Interview d'un chef musulman - Le Petit Oranais 06/01/1924

Zemmora - : Le 30 novembre 1923. Hôte de marque.
- Nous avons en le plaisir de rencontrer ces jours-ci le grand marabout Sid Ahmed Benalioua de la secte El Allaouia de Mostaganem qui était de passage dans notre région. Ce chef religieux musulman, quoi que ne s'occupant pas du tout de la politique, nous a fait après notre interview, une importante déclaration visant la situation du jour, laquelle sera publiée prochainement. Nous remercions bien sincèrement M. le cheikh Benalioua pour avoir ré pondu avec bienveillance à notre demande. (Le petit Oranais 05/12/1923).

Le correspondant du Petit Oranais à Zemmora a eu l'Idée louable d'interviewer une personnalité religieuse du mon te musulman. M. Ahmed Benalioua. Le vénéré chef de la secte El Allaouia de Mostaganem. Les indigènes oranais auront un grand intérêt à lire les lignes qui suivent :

Ces Jours-ci, lorsque j’appris l'arrivée à Relizane de M. Benalioua, je voulus avoir un entretien avec lui, car de nombreuse personnalité du monde musulman me l'avaient dépeint comme un homme instruit, intelligent et fort influent auprès de la masse de ses coreligionnaires.

Je me rendis donc à sa belle zaouïa, et je fus introduit, avec la meilleure grâce du monde, dans le cabinet du cheikh.

Celui-ci était assis, selon la coutume musulmane, sur un tapis de laine aux chatoyantes arabesques, face au levant. Il tenait à la main un gros chapelet qu'il égrenait lentement en récitant les prières.

Si Ahmed Benalioua est un homme très sympathique, il est âgé d'environ 45 ans. Sa physionomie aux traits impassibles, encadrée d'un collier de barbe noire, lui donne l’aspect d’un vrai chef.

A ma première question et lorsque j’eus décliné mes qualités, il me répondit d’un ton grave légèrement nuancé de douceur :

- « Je ne crains pas les questions, parfois indiscrètes, des journalistes, notre tâche étant accomplie au grand jour et la politique n'avant jamais franchi le seuil de nos zaouïas. Je vous écoute ».

- « Tout d'abord je serai heureux de connaître le but de votre voyage en Oranie ».

- « Le but de mon voyage consiste à visiter les zaouïas que j'ai créées un peu partout. En arrivant à Oran, je désirais séjourner à Mostaganem en raison du grand froid qui sévit dans les autres centres, mais sur l’insistance de mes nombreux adeptes de Tlemcen, je me suis rendu dans cette ville où j'ai séjourné six jours et puis me voici de retour, ayant renvoyé à une date ultérieure ma visite aux autres zaouïas ».

- « Entretenez-vous de bonnes relations avec les autorités des localités où vous vous rendez ? »

- « Certes, tenez à Tlemcen, ma première visite a été pour M le Sous-Préfet de cette belle ville. M le Préfet m'a reçu très aimablement. Il en est de même pour M le Sous-Préfet de Mostaganem. Partout où je vais d'ailleurs un bon accueil m'est réservé par les élus et les autorités auxquels je ne manque jamais de rendre visite. Pour vous donner une idée de ces bonnes relations, je vous communique ces documents ».

M. Benalioua tira d'une serviette diverses attestations qu'il me tendit. Toutes ces lettres, signées des autorités des élus de certaines villes d'Algérie, certifient que M. le Cheikh Benalioua a su par une excellente politique religieuse, rétablir l’ordre dans certaines régions.
Après examen de ces attestations, je portai la conversation sur un autre terrain.

 - « La religion musulmane, demandai-je au cheikh, est-elle hostile à la civilisation et au progrès actuel ? »

- « Pas du tout La religion musulmane est très libérale et recommande l’instruction et les sciences aussi bien dans les pays musulmans que dans les pays chrétiens. Elle met la science au-dessus des pratiques religieuses même. En lisant notre histoire, on verra que les Arabes avaient eu des architectes, des docteurs, des ingénieurs, des marins, des géographes et aussi des philosophes. Les Arabes se sont Intéressés aux civilisations anciennes, notamment à la civilisation grecque. En effet, des auteurs grecs avalent été traduits et leurs livres existent encore. Pourquoi voulez-vous que nous, qui sommes contemporains de la civilisation européenne, nous ne nous intéressions pas à cette merveilleuse civilisation. Pour ma part, il n'y a pas un jour qui ne passe sans que je recommande à mes adeptes d'envoyer leurs enfants à l'école pour y apprendre la langue française, sans que j'invite ceux qui font partie de ma secte à observer les règles de l'hygiène, à respecter les biens du voisin, à respecter les lois françaises. La religion musulmane est basée sur le respect de toutes les croyances, de la moralité et de la charité, (ajoute-t-il gravement). Apprendre à conduire une automobile, s'assimiler aux merveilleux travaux de la mécanique, apprendre à réfléchir, à méditer sur tout ce qui peut procurer du bien-être à l'homme, cela n'est pas incompatible avec la religion. Pasteur, m'a-t-on dit était un homme religieux, mais cela ne l'a pas empêché de rendre les plus grands services à l'humanité par ses merveilleuses inventions. Non ! la religion n'empêche pas l’homme d’atteindre les plus hautes cimes de la science, la religion n'est qu'un guide, elle s'efforce de rendre l'homme meilleur en détruisant chez lui les mauvais instincts. Si Dieu avait voulu laisser l'homme abandonné à lui-même, Il n’aurait pas révélé à ses nombreux prophètes l'Evangile, le Talmud, la Bible et le Coran pour guider l'homme vers le droit chemin. Nous ne faisons que rendre toujours vivaces dans l'esprit des hommes les préceptes de Salomon, d'Abraham, de Jésus-Christ et de Mohammed ».

Sidi Ahmed (Benalioua) s'arrête de parler un instant. J’en profite pour placer une autre question :

- « Je vous remercie beaucoup, lui dis-je, de cette belle dissertation. Je voudrais aussi savoir ce que vous pensez de la création de la mosquée de Paris ? »

- « C'est une œuvre grandiose dont je félicite chaleureusement M. Si Kaddour Benghabrit, vice-consul honoraire de France au Maroc, qui en est l'initiateur. La France peut être certaine que les Musulmans lui seront éternellement reconnaissants. La Mosquée de Paris devrait être non seulement un lieu de prière, mais aussi un lieu d’éducation. Un groupe d’érudits devraient y demeurer en permanence pour traduire les livres traitant de l'hygiène, de l'agriculture et des sciences pour les répandre ensuite à travers l'Afrique du Nord, pour permette aux indigènes de se rendre compte de la civilisation actuelle. Je m'étonne que les libraires français n’aient pas entrepris la traduction en arabe de ces genres de livres, car il y aurait eu beaucoup d'acheteur ».

- « Par les déclarations qui précèdent, je vois M. le Cheikh que vous vivez notre temps. Et avant de finir, je vous demanderai à combien s'élève à l'heure actuelle le nombre de vos adeptes et par quelles ressources subsiste votre grande zaouïa de Mostaganem ? »

- « Ma secte s'étend du Maroc à la Tunisie. Je ne puis évaluer exactement le nombre de mes adeptes. Il se pourrait que leur nombre dépassât 120.000. Quant aux ressources qui font vivre ma zaouïa à Mostaganem elles sont constituées en partie par la vente des livres que j'imprime et en partie pour l'agriculture ».

Sur ces mots, je me lève. M. Benalioua me serre cordialement la main et je prends congé de lui en emportant la meilleure impression.
 

Signé : H. A.


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