé de d’Allah! Les pauvres de ta communauté précéderont les riches au Paradis de 500 ans! Le Prophète (§), manifestant sa joie nous demanda: qui de vous peut nous dire des vers ? Badri s’étant proposé, le Prophète (§) l’invita à déclamer sa poésie; ce que fit Badri en ces termes:

La vipère de la passion m’a mordu les entrailles
Il n’est pour guérir ni médecin ni masseur
Excepté le bien-aimé de qui je me suis épris
Lui seul détient les clefs de ma guérison et ma thériaque.

Tandis que le poète récitait sa poésie, le Prophète (§) avec ses compagnons scandaient ces vers, en s’agitant en cadence, au point que son manteau glissa de son épaule. Puis ayant chacun repris sa place, Mou'awiya dit au Prophète (§): que ce divertissement est beau! Les assistant se partagèrent le manteau du Prophète (§) après l’avoir découper en 400 morceaux »

Le Cheikh Adda Bentounès a fait un commentaire sur ce Hadith : « Il faut bien admettre que les mouvements du Prophète (§) étaient semblables à ceux des danseurs liturgiques, puisqu'ils provoquèrent la chute de son manteau (rida’. Cet état n’est admissible que pour l’invocation de Dieu, puisque chacun repris sa place. Il est permis de penser que pendant que le Prophète (§) et ses compagnons scandaient les vers en s’agitant en cadence, ils avaient perdu leur place, avaient-ils tourné ? Avaient-ils fait cercle autour du Prophète (§) ? Dans tous les cas cela ressemble beaucoup à une 'imara qui n’est pas désavouée par le Prophète (§) » Lire le commentaire en entier.

Le Cheikh Mohammed al-Madani a également fait un commentaire sur ce Hadith dans son livre (Bourhân ad-Dâkirîn): « Les compagnons du Prophète (§), quand ils invoquaient Allah n’oscillaient-ils pas comme sussent osciller des arbres par un jour venteux ? Observez quelque‘un qui psalmodie le Coran, qui s‘en pénètre et qui est pris par sa beauté intrinsèque, ne voyez-vous pas comment, de tout son corps, sans s‘en rendre compte, il bat la mesure ? Regardez-le, comment il s‘incline à droite puis à gauche, en avant et arrière ! Il en va de même de celui qui invoque le Nom d‘Allah dans les séances de Dhikr collectif, «  Allah a révélé le meilleur des Livres, la peau de ceux qui craignent leur Seigneur en frissonne, puis leur peau et leur cœur s‘assouplissent à l‘invocation (du Nom) d‘Allah » Coran XXXIX, 23.

L'effet de la 'Imara

La nostalgie que beaucoup de fûqaras éprouvent pour la présence Divine explique partiellement cet aspect extérieur de l’une ou l’autre confrérie. D'autres mourides, en la pratiquant, recherchent à exalter en eux l’incantation de la poésie dont ils parviennent ainsi à s’assimiler la plus secrète substance ou bien se sentent tout simplement sollicités par la nécessité d’appeler la Bénédiction Divine. Il en est qui ne résistent pas à la puissance du Dhikr « Si nous avions fait descendre ce Coran sur une montagne, tu aurais vu la montagne écrasée d’humilité, se fendre sous l’effet de la crainte d’Allah » Coran LIX, 21. Le Cheikh Ahmed al-Alawi dit dans son livre al-Qawl al-Ma’rûf fil rad 'ala man Ankara at-Tassawûf, (Réponses à celui qui critique le soufisme) en s’adressant à un adversaire du soufisme: « pourquoi donc n’excuse-tu pas des cœurs qui éclatent, des corps ballottés par ce qui fait éclater les montagnes ? »

C’est l’extase (al-wajd) ou la recherche systématique et légitime de l’extase (tawâjoud), le Prophète (§) a dit d’après un Hadith d'ibn Mâjah: « pleurez, si vous ne pleurez pas alors essayer de pleurer » afin de réaliser, ne serait-ce que de façon éphémère, un état spirituel provisoire (hâl) ou mieux encore, une station spirituelle (maqâm) durable, qui explique dans bien des cas, la danse extatique.

Les délices ineffables, l’ivresse spirituelle consécutive au breuvage de l’union, déclenchent le balancement des corps (al-achbâh), car les esprits (al-arwâh) ne sont plus de ce monde, le Cheikh Mohammed al-Madani disait: « je n’ai pas plutôt dit à mon cœur: ou est mon Bien-Aimé ? Que ma conscience réponds: Allah! Allah! »

D'autres adeptes, plus avancés dans la voie, submergés par le souvenir d’Allah, n’ayant plus de contrôle sur leur corps, se laissent entraîner par les mouvements effectués sous l’emprise de leurs esprits goûtant aux délices de la contemplation.

Récits Divers de la 'Imara

Afin de décrire le plus fidèlement possible la danse spirituelle, de rendre l’atmosphère dans laquelle elle se déroulait, afin d’éviter ainsi tout jugement de valeur qui risquerait de se glisser, nous allons présenter cinq extraits de descriptions différentes.

1- Docteur Marcel Carret dans ses souvenirs
La 'imara citée fut célébrée lors de l’inauguration de la zaouïa de Tijditt vers 1920:
« Ils se réunissaient en groupes, chaque groupe formait un cercle, les membres qui les composaient commençaient à se balancer lentement en cadence, en prononçant d’une voie distincte et en mesure avec chaque balancement, le nom d’Allah. Cela débutait sur un rythme assez lent, que dirigeait au centre du cercle une sorte de chef de chœur, dont la voix dominait. Peu à peu l’allure devenait plus rapide. Le lent balancement du début faisait place à des soubresauts sur les genoux fléchis, puis brusquement détendus. Bientôt, dans cette ronde à mouvements rythmiques exécutée sur place, les participants commençaient à haleter, les voix devenaient rauques. Cependant, le rythme s’accélérait toujours, les soubresauts rapides devenaient de plus en plus précipités, saccadés, presque convulsifs. Le nom d’Allah prononcé par les bouches n’était plus qu’un souffle, et cela continuait ainsi, toujours, de plus en plus vite, jusqu'à ce que le souffle lui-même manqua. Certains tombaient d’épuisement. »

2-Abdelkarim Jossot, Ihtifal annuel tenu en 1924 à Tijditt:
« Pressés les une contre les autres, chacun tenant dans sa main la main du voisin, fléchissant légèrement les genoux, les fûqaras commencèrent le dharma. De milliers de poitrines s’exhalaient des sons farouches…terrifiants. Une sorte d’aspiration, qui semblait tirée des ventres, était suivie d’un renvoi rauque et cela recommençait sur un rythme à deux temps, s’accélérait, s’accélérait…parfois, un cri jaillissait de la foule haletante, c’était un mejdoub (fou de Dieu) qui tombait terrassé, ne pouvant supporter la puissance de la syllabe qu’il proférait, le « Hou » final de « Allah»

Le Cheikh ( Ahmed al-Alawi ) leva la main, comme par magie, l’incantation s’arrêta net, il y eut un silence de quelques secondes. Après quoi, sur une nouvelle cadence et très doucement, très lentement, repartirent les exclamations simultanées: « Hou, Hou, Hou ! » Bientôt elles se ralentirent, s’affaiblirent de plus en plus, s’éteignirent. »

3- Catherine Delorme, le chemin de Dieu:
« Trois groupes s’organisèrent, formant trois cercles et la danse commença. Cette danse impressionnait plus particulièrement l’ouïe que la vue, ce qui semble paradoxal. Mais il suffit, pour le comprendre, de s’imaginer trois mille hommes aspirant et rejetant l’air de toute la force de leur poitrine, avec un bruit évoquant le va-et-vient d’une scie dans le bois.

Le rythme respiratoire entraînait les corps. Ceux-ci se soulevaient et retombaient dans une synchronisation parfaite. L’action dynamique multipliée par trois mille produisait une énergie d’une puissance surhumaine. L’atmosphère qui en était chargée devenait plus grisante qu’un alcool. »

4- Émile Dermenghem, l’école du vin, poème mystique de Omar ibn al-Farid (1931):
« Imagine un groupe d’hommes, serrés…coude à coude, debout, raidis…leurs yeux sont fermés, leurs bouches grandes ouvertes sont autant de trous noirs d’où sort une sorte de « ahanement » guttural et rythmé qui ressemble à un soufflet de forge. Les corps raidis sont animés d’une sorte de secousse verticale, les genoux se plient sur une cadence rapide. Je regarde, fascinée, cette ondulation humaine et mes yeux avides vont des barbes d’ébène qui s’agitent au pieds bruns accrochés au tapis, pieds nus et souples, supports solides de ces hommes échappés au monde environnant.

L’expression de leur visage est douloureuse ou heureuse, leurs traits sont convulsés ou calmes, certains semblent souffrir intensément, tandis que d’autres semblent heureux intérieurement et toujours cette plainte rauque, au fond de la gorge, qui me fait passer un frisson sur la peau…c’est presque un rugissement. Cela a quelque chose de profond, d’ordinaire, l’homme n’émet pas des sons-comment dirais-je ? Aussi primitifs… »

5- Djiva, une européenne qui assista à une 'imara à Oujda en 1957 dans la zaouïa Alaouïa sous le « Machiyakha » de Adda Bentounès:
« Au milieu du cercle des fûqaras se tient le Cheikh ou le moqaddem, son rôle consiste à surveiller la bonne exécution de la danse, il bat des mains, marque la cadence, tempère les mouvements pas trop frénétiques de tel ou tel disciple, pour cela, il doit évoluer sans cesse, tourner autour de lui-même, afin de mieux pouvoir surveiller tous les fidèles.
Tel un gnome échappé d’un compte fantastique, un petit vieux mène la danse, marche saccadée, bras écartés qui ondulent avec une souplesse harmonieuse, il va vers ses frères de l’un à l’autre…son cou élastique s’allonge et se détend en cadence, au même rythme que son balancement vertical et sa vielle nuque ridée se ploie comme si elle était de caoutchouc. Il évolue avec une aisance légère…la 'imara s’empare de nous ensorcelante et magique…nous redevenons des spectateurs qu’une main amie écarte doucement, quelqu'un s’approche, c’est un grand vieillard, à peine voûté, tout de blanc vêtu, immatériel et magnifique.

Lui aussi entre dans le cercle, lui aussi (ô! Miracle!) Danse plus doucement, moins frénétiquement que les autres, mais il danse et ses bras qu’enveloppent les plis de son grand burnous blanc ressemblent à des ailes…j’apprends que c’est le moqaddem de la zaouïa Alaouïa de Meknès, il a 104 ans. »

Au cœur de la 'Imara

En général la 'imara est accompagnée par le mousammi' ou le mounchid (chanteur), dés fois ils sont plusieurs à chanter, ils sont choisis, pour leurs belles voix, ils choisissent alors les vers les plus appropriés à l’état d’âme des fûqaras, des vers qui stimulent l’ardeur soufique.

Le cercle enflammé s’élance à un rythme de plus en plus trépidant, le mounchid hausse la voix pour mieux pouvoir maîtriser le rythme, il faut que sa voix domine celles de ses condisciples, qui répliquent en chœur, « La ilâha illAllah » sur un ton de plus en plus élevé, de plus en plus insoutenable. « La ilâha illAllah » se métamorphose en « Allah! »

Les genoux fléchissent et se tendent à un rythme incroyable, se tenant par les mains, les doigts croisés, les fûqaras s’agitent sur place, comme rivés au sol couvert de nattes ou de tapis, leurs pieds, en effet, bougent très peu, seuls leurs corps se balancent de haut en bas ou d’avant en arrière, une danse en deux temps. Bientôt « Allah » devient « Lâh. La voix du mounchid est exquise, elle monte rythmée pour stimuler les fûqaras dans leurs mouvements saccadés, vertigineux. Le « Lâh » fait place à « Âh » puis à « Hou » (Lui), long, sorti des profondeurs des poitrines viriles. Le son monosyllabique « Âh ou Hou » appelé le Nom de la poitrine « ism as-Sadr » parce que devant émaner justement des profondeurs des poitrines, rauque, guttural, impressionnant, d’autant plus qu’il est expectoré par des milliers de danseurs à la fois, émane de la trachée, par suite d’une chasse violente de l’air emmagasiné dans le thorax, aussi l’expiration est-elle fougueuse. La façon d’aspirer l’air spécialement parle canal nasal et de l’expirer gravement en faisant travailler tous les muscles respiratoires, déclenche une hyper oxygénation qui explique le maintien du rythme à deux temps, même par les fûqaras séniles.

Les turbans sont défaits, les gandouras glissent des épaules, les visages blêmes sont perlés de sueurs, les yeux entièrement clos, les fûqaras dansent de plus belle, le « Hou » n’est que plus grave, plus aigu, plus élevé. Il en est, parmi les fûqaras, ceux qui s’en tiennent à « Hou », d’autres à « Houwa », d’autres à « Hâ » et d’autres à « Lâh », Bref, chacun selon son état spirituel du moment « hâl » choisit le Nom de poitrine dont l’invocation l’aidera le mieux à réaliser ce à quoi il aspire; la proximité, la contemplation, l’extinction et la pérennisation. [1]

On comprend facilement que les observateurs profanes, non initiés, assimilent cette danse à une danse de fous, « oui nous sommes des fous de Dieu! » Affirmait un faqîr Alawi ou comme disait un faqîr Madani: « mieux vaut être amoureux fou de Dieu que de veau d'or… », cela nous fait rappeler un Hadith du Prophète (§) d‘après ibn-Hanbal: « multipliez la remémoration et le souvenir d’Allah jusqu'à ce que l’on dise: c’est un fou. »

Le vin du désir ardent a irrigué les cœurs des fûqaras et ils ont perdu le contrôle de leurs sens, le Cheikh Mohammed al-Madani disait: « ne réprimande pas l’homme ivre pour son ébriété, dans cet état, nous n’avons cure des cannons sociaux.  Grande paix, effluves ineffables dans la Présence du Clément, le cercle s’agita avec une frénésie incroyable, les fûqaras, hors du temps et de l’espace, s’agitent toujours comme cloués sur place. Le rythme s’accélère encore et devient vraiment inouï, tous les Noms de poitrines se mêlent en un concert déconcertant, on n’entend plus que des cris purs sortants des profondeurs des thorax, sans considération des canaux sociaux.

Quand la cadence atteint son paroxysme, que les voix atteignent des hauteurs inouïes, alors le Cheikh lance « Aallaaaahhh! Aallaaaahhh! » C’est le signe que la danse doit prendre fin. Brusquement les fûqaras se rassoient, ruisselant de fatigue, tous lèvent les deux mains, paumes tournées vers le haut et adressant leurs prières et salutations au Prophète (§) et passent leurs mains élevées en coupe sur le visage comme pour accomplir une ablution purifiante avec une eau toute fictive.

La durée de ce genre de Dhikr collectif est fonction des circonstances. S’il s’agit d’un Dhikr hebdomadaire, cela peut durer de 3 à 4 heures, si les fûqaras sont réunis pour célébrer le Mawlid ou bien en ihtifâl annuel, leurs séances peuvent durer une nuit entière avec des séances de samaa' qui alternent avec des séances de ‘imara.

Un réceptacle primordial

La ‘imara ne se termine jamais sans que le Cheikh (ou le moqaddem) fasse une mûdhâkara (rappel spirituel). En effet, le Cheikh choisit un verset coranique ou un hadith et le commente en faisant constamment recours à des paraboles (ma'ani). Têtes baissées, les fûqaras, dans un silence tout soufique, écoutant les paroles inspirées du maître. Sa mûdhâkara truffée de métaphores et de paraboles incite ses disciples à réfléchir sur le sens de la vie, de la mort, sur la création, et surtout le temps perdu dans l’insouciance, elle les amène à une recherche analytique puis synthétique des vérités générales, elle les convie à méditer, car tous savent que la méditation (ta fakkour) et la contemplation (ta-ammoul), en tant que réflexion, développe progressivement les centres psychiques de l’homme.

La mûdhâkara terminée, les mains s’élèvent en coupe, une ultime prière et un ultime salut sont adressés au Prophète (PSSL), à ses descendants et ses compagnons, à tous les prédécesseurs, au Cheikh et aux maîtres de la chaîne spirituelle, à tous les disciples et à tous les croyants…. A toute la création. Puis chacun baise le dos de la main du Cheikh et s’en retourne chez lui, le cœur encore plus léger, plus apaisé, plus translucide.

[1] le Nom d'Allah est le seul Nom que son sens ne change pas si on Lui ôte une lettre; si on ôte le alif, on lira "Lillah ma fissamawâti wa mâ fil ardh", si on ôte le lâm on lit " Lahû mâ fissamawâti wal ardh", si on ôte le 2 ème lâm on lit "Hûwa Llahû". Derwish al-Alawi. 


Auteur: Salah Khelifa, Alawisme et Madanisme, des origines immédiates aux années 50.
Thèse pour l'obtention du Doctorat d'état en études Arabes & Islamiques.
Université Jean Moulin Lyon III.

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