Par ailleurs, on sait que Ja'far ibn
abi-Tâlib, étant un jour aller voir le Prophète (§), celui-ci lui
dit: « tu me ressembles à la fois par la physionomie et par le
caractère. Ja'far, que ces mots avaient inondés de joie, se mit à danser
devant le Prophète (§) qui ne lui en fit aucun blâme. » Rapporté par
ibn-Hanbal.
L’origine de la danse se trouverait dans
cet autre Hadith; « D'après Anas ibn-Malik qui dit: nous étions chez
le Prophète (§), lorsqu'il fut visite en esprit par l’ange Gabriel
qui lui dit: ô Envoyé de d’Allah! Les pauvres de ta communauté
précéderont les riches au Paradis de 500 ans! Le Prophète (§),
manifestant sa joie nous demanda: qui de vous peut nous dire des vers ?
Badri s’étant proposé, le Prophète (§) l’invita à déclamer sa poésie;
ce que fit Badri en ces termes:
Il n’est pour guérir ni médecin ni masseur
Excepté le bien-aimé de qui je me suis épris
Lui seul détient les clefs de ma guérison et ma thériaque.
Tandis que le poète récitait sa poésie, le Prophète (§) avec ses compagnons scandaient ces vers, en s’agitant en cadence, au point que son manteau glissa de son épaule. Puis ayant chacun repris sa place, Mou'awiya dit au Prophète (§): que ce divertissement est beau! Les assistant se partagèrent le manteau du Prophète (§) après l’avoir découper en 400 morceaux »
Le Cheikh Adda Bentounès a fait un
commentaire sur ce Hadith : « Il faut bien admettre que les mouvements
du Prophète (§) étaient semblables à ceux des danseurs liturgiques,
puisqu'ils provoquèrent la chute de son manteau (rida’. Cet état n’est
admissible que pour l’invocation de Dieu, puisque chacun repris sa
place. Il est permis de penser que pendant que le Prophète (§) et ses
compagnons scandaient les vers en s’agitant en cadence, ils avaient
perdu leur place, avaient-ils tourné ? Avaient-ils fait cercle autour du
Prophète (§) ? Dans tous les cas cela ressemble beaucoup à une
'imara qui n’est pas désavouée par le Prophète (§) » Lire le
commentaire en entier.
Le Cheikh Mohammed al-Madani a également
fait un commentaire sur ce Hadith dans son livre (Bourhân ad-Dâkirîn): «
Les compagnons du Prophète (§), quand ils invoquaient Allah
n’oscillaient-ils pas comme sussent osciller des arbres par un jour
venteux ? Observez quelque‘un qui psalmodie le Coran, qui s‘en pénètre
et qui est pris par sa beauté intrinsèque, ne voyez-vous pas comment, de
tout son corps, sans s‘en rendre compte, il bat la mesure ?
Regardez-le, comment il s‘incline à droite puis à gauche, en avant et
arrière ! Il en va de même de celui qui invoque le Nom d‘Allah dans les
séances de Dhikr collectif, « Allah a révélé le meilleur des Livres, la
peau de ceux qui craignent leur Seigneur en frissonne, puis leur peau
et leur cœur s‘assouplissent à l‘invocation (du Nom) d‘Allah » Coran
XXXIX, 23.
L'effet de la 'Imara
La nostalgie que beaucoup de fûqaras
éprouvent pour la présence Divine explique partiellement cet aspect
extérieur de l’une ou l’autre confrérie. D'autres mourides, en la
pratiquant, recherchent à exalter en eux l’incantation de la poésie dont
ils parviennent ainsi à s’assimiler la plus secrète substance ou bien
se sentent tout simplement sollicités par la nécessité d’appeler la
Bénédiction Divine. Il en est qui ne résistent pas à la puissance du
Dhikr « Si nous avions fait descendre ce Coran sur une montagne, tu
aurais vu la montagne écrasée d’humilité, se fendre sous l’effet de la
crainte d’Allah » Coran LIX, 21. Le Cheikh Ahmed al-Alawi dit dans son
livre al-Qawl al-Ma’rûf fil rad 'ala man Ankara at-Tassawûf, (Réponses à
celui qui critique le soufisme) en s’adressant à un adversaire du
soufisme: « pourquoi donc n’excuse-tu pas des cœurs qui éclatent, des
corps ballottés par ce qui fait éclater les montagnes ? »
C’est l’extase (al-wajd) ou la recherche
systématique et légitime de l’extase (tawâjoud), le Prophète (§) a
dit d’après un Hadith d'ibn Mâjah: « pleurez, si vous ne pleurez pas
alors essayer de pleurer » afin de réaliser, ne serait-ce que de façon
éphémère, un état spirituel provisoire (hâl) ou mieux encore, une
station spirituelle (maqâm) durable, qui explique dans bien des cas, la
danse extatique.
Les délices ineffables, l’ivresse
spirituelle consécutive au breuvage de l’union, déclenchent le
balancement des corps (al-achbâh), car les esprits (al-arwâh) ne sont
plus de ce monde, le Cheikh Mohammed al-Madani disait: « je n’ai pas
plutôt dit à mon cœur: ou est mon Bien-Aimé ? Que ma conscience réponds:
Allah! Allah! »
D'autres adeptes, plus avancés dans la
voie, submergés par le souvenir d’Allah, n’ayant plus de contrôle sur
leur corps, se laissent entraîner par les mouvements effectués sous
l’emprise de leurs esprits goûtant aux délices de la contemplation.
Récits Divers de la 'Imara
Afin de décrire le plus fidèlement
possible la danse spirituelle, de rendre l’atmosphère dans laquelle elle
se déroulait, afin d’éviter ainsi tout jugement de valeur qui
risquerait de se glisser, nous allons présenter cinq extraits de
descriptions différentes.
1- Docteur Marcel Carret dans ses
souvenirs
La 'imara citée fut célébrée lors de l’inauguration de la
zaouïa de Tijditt vers 1920:
« Ils se réunissaient en groupes, chaque
groupe formait un cercle, les membres qui les composaient commençaient à
se balancer lentement en cadence, en prononçant d’une voie distincte et
en mesure avec chaque balancement, le nom d’Allah. Cela débutait sur un
rythme assez lent, que dirigeait au centre du cercle une sorte de chef
de chœur, dont la voix dominait. Peu à peu l’allure devenait plus
rapide. Le lent balancement du début faisait place à des soubresauts sur
les genoux fléchis, puis brusquement détendus. Bientôt, dans cette
ronde à mouvements rythmiques exécutée sur place, les participants
commençaient à haleter, les voix devenaient rauques. Cependant, le
rythme s’accélérait toujours, les soubresauts rapides devenaient de plus
en plus précipités, saccadés, presque convulsifs. Le nom d’Allah
prononcé par les bouches n’était plus qu’un souffle, et cela continuait
ainsi, toujours, de plus en plus vite, jusqu'à ce que le souffle
lui-même manqua. Certains tombaient d’épuisement. »
2-Abdelkarim Jossot, Ihtifal annuel tenu en 1924 à Tijditt:
« Pressés les une contre les autres,
chacun tenant dans sa main la main du voisin, fléchissant légèrement les
genoux, les fûqaras commencèrent le dharma. De milliers de poitrines
s’exhalaient des sons farouches…terrifiants. Une sorte d’aspiration, qui
semblait tirée des ventres, était suivie d’un renvoi rauque et cela
recommençait sur un rythme à deux temps, s’accélérait,
s’accélérait…parfois, un cri jaillissait de la foule haletante, c’était
un mejdoub (fou de Dieu) qui tombait terrassé, ne pouvant supporter la
puissance de la syllabe qu’il proférait, le « Hou » final de « Allah»
Le Cheikh ( Ahmed al-Alawi ) leva la
main, comme par magie, l’incantation s’arrêta net, il y eut un silence
de quelques secondes. Après quoi, sur une nouvelle cadence et très
doucement, très lentement, repartirent les exclamations simultanées: «
Hou, Hou, Hou ! » Bientôt elles se ralentirent, s’affaiblirent de plus en
plus, s’éteignirent. »
3- Catherine Delorme, le chemin de Dieu:
« Trois groupes s’organisèrent, formant
trois cercles et la danse commença. Cette danse impressionnait plus
particulièrement l’ouïe que la vue, ce qui semble paradoxal. Mais il
suffit, pour le comprendre, de s’imaginer trois mille hommes aspirant et
rejetant l’air de toute la force de leur poitrine, avec un bruit
évoquant le va-et-vient d’une scie dans le bois.
Le rythme respiratoire entraînait les
corps. Ceux-ci se soulevaient et retombaient dans une synchronisation
parfaite. L’action dynamique multipliée par trois mille produisait une
énergie d’une puissance surhumaine. L’atmosphère qui en était chargée
devenait plus grisante qu’un alcool. »
4- Émile Dermenghem, l’école du vin, poème mystique de Omar ibn al-Farid (1931):
« Imagine un groupe d’hommes,
serrés…coude à coude, debout, raidis…leurs yeux sont fermés, leurs
bouches grandes ouvertes sont autant de trous noirs d’où sort une sorte
de « ahanement » guttural et rythmé qui ressemble à un soufflet de
forge. Les corps raidis sont animés d’une sorte de secousse verticale,
les genoux se plient sur une cadence rapide. Je regarde, fascinée, cette
ondulation humaine et mes yeux avides vont des barbes d’ébène qui
s’agitent au pieds bruns accrochés au tapis, pieds nus et souples,
supports solides de ces hommes échappés au monde environnant.
L’expression de leur visage est
douloureuse ou heureuse, leurs traits sont convulsés ou calmes, certains
semblent souffrir intensément, tandis que d’autres semblent heureux
intérieurement et toujours cette plainte rauque, au fond de la gorge,
qui me fait passer un frisson sur la peau…c’est presque un rugissement.
Cela a quelque chose de profond, d’ordinaire, l’homme n’émet pas des
sons-comment dirais-je ? Aussi primitifs… »
5- Djiva, une européenne qui assista à
une 'imara à Oujda en 1957 dans la zaouïa Alaouïa sous le « Machiyakha »
de Adda Bentounès:
« Au milieu du cercle des fûqaras se
tient le Cheikh ou le moqaddem, son rôle consiste à surveiller la bonne
exécution de la danse, il bat des mains, marque la cadence, tempère les
mouvements pas trop frénétiques de tel ou tel disciple, pour cela, il
doit évoluer sans cesse, tourner autour de lui-même, afin de mieux
pouvoir surveiller tous les fidèles.
Tel un gnome échappé d’un compte
fantastique, un petit vieux mène la danse, marche saccadée, bras écartés
qui ondulent avec une souplesse harmonieuse, il va vers ses frères de
l’un à l’autre…son cou élastique s’allonge et se détend en cadence, au
même rythme que son balancement vertical et sa vielle nuque ridée se
ploie comme si elle était de caoutchouc. Il évolue avec une aisance
légère…la 'imara s’empare de nous ensorcelante et magique…nous
redevenons des spectateurs qu’une main amie écarte doucement, quelqu'un
s’approche, c’est un grand vieillard, à peine voûté, tout de blanc vêtu,
immatériel et magnifique.
Lui aussi entre dans le cercle, lui
aussi (ô! Miracle!) Danse plus doucement, moins frénétiquement que les
autres, mais il danse et ses bras qu’enveloppent les plis de son grand
burnous blanc ressemblent à des ailes…j’apprends que c’est le moqaddem de la zaouïa Alaouïa de Meknès, il a 104 ans. »
Au cœur de la 'Imara
En général la 'imara est accompagnée par
le mousammi' ou le mounchid (chanteur), dés fois ils sont plusieurs à
chanter, ils sont choisis, pour leurs belles voix, ils choisissent alors
les vers les plus appropriés à l’état d’âme des fûqaras, des vers qui
stimulent l’ardeur soufique.
Le cercle enflammé s’élance à un rythme
de plus en plus trépidant, le mounchid hausse la voix pour mieux pouvoir
maîtriser le rythme, il faut que sa voix domine celles de ses
condisciples, qui répliquent en chœur, « La ilâha illAllah » sur un ton
de plus en plus élevé, de plus en plus insoutenable. « La ilâha illAllah
» se métamorphose en « Allah! »
Les genoux fléchissent et se tendent à
un rythme incroyable, se tenant par les mains, les doigts croisés, les
fûqaras s’agitent sur place, comme rivés au sol couvert de nattes ou de
tapis, leurs pieds, en effet, bougent très peu, seuls leurs corps se
balancent de haut en bas ou d’avant en arrière, une danse en deux temps.
Bientôt « Allah » devient « Lâh. La voix du mounchid est exquise, elle
monte rythmée pour stimuler les fûqaras dans leurs mouvements saccadés,
vertigineux. Le « Lâh » fait place à « Âh » puis à « Hou » (Lui), long,
sorti des profondeurs des poitrines viriles. Le son monosyllabique « Âh
ou Hou » appelé le Nom de la poitrine « ism as-Sadr » parce que devant
émaner justement des profondeurs des poitrines, rauque, guttural,
impressionnant, d’autant plus qu’il est expectoré par des milliers de
danseurs à la fois, émane de la trachée, par suite d’une chasse violente
de l’air emmagasiné dans le thorax, aussi l’expiration est-elle
fougueuse. La façon d’aspirer l’air spécialement parle canal nasal et de
l’expirer gravement en faisant travailler tous les muscles
respiratoires, déclenche une hyper oxygénation qui explique le maintien
du rythme à deux temps, même par les fûqaras séniles.
Les turbans sont défaits, les gandouras
glissent des épaules, les visages blêmes sont perlés de sueurs, les yeux
entièrement clos, les fûqaras dansent de plus belle, le « Hou » n’est
que plus grave, plus aigu, plus élevé. Il en est, parmi les fûqaras,
ceux qui s’en tiennent à « Hou », d’autres à « Houwa », d’autres à « Hâ »
et d’autres à « Lâh », Bref, chacun selon son état spirituel du moment «
hâl » choisit le Nom de poitrine dont l’invocation l’aidera le mieux à
réaliser ce à quoi il aspire; la proximité, la contemplation,
l’extinction et la pérennisation. [1]
On comprend facilement que les
observateurs profanes, non initiés, assimilent cette danse à une danse
de fous, « oui nous sommes des fous de Dieu! » Affirmait un faqîr Alawi
ou comme disait un faqîr Madani: « mieux vaut être amoureux fou de Dieu
que de veau d'or… », cela nous fait rappeler un Hadith du Prophète
(§) d‘après ibn-Hanbal: « multipliez la remémoration et le souvenir
d’Allah jusqu'à ce que l’on dise: c’est un fou. »
Le vin du désir ardent a irrigué les
cœurs des fûqaras et ils ont perdu le contrôle de leurs sens, le Cheikh
Mohammed al-Madani disait: « ne réprimande pas l’homme ivre pour son
ébriété, dans cet état, nous n’avons cure des cannons sociaux. Grande
paix, effluves ineffables dans la Présence du Clément, le cercle s’agita
avec une frénésie incroyable, les fûqaras, hors du temps et de
l’espace, s’agitent toujours comme cloués sur place. Le rythme
s’accélère encore et devient vraiment inouï, tous les Noms de poitrines
se mêlent en un concert déconcertant, on n’entend plus que des cris purs
sortants des profondeurs des thorax, sans considération des canaux
sociaux.
Quand la cadence atteint son paroxysme,
que les voix atteignent des hauteurs inouïes, alors le Cheikh lance «
Aallaaaahhh! Aallaaaahhh! » C’est le signe que la danse doit prendre
fin. Brusquement les fûqaras se rassoient, ruisselant de fatigue, tous
lèvent les deux mains, paumes tournées vers le haut et adressant leurs
prières et salutations au Prophète (§) et passent leurs mains élevées
en coupe sur le visage comme pour accomplir une ablution purifiante
avec une eau toute fictive.
La durée de ce genre de Dhikr collectif
est fonction des circonstances. S’il s’agit d’un Dhikr hebdomadaire,
cela peut durer de 3 à 4 heures, si les fûqaras sont réunis pour
célébrer le Mawlid ou bien en ihtifâl annuel, leurs séances peuvent
durer une nuit entière avec des séances de samaa' qui alternent avec des
séances de ‘imara.
Un réceptacle primordial
La ‘imara ne se termine jamais sans que
le Cheikh (ou le moqaddem) fasse une mûdhâkara (rappel spirituel). En
effet, le Cheikh choisit un verset coranique ou un hadith et le commente
en faisant constamment recours à des paraboles (ma'ani). Têtes baissées,
les fûqaras, dans un silence tout soufique, écoutant les paroles
inspirées du maître. Sa mûdhâkara truffée de métaphores et de paraboles
incite ses disciples à réfléchir sur le sens de la vie, de la mort, sur
la création, et surtout le temps perdu dans l’insouciance, elle les
amène à une recherche analytique puis synthétique des vérités générales,
elle les convie à méditer, car tous savent que la méditation (ta fakkour)
et la contemplation (ta-ammoul), en tant que réflexion, développe
progressivement les centres psychiques de l’homme.
La mûdhâkara terminée, les mains
s’élèvent en coupe, une ultime prière et un ultime salut sont adressés
au Prophète (PSSL), à ses descendants et ses compagnons, à tous les
prédécesseurs, au Cheikh et aux maîtres de la chaîne spirituelle, à tous
les disciples et à tous les croyants…. A toute la création. Puis chacun
baise le dos de la main du Cheikh et s’en retourne chez lui, le cœur
encore plus léger, plus apaisé, plus translucide.
[1] le Nom d'Allah est le seul Nom que
son sens ne change pas si on Lui ôte une lettre; si on ôte le alif, on
lira "Lillah ma fissamawâti wa mâ fil ardh", si on ôte le lâm on lit "
Lahû mâ fissamawâti wal ardh", si on ôte le 2 ème lâm on lit "Hûwa
Llahû". Derwish al-Alawi.
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