Abu Hamid al-Ghazâlî : Je passai ensuite à l’étude de la Voie mystique (şûfiyya). Elle consiste à reconnaître science et action pour également nécessaires. Elle vise à lever les obstacles personnels (nafs, désirs sensuels) et à purifier le caractère de ses défauts. Le cœur finit ainsi par être débarrassé de tout ce qui n’est pas Allah (tout ce qui est autre qu’Allah), pour se parer du seul nom d’Allah.
Mais la science m’était plus aisé que l’action. Je commençai par lire les ouvrages de mystique: “L’Aliment des Cœurs”, par Abû Tâlib Al-Makkî, les œuvres d’Al-Hârit al-Muhâsibî des citations d’Al-Junayd, d’Al-Shiblî ou d’Abû Zayd al-Bistâmî et d’autres cheikhs. J’appris ainsi la quintessence de leur dessein spéculatif et ce qu’on peut acquérir par l’enseignement et l’ouïe. Mais il m’apparut que ce qui leur est spécifiquement propre ne se peut atteindre que par le “goût”, les états d’âme [Le goût est une connaissance directe et immédiate de l’enseignement religieux qui devient comme un état d’âme].
C’est ce qui se passe pour la santé et la satiété, par exemple. Quelle différence entre, d’une part, la simple connaissance de leurs définitions, de leurs causes et de leurs conditions respectives, et, d’autre part, le fait d’être soi-même bien portant ou rassasié! Entre le fait d’être ivre et la connaissance de la définition de l’ivresse (cet état dû aux vapeurs qui montent de l’estomac au cerveau)! L’ivrogne ne connaît pas la définition et la science de l’ivresse: il ne s’en doute même pas. Et celui qui est sobre les connaît bien, quoiqu’il soit à jeun. De même, un médecin malade connaît bien la définition de la santé, ses causes et les remèdes qui la rétablissent: il est pourtant malade. Eh bien, connaître la réalité de la vie ascétique, avec ses conditions et ses causes, est une chose; mais c’en est une tout autre que d’être effectivement dans l’état d’âme de l’ascétisme et due détachement des biens de ce monde.
Or, j’ai compris avec certitude que les mystiques ne sont pas des discoureurs, mais qu’ils ont leurs états d’âme. Ce qui pouvait s’apprendre, je l’avais acquis. Le reste, c’est affaire de gustation et de bonne voie. Grâce à mes recherches dans le domaine des sciences, tant religieuses que rationnelles, j’en étais arrivé à une foi inébranlable en Allah, à la Révélation et au Jugement Dernier.
Ces trois principes religieux s’étaient fortement gravés dans mon cœur, non comme effet d’arguments choisis et rédigés, mais à la suite de motifs, de circonstances et d’expériences qu’il ne m’est pas possible d’énumérer.
Je voyais bien aussi que je ne pouvais espérer la félicité éternelle qu’en craignant Allah et en chassant les passions, c’est-à-dire en commençant par rompre les attaches de mon cœur avec le monde. Il me fallait quitter les illusions d’Ici-Bas, pour me tourner vers l’Éternel Séjour et vers la pointe extrême du désir d’Allah. Tout cela exigeait d’éviter l’honneur et l’argent et de fuir tout ce qui occupe et attache l’homme:
Je suis donc rentré en moi-même: j’étais empêtré dans les liens qui me ligotaient de partout. J’ai réfléchi à mes actes — l’enseignement étant le meilleur — et j’ai vu que mes études étaient futiles, sans utilité pour la Voie.
Et puis, à quelle fin dispensais-je mon enseignement? Mon intention n’était pas pure, elle n’était pas tendue vers Allah. Mon propos n’était-il pas plutôt de gagner la gloire et la renommée? J’étais au bord branlant d’un précipice; si je ne me redressais pas, j’allais tomber dans le Feu.
Je ne cessais d’y penser, tout en restant encore indécis. Un jour, je décidais de quitter Bagdad et de changer de vie; mais je changeais d’avis, le lendemain. Je faisais un pas en avant, et un autre en arrière. Avais-je, au matin, l’ardente soif de l’au-Delà, que, le soir, l’armée du désir venait l’attaquer et l’abattre. La concupiscence m’enchaînait sur place (Bagdad), tandis que le héraut de la foi me criait: “En route! En route! la vie est brève, long le voyage (pour toi). Science et action ne sont pour toi qu’apparence et que faux-semblant. Si tu n’es pas prêt, dès maintenant, pour l’Autre Vie, quand le seras-tu? Et si tu ne romps pas maintenant tes amarres, quand donc le feras-tu”? A ce moment, l’impulsion était donnée: ma décision de partir était prise.
Mais Satan revenait me dire: “Ce n’est qu’un accident! Ne te laisse pas aller, cela va passer vite... Si tu cèdes, tu perdras ces honneurs, cette situation stable et tranquille, cette parfaite sécurité sans rivale. Tu risques de te reprendre et de les regretter: revenir en arrière ne serait pas facile...”.
Ces tiraillements, entre la concupiscence et les appels de l’Au-Delà, ont duré près de six mois — à partir du mois de Rajab 488 pendant lequel je passai du libre-arbitre à la contrainte. En effet, Allah me noua la langue, m’empêchant ainsi d’enseigner. J’eus beau lutter, pour parler au moins une fois à mes élèves, ma langue me refusa tout service. Et ce nœud sur la langue fit naître dans mon cœur une mélancolie. Je ne pouvais plus rien avaler, prendre aucun goût aux aliments, à la boisson.
Mes forces s’affaiblirent. les médecins désespéraient: “le mal, disaient-ils, est descendu au cœur, d’où il a rayonné dans les humeurs; il n’est d’autre remède que de le délivrer du souci qui le ronge”.
Sentant mon impuissance, incapable de me décider, je m’en remis à Allah, ultime recours des nécessiteux. Je fus exaucé par celui qui “écoute le nécessiteux, quand celui-ci le prie” [Coran XXVII, 62.]. Il (Allah) me rendit aisé le renoncement aux honneurs, à l’argent, à la famille et aux amis.
Je feignis de vouloir me rendre à la Mecque, alors que je me préparais à partir pour Damas. Je craignais, en effet, de donner l’éveil au Calife et à quelques amis. Il me fallut enfin user de stratagèmes pour quitter Bagdad, bien décidé à n’y plus revenir. Je m’exposai ainsi aux reproches des Irakiens, dont aucun ne pouvait supposer que je pusse renoncer, pour des motifs religieux, à un enseignement qui représentait, à leurs yeux, le sommet de la religion (“leur plus haute idée du savoir n’allait pas plus loin”) [Coran LIII, 31.].
Ensuite, les gens s’embrouillèrent dans leurs hypothèses. Les uns, à l’extérieur de l’Irâq, crurent mon départ imposé par les autorités. D’autres, proches de celles-ci, voyant leur insistance à me garder et mon propre détachement, disaient: “C’est un coup du ciel, un mauvais œil qui a frappé les Musulmans et les savants”!
Je quittai donc Bagdad, après avoir distribué mon argent, ne gardant que le strict nécessaire pour nourrir mes enfants. En effet, mon argent irakien était réservé aux bonnes œuvres, investi en fondations pieuses destinés aux Musulmans. Or je ne voyais, dans le monde, d’autre bien que le savant pût mieux utiliser pour sa famille.
Je me rendis à Damas, où je passai près de deux ans, consacré à la retraite et à la solitude, aux exercices et aux combats spirituels, tout occupé à purifier mon âme, à polir mon caractère, à rendre mon cœur propre à accueillir Allah — selon l’enseignement des Mystiques. Je séjournai quelque temps dans la Mosquée de Damas: je passais la journée en haut du minaret, après m’être enfermé dedans.
De Damas, j’allai à Jérusalem: chaque jour, je m’enfermai dans la Mosquée du Rocher.
Vint alors l’appel des Lieux-Saints, du pèlerinage à la Mecque, à Médine (auprès du Prophète) — après avoir visité la tombe d’Abraham (İbrahim 'alayhi salam). Et je me mis en route pour le Hijâz.
Plus tard, certaines préoccupations, des affaires de famille me rappelèrent dans ma “patrie”. J’y revins, alors que j’étais l’homme le plus éloigné du retour: je préférais la retraite, par goût de la solitude et désir d’ouvrir mon cœur à la prière. Cependant, les circonstances, les soucis domestiques, les obligations matérielles avaient faussé le sens de ma décision et troublé le meilleur de ma solitude. Mon âme n’était en paix qu’à des intervalles intermittents — auxquels j’aspirais sans cesse, auxquels, malgré les obstacles, je revenais toujours.
Ma période de retraite a duré environ dix ans [De 488/1095 à 499/1105.], au cours desquels j’ai eu d’innombrables, d’inépuisables révélations. Il me suffira de déclarer que les Mystiques (şûfi) suivent, tout particulièrement, la Voie d’Allah. Leur conduite est parfaite, leur Voie droite, leur caractère vertueux. Que l’on additionne donc la raison des raisonnables, la sagesse des sages, la science des Docteurs de la Loi sharî’a! Peut-on compter ainsi améliorer leur conduite, ou leur caractère? Sûrement point! Car tout ce qui, en eux, bouge ou repose, leur apparence et leur for intérieur, tout s’allume à la lumière de la Prophétie dans sa niche (lampe niche). Et il n’y a pas d’autre Lumière de la prophétie sur la face de terre...
Que dire d’une Voie où la purification consiste, avant tout, à nettoyer le cœur de tout ce qui n’est pas Allah (tout ce qui est autre que Allah); qui débute (au lieu de “l’état de sacralisation” qui ouvre la prière) par la fusion du cœur dans la mention d’Allah; et qui s’achève par le total anéantissement en Allah? Et encore cet aboutissement n’est-il qu’un début par rapport au libre-arbitre et aux connaissances acquises. En fait, c’est le commencement de la voie, dont ce qui précède n’est que l’antichambre.
Dès le début, c’est le commencement des Révélations et des visions. En état de veille, les Mystiques contemplent les anges et les esprits des Prophètes; ils entendent leurs voix et profitent de leurs conseils. Puis ils se haussent, de la vision d’images et de symboles, à des degrés ineffables. Nul ne peut tenter d’exprimer ces états d’âme, sans courir à l’inévitable échec.
Bref, les Mystiques en arrivent à une Proximité qui, pour certains, pourrait presque être l’Inhérence, pour d’autres l’Union et, pour d’autres, la Connexion. Ce qui est faux, comme nous l’avons montré dans notre traité d’Al-Maqsad al-Asnâ. Tout ce que devrait dire celui qui est dans cet état, c’est ce distique:
“Quoi qu’il se soit passé, je n’en parlerai point.
Toi, penses-en du bien: ne m’interroge point”!
Car celui qui n’a pas eu le privilège de la gustation ne connaît, de la réalité de la Prophétie, que le nom. En fait, les miracles des saints préfigurent les prophètes. Tels furent les débuts de Mohammad, quand il allait s’isoler en prière, sur le mont Herâ’ [Colline située à 5 km. environ de La Mecque.], et que les Arabes disaient: “Mohammed (§) brûle du désir d’Allah”!
Celui qui pratique la Voie goûte de semblables états d’extase. Et celui qui n’en a pas goûté peut, en fréquentant les Mystiques, recueillir directement leur témoignage, dont le contexte lui donnera toute certitude, ou, en assistant à leurs séances, profiter de leur foi (car ils ne sont jamais des compagnons d’infortune). Quant à celui qui n’a pu les fréquenter, qu’il soit certain que tout cela est absolument prouvé, comme je l’ai dit au chapitre ‘Ajâ’ib al-Qalb de mon ouvrage sur “La Régénération des Sciences religieuses”.
Or, la Science, c’est la vérification par la preuve; la Gustation, c’est l’intime connaissance de l’extase; et la Foi, fondée sur la conjecture, c’est l’acceptation des témoignages oraux et de ceux de l’expérience.
Tels sont les trois degrés, et “Allah élèvera en hiérarchie ceux qui, parmi vous, auront cru et auront reçu la science” [Coran LVIII, 11.].
Les autres, ce sont les ignorants. Ils nient, par principe, tout ce qu’on leur dit à ce sujet, s’étonnent, écoutent encore, se moquent et disent: “Quelle histoire! Quelles divagations” C’est de ces gens que Allah a dit: “Parmi les Infidèles, il en est qui t’écoutent, mais quand, enfin, ils sortent de chez toi, ils demandent à ceux qui ont reçu la science: Qu’a-t-il dit, tout à l’heure? Ceux-là sont ceux dont le cœur a été scellé par Allah et qui suivent leurs doctrines pernicieuses” [Coran XLVIII, 16.].
Il faut, maintenant, après avoir parlé des Mystiques, que je traite de la réalité de la Prophétie et de ses particularités. C’est une question tout-à-fait indispensable.
La Délivrance de l’Erreur” (Al Munqid min addalâl), CHAPITRE IV: LA VOIE MYSTIQUE (şûfiyya), de L’Imam Abu Hamid Mohammed ibn Mohammed al-Ghazâlî
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